
Ces textes, prononcĂ©s le 29 janvier 2025 Ă lâĂcole Normale supĂ©rieure, rue dâUlm Ă Paris, sont ici reproduits avec le concours amical de Paul Audi, Marc CrĂ©pon et Perrine SimonââNahum
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Retour sur « Tenir tĂȘte »
Paul Audi
Depuis la parution de Tenir tĂȘte, et mĂȘme avant, on mâa dit que je prenais un risque, que ce risque ne valait pas la peine dâĂȘtre pris, que je ferais mieux de parler dâautre chose que dâantisĂ©mitisme, ou plutĂŽt dâantijudaĂŻsme â car tel est en vĂ©ritĂ© le sujet de mon livre â, Ă lâhorizon, qui plus est, des pogroms du 7 octobre 2023 en IsraĂ«l et, plus gĂ©nĂ©ralement, de ce conflit israĂ©loââpalestinien dont nul ne pouvait imaginer, avant le 7 octobre, quâil allait mettre le monde entier dans tous ses Ă©tats.
Ce conflit, qui est dâabord un conflit judĂ©oââarabe, ceux qui ont lu Troublante identitĂ© savent que, depuis ma naissance ou presque, je le porte sur mes Ă©paules comme un poids mort â disons plutĂŽt comme une charge lĂ©thale. Il fut la cause de mon dĂ©part du Liban Ă lâĂąge de dix ans ; et jâajouterai que si la paix avait rĂ©gnĂ© dans la rĂ©gion du monde oĂč je suis nĂ©, Ă lâĂ©poque oĂč jây ai vĂ©cu, il y a cinquante ans, peutââĂȘtre ne seraisââje pas devenu philosophe, et nâaurais-je Ă©crit aucun livre.
Auraisââje dĂ» me taire, et laisser « tenir tĂȘte Ă lâantisĂ©mitisme » ceux qui en sont les victimes directes ? Mais justement ! il mâest impossible de prĂ©tendre que je nâen suis pas moiââmĂȘme victime, car rien de ce qui est juif ne mâest Ă©tranger, Ă©tant donnĂ© que, pour reprendre la formule cĂ©lĂšbre de TĂ©rence, rien de ce qui est humain ne mâest Ă©tranger. Je dirais mĂȘme : bien que je ne sois pas juif, rien de ce qui est juif ne devrait mâĂȘtre Ă©tranger, si ĂȘtre juif câest reconnaĂźtre prĂ©cisĂ©ment quâil existe un humain fondamental â un « Adam » â Ă partir duquel, que nous le voulions ou non, que nous le sachions ou pas, nous sommes tous autant que nous sommes et chacun pour sa part le trĂšs certain descendant.
Mon vieux professeur, JeanââToussaint Desanti, disait que le sujet Ă©thique est celui qui se reconnaĂźt dans la formule de TĂ©rence â ou plutĂŽt il est celui Ă qui il appartient de sây reconnaĂźtre, cette « charge » Ă elle seule inscrivant son ĂȘtre dans le champ de lâĂ©thique. Câest donc en tant que sujet Ă©thique que je me suis senti requis dâĂ©crire Tenir tĂȘte. Quâaurait valu mon engagement au service de la philosophie si, au regard du 7 octobre, cet engagement nâavait pas pris cette formeââlĂ ?
La lutte contre lâantisĂ©mitisme, ce nâest pas lâaffaire des Juifs, qui ont dĂ©jĂ fort Ă faire pour esquiver le coup portĂ©. Câest lâaffaire de ceux qui ne sont pas nĂ©s juifs mais qui refusent le schĂ©ma discriminateur du « nous câest nous, et eux câest eux ». SchĂ©ma qui se met en place dĂšs que lâon ignore â volontairement ou involontairement, il nâimporte â ce quâĂȘtre juif veut dire en dehors de la somme de phantasmes que cette existence supposĂ©e diffĂ©rente â donc inquiĂ©tante â Ă©veille en eux.
