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Dialogue philosophique autour de « Tenir tĂȘte Â» de Paul Audi

"VoilĂ  plus d’un an, qu’à la lumiĂšre des Ă©vĂ©nements du 7 octobre 2023, l’Ecole Normale SupĂ©rieure a mis en place un Cycle interdisciplinaire d’études sur le judaĂŻsme et l’antisĂ©mitisme, initiĂ© par le dĂ©partement de philosophie. Cette initiative affirme la nĂ©cessitĂ© au moment oĂč rĂšgne la plus grande confusion Ă  la fois sĂ©mantique, historique et Ă©motionnelle, de donner un cadre scientifique aux dĂ©bats. C’est Ă  ce titre qu’était organisĂ©e en janvier dernier une rencontre entre les philosophes Marc CrĂ©pon, professeur Ă  l’Ecole normale et Paul Audi philosophe et Ă©crivain autour du dernier ouvrage de celui-ci Tenir tĂȘte, paru aux Éditions Stock et couronnĂ© par le Prix Femina Essai. 

Cet Ă©change dont la richesse et la profondeur ne manqueront pas de frapper les lecteurs est Ă  nos yeux exemplaire de la rĂ©flexion qu’il nous faut mener. Pas seulement parce qu’il installe un climat de confiance et de fraternitĂ© mais parce qu’il rĂ©vĂšle, Ă  travers l’importance de la langue, l’absolue nĂ©cessitĂ© de tenir tĂȘte au nom de la Raison et d’une Ă©thique qui soit aussi une politique."

Perrine Simon‐​Nahum, historienne

Publié le 12 mars 2025

15 min de lecture

Tenir tĂȘte, de Paul Audi, Stock, 2024, 21,90€

Ces textes, prononcĂ©s le 29 janvier 2025 Ă  l’École Normale supĂ©rieure, rue d’Ulm Ă  Paris, sont ici reproduits avec le concours amical de Paul Audi, Marc CrĂ©pon et Perrine Simon‐​Nahum

Aller Ă  Retour sur Tenir tĂȘte, par Paul Audi
Aller Ă  Incorporations de l’antisĂ©mitisme, par Marc CrĂ©pon

Retour sur Â« Tenir tĂȘte Â»

Paul Audi

Depuis la parution de Tenir tĂȘte, et mĂȘme avant, on m’a dit que je prenais un risque, que ce risque ne valait pas la peine d’ĂȘtre pris, que je ferais mieux de parler d’autre chose que d’antisĂ©mitisme, ou plutĂŽt d’antijudaĂŻsme – car tel est en vĂ©ritĂ© le sujet de mon livre –, Ă  l’horizon, qui plus est, des pogroms du 7 octobre 2023 en IsraĂ«l et, plus gĂ©nĂ©ralement, de ce conflit israĂ©lo‐​palestinien dont nul ne pouvait imaginer, avant le 7 octobre, qu’il allait mettre le monde entier dans tous ses Ă©tats. 

Ce conflit, qui est d’abord un conflit judĂ©o‐​arabe, ceux qui ont lu Troublante identitĂ© savent que, depuis ma naissance ou presque, je le porte sur mes Ă©paules comme un poids mort – disons plutĂŽt comme une charge lĂ©thale. Il fut la cause de mon dĂ©part du Liban Ă  l’ñge de dix ans ; et j’ajouterai que si la paix avait rĂ©gnĂ© dans la rĂ©gion du monde oĂč je suis nĂ©, Ă  l’époque oĂč j’y ai vĂ©cu, il y a cinquante ans, peut‐​ĂȘtre ne serais‐​je pas devenu philosophe, et n’aurais-je Ă©crit aucun livre. 