Or savoir ce quâĂȘtre-juif veut dire, cela dĂ©bouche sur une question que jâai essayĂ© dâaborder Ă la fin du livre â une question de reconnaissance de dette. Câest que nous sommes tous les hĂ©ritiers, plus ou moins conscients, dâune histoire, dâun passĂ©, dâune culture, dâune morale, dâune façon de donner un sens aux choses. Si, comme le disait James Joyce, notre culture est greek-jew, jew-greek, il incombe Ă chacun dâentre nous dâapprĂ©cier cet hĂ©ritage pour ce quâil reprĂ©sente. Et pour cela, il importe de se rendre vigilants Ă tous ces mots que nous utilisons sans y penser et qui sont chargĂ©s de quelque chose de terrible, qui vient du fond le plus obscur de notre histoire. Des mots qui sont pĂ©tris de haine envers les Juifs, des mots sanglants, chargĂ©s de cĂ©lĂ©brer la messe noire de lâantijudaĂŻsme, et qui ne laissent pas de rĂ©sonner douÂloureusement sitĂŽt quâon les replace dans un contexte historique plus ou moins long.
Aujourdâhui, nous avons tendance Ă oublier ce contexte, et nous utilisons certains mots sans nous rendre compte quâils vĂ©hiculent le souvenir dâune histoire meurtriĂšre. Et si je dis cela, câest parce quâune grande partie de la rhĂ©torique « antisioniste » employĂ©e par beaucoup Ă tort et Ă travers combine, quelquefois sans le voir, ni mĂȘme le vouloir, une rhĂ©torique antijuive avec une rhĂ©torique dâopposition politique, quâil nâest pas question, par ailleurs, de dĂ©nigrer. Il est donc trĂšs important de ne pas se laisser abuser par la fausse transparence du langage.
Dâautre part, lâidĂ©e mĂȘme de dette ne vient pas de nulle part : elle nous a Ă©tĂ© transmise, prĂ©cisĂ©ment, par le judaĂŻsme luiââmĂȘme, parce que la transmission nâadvient pas au judaĂŻsme par surcroĂźt : le judaĂŻsme est, pour lâessentiel, la transmission de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration dâun patrimoine symboÂlique qui doit ĂȘtre reçu et entretenu, si lâon sâaccorde pour dire quâil en va de la responsabilitĂ© de chaque Juif, devenu attentif Ă sa propre naissance, câest-Ă -dire au sens mĂȘme de la naissance, de transmettre ce patrimoine symbolique Ă la gĂ©nĂ©ration suivante â de façon pour ainsi dire charnelle.
Le judaĂŻsme câest Ă©videmment mille choses de plus, et encore beaucoup plus. Mais câest aussi et dâabord â comme Bergson lâavait reconnu dans une page splendide des Deux sources â ce qui fait de la justice une transcendance inatteignable. Cette Ă©lĂ©vation unique en son genre aura produit une coupure dĂ©cisive dans lâhistoire des sociĂ©tĂ©s humaines. Le judaĂŻsme a extrait la justice du droit des sociĂ©tĂ©s et lâen a sĂ©parĂ© par principe. Lâaffirmation de cette transcendance est ce qui a permis Ă lâhumanitĂ© de se soumettre Ă des obligations universelles, dont nous avons tous hĂ©ritĂ©, que nous soyons juifs ou non.
La Loi, qui marque la limite entre ce quâil faut faire et ce quâil ne faut pas faire, nâa de poids que celui que lui confĂšre une justice qui ne se rĂ©duit pas Ă elle ni ne sâĂ©puise en elle. Or le poids de la Loi est trĂšs lourd, il est insoutenable, mĂȘme, pour des hommes qui, comme nous, nâont pas encore accĂ©dĂ© Ă leur humanitĂ© pleine et entiĂšre. Car, comme le disait Romain Gary, ce Juif toujours demeurĂ© fidĂšle Ă sa judĂ©itĂ© et auquel jâai la faiblesse dâaccorder une certaine importance, nous sommes "Ă moitiĂ© hommes et Ă moitiĂ© innommables". Le jeu sur les mots (lâinnommable faisant un signe en direction de lâinhumain) est ici dâune portĂ©e considĂ©rable. Au point que, aussi longtemps que nous rangerons notre humanitĂ© sous la banniĂšre de son contraire â lâinnommable â, nous trahirons le testament reçu.