Aurais‐​je dĂ» me taire, et laisser « tenir tĂȘte Ă  l’antisĂ©mitisme Â» ceux qui en sont les victimes directes ? Mais justement ! il m’est impossible de prĂ©tendre que je n’en suis pas moi‐​mĂȘme victime, car rien de ce qui est juif ne m’est Ă©tranger, Ă©tant donnĂ© que, pour reprendre la formule cĂ©lĂšbre de TĂ©rence, rien de ce qui est humain ne m’est Ă©tranger. Je dirais mĂȘme : bien que je ne sois pas juif, rien de ce qui est juif ne devrait m’ĂȘtre Ă©tranger, si ĂȘtre juif c’est reconnaĂźtre prĂ©cisĂ©ment qu’il existe un humain fondamental â€“ un « Adam Â» – Ă  partir duquel, que nous le voulions ou non, que nous le sachions ou pas, nous sommes tous autant que nous sommes et chacun pour sa part le trĂšs certain descendant. 

Mon vieux professeur, Jean‐​Toussaint Desanti, disait que le sujet Ă©thique est celui qui se reconnaĂźt dans la formule de TĂ©rence – ou plutĂŽt il est celui Ă  qui il appartient de s’y reconnaĂźtre, cette « charge Â» Ă  elle seule inscrivant son ĂȘtre dans le champ de l’éthique. C’est donc en tant que sujet Ă©thique que je me suis senti requis d’écrire Tenir tĂȘte. Qu’aurait valu mon engagement au service de la philosophie si, au regard du 7 octobre, cet engagement n’avait pas pris cette forme‐​lĂ  ?

La lutte contre l’antisĂ©mitisme, ce n’est pas l’affaire des Juifs, qui ont dĂ©jĂ  fort Ă  faire pour esquiver le coup portĂ©. C’est l’affaire de ceux qui ne sont pas nĂ©s juifs mais qui refusent le schĂ©ma discriminateur du « nous c’est nous, et eux c’est eux Â». SchĂ©ma qui se met en place dĂšs que l’on ignore – volontairement ou involontairement, il n’importe – ce qu’ĂȘtre juif veut dire en dehors de la somme de phantasmes que cette existence supposĂ©e diffĂ©rente – donc inquiĂ©tante – Ă©veille en eux. 

Or savoir ce qu’ĂȘtre-juif veut dire, cela dĂ©bouche sur une question que j’ai essayĂ© d’aborder Ă  la fin du livre – une question de reconnaissance de dette. C’est que nous sommes tous les hĂ©ritiers, plus ou moins conscients, d’une histoire, d’un passĂ©, d’une culture, d’une morale, d’une façon de donner un sens aux choses. Si, comme le disait James Joyce, notre culture est greek-jew, jew-greek, il incombe Ă  chacun d’entre nous d’apprĂ©cier cet hĂ©ritage pour ce qu’il reprĂ©sente. Et pour cela, il importe de se rendre vigilants Ă  tous ces mots que nous utilisons sans y penser et qui sont chargĂ©s de quelque chose de terrible, qui vient du fond le plus obscur de notre histoire. Des mots qui sont pĂ©tris de haine envers les Juifs, des mots sanglants, chargĂ©s de cĂ©lĂ©brer la messe noire de l’antijudaĂŻsme, et qui ne laissent pas de rĂ©sonner dou­loureusement sitĂŽt qu’on les replace dans un contexte historique plus ou moins long. 

Aujourd’hui, nous avons tendance Ă  oublier ce contexte, et nous utilisons certains mots sans nous rendre compte qu’ils vĂ©hiculent le souvenir d’une histoire meurtriĂšre. Et si je dis cela, c’est parce qu’une grande partie de la rhĂ©torique « antisioniste Â» employĂ©e par beaucoup Ă  tort et Ă  travers combine, quelquefois sans le voir, ni mĂȘme le vouloir, une rhĂ©torique antijuive avec une rhĂ©torique d’opposition politique, qu’il n’est pas question, par ailleurs, de dĂ©nigrer. Il est donc trĂšs important de ne pas se laisser abuser par la fausse transparence du langage. 