Dans lâantijudaĂŻsme il y a, me sembleââtââil, et je mâavance, en disant cela, Ă pas comptĂ©s, avec prudence, il y a lâaveu que le fait de devoir honorer sa dette spirituelle Ă lâĂ©gard de lâhĂ©ritage judaĂŻque est, pour lâĂȘtre humain, quelque chose dâinsupportable. Disons : de trop requĂ©rant pour ĂȘtre aisĂ©ment supportĂ©. Dâautant que, quand on doit impĂ©rativement quelque chose Ă quelquâun, on finit par le dĂ©tester â câest une rĂšgle psychologique habituelle que de chercher Ă sâen prendre Ă la source dâun devoirâŠ
Ce poids du devoir se rĂ©vĂšle dĂ©jĂ dans le judaĂŻsme luiââmĂȘme, avec lâidĂ©e de « peuple Ă©lu ». Si lâĂ©lection renvoie Ă quelque chose en effet, câest Ă une certaine mission qui aura Ă©tĂ© donnĂ©e Ă des individus justement rassemÂblĂ©s autour de cette mission â les Juifs â, des individus qui, Ă titre personnel, ne sâattendaient Ă rien, Ă rien devoir⊠Mission donnĂ©e avant et Ă leur naissance, sous la forme dâun « Ă vous autres il sera demandĂ© plus quâaux autresâŠÂ«
Ce schĂ©ma, qui ne prend sens quâĂ un niveau collectif, laisse entreÂvoir ce que signifie recevoir une tĂąche ou une mission en hĂ©ritage : il y a, dans ce genre dâinjonction destinale, quelque chose de trĂšs exigeant, et de trĂšs Ă©prouvant. Quelque chose qui remplit de culpabilitĂ©, car nul ne sait, nul ne saura jamais, sâil est ici et maintenant Ă la hauteur de ce quâil lui est requis de faire.
Aussi de deux choses lâune : ou bien lâon nie lâexistence de lâinjonction en faisant en sorte que ce que lâon a reçu en hĂ©ritage est sans consĂ©quence, ou bien on la prend en compte, mais Ă la condition quâelle soit « retournĂ©e contre elleââmĂȘme », comme câest le cas dans le christianisme (je ne parle ici que des rĂ©actions de rejet face Ă la mission).
En effet, en tant quâhĂ©rĂ©sie juive, le christianisme aura veillĂ© Ă ce que le Nouveau Message ne remplace pas la Loi, mais « lâaccomplisse », comme il dit, de sorte que le judaĂŻsme prophĂ©tique et sacerdotal nâapparaisse plus que comme une prĂ©figuration de ce que lâavĂšnement du Christ apporte, Ă savoir lâappel Ă un amour universel, cet apport rendant inutile le maintien de lâancienne piĂ©tĂ©. Quant Ă lâislam, qui ne cache pas que son message sâinspire du judaĂŻsme â mais câest en rĂ©alitĂ© bien plus quâune affaire dâinspiration â, il fait un geste non pas identique mais analogue : dans un mĂȘme mouvement, le Coran valide et invalide les deux religions prĂ©cĂ©dentes en prĂ©tenÂdant que les Ă©critures juives ont falsiÂfiĂ© le message dâAllah.
Bref, si le christianisme et lâislam se rĂ©clament du message hĂ©braĂŻque, abrahamique, chacune de ces religions vise Ă sa maniĂšre Ă sây substituer. Ce qui revient Ă dire que le peuple juif devrait cesser dâavoir la nuque raide⊠Par cet appel Ă la disparition, jamais Ă©noncĂ© en ces termes, mais qui nâen est pas moins dâune infinie violence, ces religions reconnaisÂsent bel et bien lâorigine du sens dans son antĂ©rioritĂ© historique, mais pas du tout dans sa prééminence spirituelle, et encore moins dans son originalitĂ© doctrinale. De sorte que lĂ oĂč les ChrĂ©tiens et les Musulmans disent avoir besoin des prophĂštes du judaĂŻsme, les Juifs sont montrĂ©s comme ayant besoin du christianisme ou de lâislam pour ĂȘtre pleinement euxââmĂȘmes.
Eh bien, câest sur cette baseââlĂ quâest rĂ©cusĂ©e la moindre souveraiÂnetĂ© juive sur un territoire dont la propriĂ©tĂ© nâa pas cessĂ© dâĂȘtre revendiquĂ©e, dâabord par les ChrĂ©tiens, puis par les Musulmans, en raison de la localisation de leurs lieux saintsâŠ
Cette rĂ©cusation va de pair avec un reproche, dont tout suggĂšre quâil alimente une vindicte. Tout en contestant la prĂ©sĂ©ance du judaĂŻsme, on se rĂ©fugie dans la conviction purement fantasmatique que ceuxââlĂ mĂȘmes qui ont voulu ĂȘtre les porteurs dâune Loi offerte aux Nations pour quâelles sâĂ©lĂšvent auââdessus dâune condition humaine finie, sont incapables de se lâappliquer Ă euxââmĂȘmes. La preuve, ditââon, câest quâils ne cessent de bafouer cette Loi par mille et une perfidies ou autres actes dissimulĂ©s, occultes, et leur besoin de dominer⊠Et si on ne le voit pas, eh bien on les poussera Ă la faute, de façon Ă prouver quâils sont intimement pervers, comme le dit une sourate du Coran. Ainsi lâantijuif passera son temps Ă Ă©numĂ©rer frĂ©nĂ©tiqueÂment les vices et les dĂ©fauts dont seraient dotĂ©s selon lui les zĂ©lateurs de la Loi â litanie invariable que lâon retrouve dans la bouche de tous les antisĂ©mites Ă toutes les Ă©poques, et qui se cristallise dans le fait que la seule rĂ©fĂ©rence culturelle Ă laquelle renvoie la charte du Hamas est faite de ces sinistres Protocoles des Sages de Sion, ce faux forgĂ© par la police tsariste, qui continue dâĂȘtre un best-seller au MoyenââOrient.
Ou bien, on fera en sorte que ceux qui tĂ©moignent de lâexistence de la Loi disparaissent corps et bien, comme en tĂ©moigne aussi la charte du Hamas quand elle renvoie Ă un HadĂźth qui Ă©voque le tout dernier Juif sur la terre, qui se cache derriĂšre un arbre et quâil faut aller dĂ©busquer afin de le tuer.
En rappelant tout cela, Tenir tĂȘte sâefforce cependant de faire Ă©cho Ă une situation qui aura vu, en France, mettons entre fin 2023 et fin 2024, les actes antisĂ©mites augmenter de plus de 300%. Et ce que le livre tente de faire dans cette perspective, câest de mettre en scĂšne ou en image, si jâose dire, lâimpact dâun Ă©vĂ©nement considĂ©rable et douloureux sur des consciences qui ont du mal Ă lâapprĂ©hender. Câest Ă cette condition que jâai voulu montrer en quoi les massacres et les enlĂšvements du 7 octobre sont susceptibles de rĂ©vĂ©ler des choses qui dĂ©finissent directement, et centralement, notre Ă©poque : le nihilisme, le rapport Ă la violence, la valeur que nous accordons Ă la vie, lâĂ©cart entre la morale et la politique, la nuance balayĂ©e par la nĂ©cessitĂ© de rĂ©agir Ă chaudâŠ
De cette façon, le livre espĂšre dĂ©nouer le nĆud coulant du choc provoquĂ© par le retour de lâantisĂ©miÂtisme. Autant dire que jâai Ă©crit ce livre en cherchant Ă tĂątons une issue Ă lâangoisse, surtout en interrogeant les raisons pour lesquelles lâopinion publique mondiale en est arrivĂ©e Ă croire au bienââfondĂ© de lâĂ©quation « Juif = sioniste = colonialiste », Ă©quation qui transforme les relations humaines en un vĂ©ritable champ de mines, ou en un stand de tir, oĂč chacun, en fonction de son identification, risque sa peau.