D’autre part, l’idĂ©e mĂȘme de dette ne vient pas de nulle part : elle nous a Ă©tĂ© transmise, prĂ©cisĂ©ment, par le judaĂŻsme lui‐​mĂȘme, parce que la transmission n’advient pas au judaĂŻsme par surcroĂźt : le judaĂŻsme est, pour l’essentiel, la transmission de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration d’un patrimoine symbo­lique qui doit ĂȘtre reçu et entretenu, si l’on s’accorde pour dire qu’il en va de la responsabilitĂ© de chaque Juif, devenu attentif Ă  sa propre naissance, c’est-Ă -dire au sens mĂȘme de la naissance, de transmettre ce patrimoine symbolique Ă  la gĂ©nĂ©ration suivante – de façon pour ainsi dire charnelle.

Le judaĂŻsme c’est Ă©videmment mille choses de plus, et encore beaucoup plus. Mais c’est aussi et d’abord – comme Bergson l’avait reconnu dans une page splendide des Deux sources â€“ ce qui fait de la justice une transcendance inatteignable. Cette Ă©lĂ©vation unique en son genre aura produit une coupure dĂ©cisive dans l’histoire des sociĂ©tĂ©s humaines. Le judaĂŻsme a extrait la justice du droit des sociĂ©tĂ©s et l’en a sĂ©parĂ© par principe. L’affirmation de cette transcendance est ce qui a permis Ă  l’humanitĂ© de se soumettre Ă  des obligations universelles, dont nous avons tous hĂ©ritĂ©, que nous soyons juifs ou non. 

La Loi, qui marque la limite entre ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire, n’a de poids que celui que lui confĂšre une justice qui ne se rĂ©duit pas Ă  elle ni ne s’épuise en elle. Or le poids de la Loi est trĂšs lourd, il est insoutenable, mĂȘme, pour des hommes qui, comme nous, n’ont pas encore accĂ©dĂ© Ă  leur humanitĂ© pleine et entiĂšre. Car, comme le disait Romain Gary, ce Juif toujours demeurĂ© fidĂšle Ă  sa judĂ©itĂ© et auquel j’ai la faiblesse d’accorder une certaine importance, nous sommes "Ă  moitiĂ© hommes et Ă  moitiĂ© innommables". Le jeu sur les mots (l’innommable faisant un signe en direction de l’inhumain) est ici d’une portĂ©e considĂ©rable. Au point que, aussi longtemps que nous rangerons notre humanitĂ© sous la banniĂšre de son contraire – l’innommable –, nous trahirons le testament reçu. 

Dans l’antijudaĂŻsme il y a, me semble‐​t‐​il, et je m’avance, en disant cela, Ă  pas comptĂ©s, avec prudence, il y a l’aveu que le fait de devoir honorer sa dette spirituelle Ă  l’égard de l’hĂ©ritage judaĂŻque est, pour l’ĂȘtre humain, quelque chose d’insupportable. Disons : de trop requĂ©rant pour ĂȘtre aisĂ©ment supportĂ©. D’autant que, quand on doit impĂ©rativement quelque chose Ă  quelqu’un, on finit par le dĂ©tester â€“ c’est une rĂšgle psychologique habituelle que de chercher Ă  s’en prendre Ă  la source d’un devoir
 

Ce poids du devoir se rĂ©vĂšle dĂ©jĂ  dans le judaĂŻsme lui‐​mĂȘme, avec l’idĂ©e de « peuple Ă©lu Â». Si l’élection renvoie Ă  quelque chose en effet, c’est Ă  une certaine mission qui aura Ă©tĂ© donnĂ©e Ă  des individus justement rassem­blĂ©s autour de cette mission – les Juifs –, des individus qui, Ă  titre personnel, ne s’attendaient Ă  rien, Ă  rien devoir
 Mission donnĂ©e avant et Ă  leur naissance, sous la forme d’un « Ă€ vous autres il sera demandĂ© plus qu’aux autres « 

Ce schĂ©ma, qui ne prend sens qu’à un niveau collectif, laisse entre­voir ce que signifie recevoir une tĂąche ou une mission en hĂ©ritage : il y a, dans ce genre d’injonction destinale, quelque chose de trĂšs exigeant, et de trĂšs Ă©prouvant. Quelque chose qui remplit de culpabilitĂ©, car nul ne sait, nul ne saura jamais, s’il est ici et maintenant Ă  la hauteur de ce qu’il lui est requis de faire. 

Aussi de deux choses l’une : ou bien l’on nie l’existence de l’injonction en faisant en sorte que ce que l’on a reçu en hĂ©ritage est sans consĂ©quence, ou bien on la prend en compte, mais Ă  la condition qu’elle soit « retournĂ©e contre elle‐​mĂȘme Â», comme c’est le cas dans le christianisme (je ne parle ici que des rĂ©actions de rejet face Ă  la mission).

En effet, en tant qu’hĂ©rĂ©sie juive, le christianisme aura veillĂ© Ă  ce que le Nouveau Message ne remplace pas la Loi, mais « l’accomplisse Â», comme il dit, de sorte que le judaĂŻsme prophĂ©tique et sacerdotal n’apparaisse plus que comme une prĂ©figuration de ce que l’avĂšnement du Christ apporte, Ă  savoir l’appel Ă  un amour universel, cet apport rendant inutile le maintien de l’ancienne piĂ©tĂ©. Quant Ă  l’islam, qui ne cache pas que son message s’inspire du judaĂŻsme – mais c’est en rĂ©alitĂ© bien plus qu’une affaire d’inspiration –, il fait un geste non pas identique mais analogue : dans un mĂȘme mouvement, le Coran valide et invalide les deux religions prĂ©cĂ©dentes en prĂ©ten­dant que les Ă©critures juives ont falsi­fiĂ© le message d’Allah. 

Bref, si le christianisme et l’islam se rĂ©clament du message hĂ©braĂŻque, abrahamique, chacune de ces religions vise Ă  sa maniĂšre Ă  s’y substituer. Ce qui revient Ă  dire que le peuple juif devrait cesser d’avoir la nuque raide
 Par cet appel Ă  la disparition, jamais Ă©noncĂ© en ces termes, mais qui n’en est pas moins d’une infinie violence, ces religions reconnais­sent bel et bien l’origine du sens dans son antĂ©rioritĂ© historique, mais pas du tout dans sa prééminence spirituelle, et encore moins dans son originalitĂ© doctrinale. De sorte que lĂ  oĂč les ChrĂ©tiens et les Musulmans disent avoir besoin des prophĂštes du judaĂŻsme, les Juifs sont montrĂ©s comme ayant besoin du christianisme ou de l’islam pour ĂȘtre pleinement eux‐​mĂȘmes. 

Eh bien, c’est sur cette base‐​lĂ  qu’est rĂ©cusĂ©e la moindre souverai­netĂ© juive sur un territoire dont la propriĂ©tĂ© n’a pas cessĂ© d’ĂȘtre revendiquĂ©e, d’abord par les ChrĂ©tiens, puis par les Musulmans, en raison de la localisation de leurs lieux saints
 

Cette rĂ©cusation va de pair avec un reproche, dont tout suggĂšre qu’il alimente une vindicte. Tout en contestant la prĂ©sĂ©ance du judaĂŻsme, on se rĂ©fugie dans la conviction purement fantasmatique que ceux‐​lĂ  mĂȘmes qui ont voulu ĂȘtre les porteurs d’une Loi offerte aux Nations pour qu’elles s’élĂšvent au‐​dessus d’une condition humaine finie, sont incapables de se l’appliquer Ă  eux‐​mĂȘmes. La preuve, dit‐​on, c’est qu’ils ne cessent de bafouer cette Loi par mille et une perfidies ou autres actes dissimulĂ©s, occultes, et leur besoin de dominer
 Et si on ne le voit pas, eh bien on les poussera Ă  la faute, de façon Ă  prouver qu’ils sont intimement pervers, comme le dit une sourate du Coran. Ainsi l’antijuif passera son temps Ă  Ă©numĂ©rer frĂ©nĂ©tique­ment les vices et les dĂ©fauts dont seraient dotĂ©s selon lui les zĂ©lateurs de la Loi – litanie invariable que l’on retrouve dans la bouche de tous les antisĂ©mites Ă  toutes les Ă©poques, et qui se cristallise dans le fait que la seule rĂ©fĂ©rence culturelle Ă  laquelle renvoie la charte du Hamas est faite de ces sinistres Protocoles des Sages de Sion, ce faux forgĂ© par la police tsariste, qui continue d’ĂȘtre un best-seller au Moyen‐​Orient.