Mais câest surtout sur les Arabes qui dĂ©testent les Juifs parce quâils sont juifs, que se penche la rĂ©flexion. Ă ce titre, elle met en relief le fait que ceuxââci ne voient pas les choses sous un angle strictement politique. Leur antijudaĂŻsme â leur antisionisme mĂȘme â est plantĂ© dans un sol religieux ; aussi estââil bien plus vieux que la constitution dâun Foyer national juif en Palestine sous la tutelle des Britanniques dans les annĂ©es 1920. Ă la rigueur, ce qui a changĂ© depuis cette date, câest lâaspect farouchement identiÂtaire que prend dĂ©sormais lâantijudaĂŻsme oriental, aspect qui nous fait croire quâil est plus politique que religieux. Mais il ne faut pas sây tromper : dans ce berceau des trois religions monothĂ©istes quâest le MoyenââOrient, ce que nous appelons en Occident « lâautonomie du politique » nâexiste pas. (En Occident mĂȘme, la lutte pour y arriver a Ă©tĂ© sĂ©culaire et dâune extrĂȘme violence â ne lâoublions pas.)
Croire que la sphĂšre politique se suffit Ă elleââmĂȘme, câest adopter une idĂ©e qui ne sâapplique pas aux sociĂ©tĂ©s moyenââorientales. LâautonoÂmie du politique y est aux pays de cette rĂ©gion du monde ce que la contreââculture aura Ă©tĂ© aux ĂtatsââUnis : une parenthĂšse historique. Ainsi, on remarquera que la « cause palestinienne », qui avait une dimension laĂŻque et marxiste dans les annĂ©es soixante, et qui Ă©tait largement dĂ©fendue Ă cette Ă©poque par des intellectuels athĂ©es de culture chrĂ©tienne, est aujourdâhui captĂ©e, phagocytĂ©e par les suppĂŽts de lâislamisme, je dirais mĂȘme engloutie dans lâislamisme, et singuliĂšrement dans lâidĂ©ologie de ces FrĂšres musulmans qui nâont jamais voulu dâune solution Ă deux Ătats dans la mesure oĂč celleââci lĂ©gitimerait de facto lâexistence de lâĂtat hĂ©breu.
Quoi quâil en soit, chez bon nombre dâArabes, quâils soient chrĂ©tiens ou musulmans, quâils soient croyants, agnostiques ou athĂ©es, la politique sâinscrit inĂ©vitablement dans un contexte de coutumes et de traditions, qui reflĂštent ellesââmĂȘmes une vision religieuse du monde. Inversement, la religion se doit toujours dâĂȘtre politiquement articulĂ©e. Et câest pourquoi, dans le monde arabe qui entoure de tous cĂŽtĂ©s lâĂtat dâIsraĂ«l, la judĂ©ophobie est lâombre portĂ©e de religions dominantes qui structurent les mĆurs et la culture. Câest ce qui explique notamment quâau MoyenââOrient, lorsquâon parle des IsraĂ©liens, on dit toujours "al-Yahud", ce qui signifie « les Juifs », en tant que peuple identifiĂ© par sa seule foi. Il nâest pas nĂ©cessaire dâavoir lâoreille absolue pour sentir que cette appellation recouvre un antijudaĂŻsme qui se traduit aujourdâhui dans la vie quotidienne par la transformation quâa subie cette absence insurmontable de sympathie exprimĂ©e, affichĂ©e, exhibĂ©e pour tout ce qui touche au peuple juif : la transformation de lâantipathie en une haine inexorable.
Quelle est la cause de cette transformation ? Elle rĂ©sulte de la montĂ©e aux extrĂȘmes de la violence, de lâintensification dâun ressentiment abyssal qui est devenu luiââmĂȘme fonction de la place occupĂ©e par les extrĂ©mismes politicoââreligieux de toutes sortes dans ces pays, y compris, Ă©videmment, en IsraĂ«l.
Plus encore, la transformation dâun a priori dâantipathie en une haine inextinguible et sanguinaire est due aux tragĂ©dies historiques successives, aux mythes non dĂ©construits, aux victoires et aux dĂ©faites mal digĂ©rĂ©es, Ă lâhumiliation des uns et Ă lâarrogance des autres, en tout cas Ă la conviction de plus en plus ancrĂ©e chez la plupart des Orientaux, quâil est impossible de trouver une issue Ă un conflit non pas seulement politique, mais identitaire et politicoââreligieux.
Câest Ă cette haine que, dans le prolongement du 7 octobre, sâest greffĂ© un fond indĂ©racinable dâantisĂ©mitisme occidental, qui nâattendait quâune occasion pour resurgir, occasion que la fureur antisioniste lui a alors donnĂ©e sans vergogne. Cette greffe est tellement forte, et tellement Ă©vidente pour beaucoup, quâon nâa pas attendu longtemps pour entendre sur lâesplanade de lâUniversitĂ© Columbia Ă New York des jeunes venant du monde entier scander en chĆur : « Nous sommes tous le Hamas ».
Demain [30 janvier 2025], des otages israĂ©liens seront rendus Ă leur familles, et nous les attendons le cĆur battant. Mais combien dâotages retenus par le Hamas sont encore vivants ? Personne ne le sait. On soupçonne que le Hamas luiââmĂȘme ne le sait pas⊠Toutefois, ceux qui les libĂšrent au compteââgoutte continuent dâen appeler Ă la crĂ©ation dâun avantââposte du Califat « du fleuve jusquâĂ la mer », comme si, depuis le 7 octobre, rien ne sâĂ©tait passé⊠Câest dire que cette folie nâest pas prĂšs de sâarrĂȘter. Il nâempĂȘche â je dois lâadmettre en ce qui me concerne â, le Juif en moi retient et retiendra sans doute toujours le nonââJuif que je suis de dĂ©sespĂ©rer de lâĂȘtre humain.
*
Marc Crépon
Incorporations de lâantisĂ©mitisme
(Sur le livre de Paul Audi)
Jâavais au moins trois raisons dâaccepter sans hĂ©siter la proposition qui mâa Ă©tĂ© faite de discuter aujourdâhui avec Paul de son livre Tenir tĂȘte. La premiĂšre est le dialogue que nous avons lâun avec lâautre depuis trĂšs longtemps. Sâil fallait dire le nom de ses contemporains, avec lesquels lâĂ©change nâest pas seulement possible, mais attendu et nĂ©cessaire, Paul serait le premier nom qui sâimpose Ă moi comme une Ă©vidence. De mĂȘme quâil est usuel de parler entre poĂštes de « frĂšres en poĂ©sie », il nây a pas de raison de ne pas Ă©prouver une fraternitĂ© de cet ordre en philosophie. Je remercie donc infiniment Perrine et Benjamin de me donner lâoccasion aujourdâhui de la manifester. Nous nous Ă©tions retrouvĂ©s, Paul et moi, il y a moins de trois ans, sur la question de lâidentitĂ©, avec la parution presque simultanĂ©e de son livre Troublante identitĂ© et de LâhĂ©ritage des langues. Nous nous retrouvons aujourdâhui sur celles de la violence et de la haine, qui mâauront tant occupĂ©, avec ce livre Tenir tĂȘte. Pour autant, il ne sâagit pas de nâimporte quelle violence et de nâimporte quelle haine, il sâagit de lâantisĂ©mitisme. Et câest de cela, de cela avant tout dont je voudrais parler avec lui, aprĂšs y avoir consacrĂ© une partie de mon sĂ©minaire cette annĂ©e. La seconde raison donc que jâavais dâaccepter comme une Ă©vidence de dialoguer avec Paul aujourdâhui, ce sont les questions quâil aborde : la violence et la haine antisĂ©mites, prioritairement au ProcheââOrient, mais par ricochet partout dans le monde. Câest par la troisiĂšme que je commencerai ce bref salut introductif, parce quâelle est essentielle Ă mes yeux. La troisiĂšme raison pour laquelle je suis heureux dâĂȘtre Ă ses cĂŽtĂ©s aujourdâhui tient Ă lâopportunitĂ© quâelle me donne de saluer le courage dont tĂ©moigne ce livre. Non pas nâimporte quel courage ! Celui, dont jâemprunterai la dĂ©signation Ă Michel Foucault, comme jâaurais pu lâemprunter Ă Jan Patocka : un certain « courage de la vĂ©ritĂ© ».