Ou bien, on fera en sorte que ceux qui tĂ©moignent de l’existence de la Loi disparaissent corps et bien, comme en tĂ©moigne aussi la charte du Hamas quand elle renvoie Ă  un HadĂźth qui Ă©voque le tout dernier Juif sur la terre, qui se cache derriĂšre un arbre et qu’il faut aller dĂ©busquer afin de le tuer. 

En rappelant tout cela, Tenir tĂȘte s’efforce cependant de faire Ă©cho Ă  une situation qui aura vu, en France, mettons entre fin 2023 et fin 2024, les actes antisĂ©mites augmenter de plus de 300%. Et ce que le livre tente de faire dans cette perspective, c’est de mettre en scĂšne ou en image, si j’ose dire, l’impact d’un Ă©vĂ©nement considĂ©rable et douloureux sur des consciences qui ont du mal Ă  l’apprĂ©hender. C’est Ă  cette condition que j’ai voulu montrer en quoi les massacres et les enlĂšvements du 7 octobre sont susceptibles de rĂ©vĂ©ler des choses qui dĂ©finissent directement, et centralement, notre Ă©poque : le nihilisme, le rapport Ă  la violence, la valeur que nous accordons Ă  la vie, l’écart entre la morale et la politique, la nuance balayĂ©e par la nĂ©cessitĂ© de rĂ©agir Ă  chaud
 

De cette façon, le livre espĂšre dĂ©nouer le nƓud coulant du choc provoquĂ© par le retour de l’antisĂ©mi­tisme. Autant dire que j’ai Ă©crit ce livre en cherchant Ă  tĂątons une issue Ă  l’angoisse, surtout en interrogeant les raisons pour lesquelles l’opinion publique mondiale en est arrivĂ©e Ă  croire au bien‐​fondĂ© de l’équation « Juif = sioniste = colonialiste Â», Ă©quation qui transforme les relations humaines en un vĂ©ritable champ de mines, ou en un stand de tir, oĂč chacun, en fonction de son identification, risque sa peau.

Mais c’est surtout sur les Arabes qui dĂ©testent les Juifs parce qu’ils sont juifs, que se penche la rĂ©flexion. À ce titre, elle met en relief le fait que ceux‐​ci ne voient pas les choses sous un angle strictement politique. Leur antijudaĂŻsme – leur antisionisme mĂȘme – est plantĂ© dans un sol religieux ; aussi est‐​il bien plus vieux que la constitution d’un Foyer national juif en Palestine sous la tutelle des Britanniques dans les annĂ©es 1920. À la rigueur, ce qui a changĂ© depuis cette date, c’est l’aspect farouchement identi­taire que prend dĂ©sormais l’antijudaĂŻsme oriental, aspect qui nous fait croire qu’il est plus politique que religieux. Mais il ne faut pas s’y tromper : dans ce berceau des trois religions monothĂ©istes qu’est le Moyen‐​Orient, ce que nous appelons en Occident « l’autonomie du politique Â» n’existe pas. (En Occident mĂȘme, la lutte pour y arriver a Ă©tĂ© sĂ©culaire et d’une extrĂȘme violence – ne l’oublions pas.) 

Croire que la sphĂšre politique se suffit Ă  elle‐​mĂȘme, c’est adopter une idĂ©e qui ne s’applique pas aux sociĂ©tĂ©s moyen‐​orientales. L’autono­mie du politique y est aux pays de cette rĂ©gion du monde ce que la contre‐​culture aura Ă©tĂ© aux États‐​Unis : une parenthĂšse historique. Ainsi, on remarquera que la « cause palestinienne Â», qui avait une dimension laĂŻque et marxiste dans les annĂ©es soixante, et qui Ă©tait largement dĂ©fendue Ă  cette Ă©poque par des intellectuels athĂ©es de culture chrĂ©tienne, est aujourd’hui captĂ©e, phagocytĂ©e par les suppĂŽts de l’islamisme, je dirais mĂȘme engloutie dans l’islamisme, et singuliĂšrement dans l’idĂ©ologie de ces FrĂšres musulmans qui n’ont jamais voulu d’une solution Ă  deux États dans la mesure oĂč celle‐​ci lĂ©gitimerait de facto l’existence de l’État hĂ©breu. 

Quoi qu’il en soit, chez bon nombre d’Arabes, qu’ils soient chrĂ©tiens ou musulmans, qu’ils soient croyants, agnostiques ou athĂ©es, la politique s’inscrit inĂ©vitablement dans un contexte de coutumes et de traditions, qui reflĂštent elles‐​mĂȘmes une vision religieuse du monde. Inversement, la religion se doit toujours d’ĂȘtre politiquement articulĂ©e. Et c’est pourquoi, dans le monde arabe qui entoure de tous cĂŽtĂ©s l’État d’IsraĂ«l, la judĂ©ophobie est l’ombre portĂ©e de religions dominantes qui structurent les mƓurs et la culture. C’est ce qui explique notamment qu’au Moyen‐​Orient, lorsqu’on parle des IsraĂ©liens, on dit toujours "al-Yahud", ce qui signifie « les Juifs Â», en tant que peuple identifiĂ© par sa seule foi. Il n’est pas nĂ©cessaire d’avoir l’oreille absolue pour sentir que cette appellation recouvre un antijudaĂŻsme qui se traduit aujourd’hui dans la vie quotidienne par la transformation qu’a subie cette absence insurmontable de sympathie exprimĂ©e, affichĂ©e, exhibĂ©e pour tout ce qui touche au peuple juif : la transformation de l’antipathie en une haine inexorable.

Quelle est la cause de cette transformation ? Elle rĂ©sulte de la montĂ©e aux extrĂȘmes de la violence, de l’intensification d’un ressentiment abyssal qui est devenu lui‐​mĂȘme fonction de la place occupĂ©e par les extrĂ©mismes politico‐​religieux de toutes sortes dans ces pays, y compris, Ă©videmment, en IsraĂ«l.

Plus encore, la transformation d’un a priori d’antipathie en une haine inextinguible et sanguinaire est due aux tragĂ©dies historiques successives, aux mythes non dĂ©construits, aux victoires et aux dĂ©faites mal digĂ©rĂ©es, Ă  l’humiliation des uns et Ă  l’arrogance des autres, en tout cas Ă  la conviction de plus en plus ancrĂ©e chez la plupart des Orientaux, qu’il est impossible de trouver une issue Ă  un conflit non pas seulement politique, mais identitaire et politico‐​religieux. 

C’est Ă  cette haine que, dans le prolongement du 7 octobre, s’est greffĂ© un fond indĂ©racinable d’antisĂ©mitisme occidental, qui n’attendait qu’une occasion pour resurgir, occasion que la fureur antisioniste lui a alors donnĂ©e sans vergogne. Cette greffe est tellement forte, et tellement Ă©vidente pour beaucoup, qu’on n’a pas attendu longtemps pour entendre sur l’esplanade de l’UniversitĂ© Columbia Ă  New York des jeunes venant du monde entier scander en chƓur : « Nous sommes tous le Hamas Â». 

Demain [30 janvier 2025], des otages israĂ©liens seront rendus Ă  leur familles, et nous les attendons le cƓur battant. Mais combien d’otages retenus par le Hamas sont encore vivants ? Personne ne le sait. On soupçonne que le Hamas lui‐​mĂȘme ne le sait pas
 Toutefois, ceux qui les libĂšrent au compte‐​goutte continuent d’en appeler Ă  la crĂ©ation d’un avant‐​poste du Califat « du fleuve jusqu’à la mer Â», comme si, depuis le 7 octobre, rien ne s’était passé  C’est dire que cette folie n’est pas prĂšs de s’arrĂȘter. Il n’empĂȘche – je dois l’admettre en ce qui me concerne –, le Juif en moi retient et retiendra sans doute toujours le non‐​Juif que je suis de dĂ©sespĂ©rer de l’ĂȘtre humain. 