En quoi consisteââtââil ? Quâest-ce qui fait le courage dâun livre ? Deux critĂšres sâimposent pour le dĂ©finir. Le premier est son caractĂšre intempestif. Un livre courageux ne sâinscrit jamais dans lâair du temps. Il le prend Ă rebours, il dĂ©fie et dĂ©fait patiemment ses certitudes, en sâinterdisant cette forme de « confort intellectuel », Ă laquelle aucune philosophie nâest assurĂ©e dâĂ©chapper, si elle ne se donne pas comme boussole dâen Ă©viter lâĂ©cueil. « Le confort intellectuel », voilĂ la menace qui plane sur toute pensĂ©e, y compris celle qui se pare des atours de la critique, en se donnant des airs de radicalitĂ©. Le courage donc est intempestif, ou il nâest pas. Ă dĂ©faut de ne pas sâaventurer Ă contreââtemps, il ne prend aucun risque, se confondant avec sa posture. Quel est donc le courage de ce livre, Tenir tĂȘte ? Une derniĂšre considĂ©ration, si vous me permettez, qui nâest gĂ©nĂ©rale quâen apparence, avant de rentrer dans le vif du sujet, en rĂ©pondant Ă cette question. Le premier risque que court un livre intempestif, câest celui de la dĂ©solidarisation. Sâil est vrai que tĂ©moigner sa solidaritĂ© est une manifestation nĂ©cessaire de notre interdĂ©pendance, sâil est lĂ©gitime que soit attestĂ© ainsi un sentiment dâappartenance commun, il faut reconnaĂźtre aussi â et câest le plus difficile â que son expression est toujours susceptible de nous prendre en otage, nous dictant ce que nous devons dire, faire et penser, et parfois taire (si souvent taire) au nom de cette appartenance. Quâest-ce que la dĂ©solidarisation alors ? Quel risque courtââelle ? Celui de ne pas (de ne plus) ĂȘtre compris par les siens, de quelque façon quâils se dĂ©finissent : la famille, les proches, les amis, le milieu intellectuel, les journalistes, les compatriotes et dâĂȘtre vilipendĂ© pour sâĂȘtre montrĂ© infidĂšle Ă une alliance qui est toujours le prĂ©supposĂ© implicite de la solidaritĂ©. Câest peu dire quâen temps de guerre, comme le savait Romain Rolland et quelques autres avec lui, lâappel Ă la solidaritĂ© est dĂ©multipliĂ© et que lâaccusation de ne pas lui rendre droit sâen trouve aggravĂ©e : « Comment peuxââtu Ă©crire ce que tu Ă©cris ? Soutenir ce que tu soutiens ? Faire si peu de cas de ton pays, de tes âracinesâ, de tes âoriginesâ, de nos souffrances et de nos morts ? Tu nâes plus des nĂŽtres ».
Quâest-ce donc que dit et que fait ce livre, au risque dâĂȘtre non pas mal compris, mais prĂ©cisĂ©ment trop bien compris, et donc de dĂ©ranger ? Quâest-ce quâil donne Ă voir avec rigueur et mĂ©thode, au fil de son ouverture, de ses neuf lettres et des deux essais qui en ponctuent le cours, « haine » et « devoir » ? Je le dirai avec des concepts qui sont les miens â et comme toujours avec Paul, je suis saisi par la façon dont nos prĂ©occupations se recoupent, se croisent, se font Ă©cho, avec chacun ses propres mots qui sont parfois les mĂȘmes. Ce que Paul nous dit, avec beaucoup de clartĂ© et de fermetĂ©, non sans colĂšre, est quâil faut prendre les choses dans lâordre et que le problĂšme du MoyenââOrient, celui dont il faut repartir, parce que tous les conflits sây enracinent est lâincorporation de lâantijudaĂŻsme, la haine des Juifs, comme une raison dâĂȘtre. Soutenir cette thĂšse implique alors deux gestes, dâune redoutable difficultĂ©. Cela suppose tout dâabord de faire lâhistoire de cette incorporation â et câest pourquoi ce livre est aussi un livre savant, Ă©rudit, informĂ©. Ă lâopposĂ© dâune diatribe, dâun rĂšglement de comptes ou de toute autre inflammation de la parole de cet ordre, il redonne de la profondeur historique Ă notre comprĂ©hension du prĂ©sent, dont le moins quâon puisse dire est quâelle en aura beaucoup manquĂ©, y compris dans la bouche des plus farouches de ses commentateurs qui nâont que faire de son Ă©clairage et de sa mĂ©diation. Câest un fait que la haine se moque de la vĂ©ritĂ© historique, quâelle lâarrange Ă sa façon, quâelle ne cesse donc de réécrire (ou dâoublier) le passĂ©. La guerre, avec son cortĂšge de faits insoutenables, ses destructions, ses victimes sây prĂȘte davantage encore.