*
Incorporations de l’antisĂ©mitisme
(Sur  le livre de Paul Audi)

Marc Crépon

J’avais au moins trois raisons d’accepter sans hĂ©siter la proposition qui m’a Ă©tĂ© faite de discuter aujourd’hui avec Paul de son livre Tenir tĂȘte. La premiĂšre est le dialogue que nous avons l’un avec l’autre depuis trĂšs longtemps. S’il fallait dire le nom de ses contemporains, avec lesquels l’échange n’est pas seulement possible, mais attendu et nĂ©cessaire, Paul serait le premier nom qui s’impose Ă  moi comme une Ă©vidence. De mĂȘme qu’il est usuel de parler entre poĂštes de « frĂšres en poĂ©sie Â», il n’y a pas de raison de ne pas Ă©prouver une fraternitĂ© de cet ordre en philosophie. Je remercie donc infiniment Perrine et Benjamin de me donner l’occasion aujourd’hui de la manifester. Nous nous Ă©tions retrouvĂ©s, Paul et moi, il y a moins de trois ans, sur la question de l’identitĂ©, avec la parution presque simultanĂ©e de son livre Troublante identitĂ© et de L’hĂ©ritage des langues. Nous nous retrouvons aujourd’hui sur celles de la violence et de la haine, qui m’auront tant occupĂ©, avec ce livre Tenir tĂȘte. Pour autant, il ne s’agit pas de n’importe quelle violence et de n’importe quelle haine, il s’agit de l’antisĂ©mitisme. Et c’est de cela, de cela avant tout dont je voudrais parler avec lui, aprĂšs y avoir consacrĂ© une partie de mon sĂ©minaire cette annĂ©e. La seconde raison donc que j’avais d’accepter comme une Ă©vidence de dialoguer avec Paul aujourd’hui, ce sont les questions qu’il aborde : la violence et la haine antisĂ©mites, prioritairement au Proche‐​Orient, mais par ricochet partout dans le monde. C’est par la troisiĂšme que je commencerai ce bref salut introductif, parce qu’elle est essentielle Ă  mes yeux. La troisiĂšme raison pour laquelle je suis heureux d’ĂȘtre Ă  ses cĂŽtĂ©s aujourd’hui tient Ă  l’opportunitĂ© qu’elle me donne de saluer le courage dont tĂ©moigne ce livre. Non pas n’importe quel courage ! Celui, dont j’emprunterai la dĂ©signation Ă  Michel Foucault, comme j’aurais pu l’emprunter Ă  Jan Patocka : un certain « courage de la vĂ©ritĂ© Â». 