Dâun cĂŽtĂ©, les comptes quâelle demande devraient toujours ĂȘtre ceux de la vĂ©ritĂ©, mais celleââci est souvent difficile Ă accepter â et câest prĂ©cisĂ©ment ce qui la rend intempestive. Il faut du temps pour quâelle se laisse Ă©couter. Il en faut dâautant plus â Ă supposer que ce temps vienne un jour â que les forces auxquelles elle sâoppose sont redoutables. Aussi, parler de lâincorporation de lâantijudaĂŻsme et de lâantisĂ©mitisme ne consiste pas seulement Ă en retracer lâhistoire. Cela exige quâon affronte aussi bien la stratĂ©gie que les vecteurs contemporains de son hĂ©ritage, de son entretien et de son rĂ©veil spectral. Le caractĂšre intempestif de Tenir tĂȘte, câest de garder le cap dâune telle vigilance. Le titre le dit si justement. « Tenir tĂȘte ». Ă quoi ? Pour quoi ? LâentĂȘtement, qui est une obstination de la pensĂ©e, consiste Ă rappeler inlassablement, Ă ceux qui voudraient lâoublier, Ă ceux qui le minimisent, qui refusent dâen prendre la mesure, ou pire, qui lui trouvent des excuses sinon des raisons, ce que les attentats du 7 octobre et la riposte israĂ©lienne ont rĂ©veillĂ© aux quatre coins du globe : cet antisĂ©mitisme qui ne permet plus aux Juifs de se sentir en sĂ©curitĂ© nulle part dans le monde, au ProcheââOrient depuis longtemps, en Europe aujourdâhui, dâune façon accrue qui ravive les pires cauchemars.
Ce que je voudrais souligner alors pour conclure, câest la signification transversale et universelle de cette obstination de la pensĂ©e. Pourquoi tenir tĂȘte ? Paul et moi partageons beaucoup dâauteurs, beaucoup de livres se retrouvent dans le panthĂ©on de chacun, avec lequel nous avançons, des poĂštes, des romanciers, des philosophes, que nous lisons chacun de notre cĂŽtĂ© et auxquels nous nous reportons comme un recours de la pensĂ©e. Et parmi eux, il y a Camus qui nous est essentiel Ă lâun et Ă lâautre, auquel Paul a consacrĂ© un essai, en 2013 : Qui tĂ©moignera pour nous. Albert Camus face Ă lui-mĂȘme. Je ne sais sâil en sera dâaccord avec moi, mais dans son Ćuvre imposante, je serai tentĂ© dâextraire une sĂ©rie, dont ce livre serait le premier relai, suivi sept ans aprĂšs par un autre grand livre RĂ©clamer justice (2019), deux ans plus tard par Troublante identitĂ© (2022) et aujourdâhui par Tenir tĂȘte. Quel est le fil secret qui relaie tous ces livres les uns aux autres ? Rien de moins que la plus difficile des articulations : celle qui lie lâune Ă lâautre notre idĂ©e de la justice et notre idĂ©e de lâhumanitĂ©. Il est, en effet, une certaine façon de penser lâune, en se fourvoyant, qui ruine aussitĂŽt lâautre, et rĂ©ciproquement. Elles ne se laissent pas penser lâune indĂ©pendamment de lâautre. Elles se tiennent mutuellement, parce que le naufrage de lâune signifierait aussitĂŽt le naufrage de lâautre. « Tenir tĂȘte », câest donc tenir Ă ce qui les tient ensemble. Et câest ce qui fait de lâopposition radicale Ă lâantisĂ©mitisme, de la dĂ©nonciation de ses rĂ©surgences, de ses rĂ©veils â qui sont lâesprit de ce livre â une responsabilitĂ© universelle.