En quoi consiste‐​t‐​il ? Qu’est-ce qui fait le courage d’un livre ? Deux critĂšres s’imposent pour le dĂ©finir. Le premier est son caractĂšre intempestif. Un livre courageux ne s’inscrit jamais dans l’air du temps. Il le prend Ă  rebours, il dĂ©fie et dĂ©fait patiemment ses certitudes, en s’interdisant cette forme de « confort intellectuel Â», Ă  laquelle aucune philosophie n’est assurĂ©e d’échapper, si elle ne se donne pas comme boussole d’en Ă©viter l’écueil. « Le confort intellectuel Â», voilĂ  la menace qui plane sur toute pensĂ©e, y compris celle qui se pare des atours de la critique, en se donnant des airs de radicalitĂ©. Le courage donc est intempestif, ou il n’est pas. À dĂ©faut de ne pas s’aventurer Ă  contre‐​temps, il ne prend aucun risque, se confondant avec sa posture. Quel est donc le courage de ce livre, Tenir tĂȘte ? Une derniĂšre considĂ©ration, si vous me permettez, qui n’est gĂ©nĂ©rale qu’en apparence, avant de rentrer dans le vif du sujet, en rĂ©pondant Ă  cette question. Le premier risque que court un livre intempestif, c’est celui de la dĂ©solidarisation. S’il est vrai que tĂ©moigner sa solidaritĂ© est une manifestation nĂ©cessaire de notre interdĂ©pendance, s’il est lĂ©gitime que soit attestĂ© ainsi un sentiment d’appartenance commun, il faut reconnaĂźtre aussi – et c’est le plus difficile – que son expression est toujours susceptible de nous prendre en otage, nous dictant ce que nous devons dire, faire et penser, et parfois taire (si souvent taire) au nom de cette appartenance. Qu’est-ce que la dĂ©solidarisation alors ? Quel risque court‐​elle ? Celui de ne pas (de ne plus) ĂȘtre compris par les siens, de quelque façon qu’ils se dĂ©finissent : la famille, les proches, les amis, le milieu intellectuel, les journalistes, les compatriotes et d’ĂȘtre vilipendĂ© pour s’ĂȘtre montrĂ© infidĂšle Ă  une alliance qui est toujours le prĂ©supposĂ© implicite de la solidaritĂ©. C’est peu dire qu’en temps de guerre, comme le savait Romain Rolland et quelques autres avec lui, l’appel Ă  la solidaritĂ© est dĂ©multipliĂ© et que l’accusation de ne pas lui rendre droit s’en trouve aggravĂ©e : « Comment peux‐​tu Ă©crire ce que tu Ă©cris ? Soutenir ce que tu soutiens ? Faire si peu de cas de ton pays, de tes “racines”, de tes “origines”, de nos souffrances et de nos morts ? Tu n’es plus des nĂŽtres Â».

Qu’est-ce donc que dit et que fait ce livre, au risque d’ĂȘtre non pas mal compris, mais prĂ©cisĂ©ment trop bien compris, et donc de dĂ©ranger ? Qu’est-ce qu’il donne Ă  voir avec rigueur et mĂ©thode, au fil de son ouverture, de ses neuf lettres et des deux essais qui en ponctuent le cours, « haine Â» et « devoir Â» ? Je le dirai avec des concepts qui sont les miens – et comme toujours avec Paul, je suis saisi par la façon dont nos prĂ©occupations se recoupent, se croisent, se font Ă©cho, avec chacun ses propres mots qui sont parfois les mĂȘmes. Ce que Paul nous dit, avec beaucoup de clartĂ© et de fermetĂ©, non sans colĂšre, est qu’il faut prendre les choses dans l’ordre et que le problĂšme du Moyen‐​Orient, celui dont il faut repartir, parce que tous les conflits s’y enracinent est l’incorporation de l’antijudaĂŻsme, la haine des Juifs, comme une raison d’ĂȘtre. Soutenir cette thĂšse implique alors deux gestes, d’une redoutable difficultĂ©. Cela suppose tout d’abord de faire l’histoire de cette incorporation â€“ et c’est pourquoi ce livre est aussi un livre savant, Ă©rudit, informĂ©. À l’opposĂ© d’une diatribe, d’un rĂšglement de comptes ou de toute autre inflammation de la parole de cet ordre, il redonne de la profondeur historique Ă  notre comprĂ©hension du prĂ©sent, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle en aura beaucoup manquĂ©, y compris dans la bouche des plus farouches de ses commentateurs qui n’ont que faire de son Ă©clairage et de sa mĂ©diation. C’est un fait que la haine se moque de la vĂ©ritĂ© historique, qu’elle l’arrange Ă  sa façon, qu’elle ne cesse donc de réécrire (ou d’oublier) le passĂ©. La guerre, avec son cortĂšge de faits insoutenables, ses destructions, ses victimes s’y prĂȘte davantage encore.

D’un cĂŽtĂ©, les comptes qu’elle demande devraient toujours ĂȘtre ceux de la vĂ©ritĂ©, mais celle‐​ci est souvent difficile Ă  accepter – et c’est prĂ©cisĂ©ment ce qui la rend intempestive. Il faut du temps pour qu’elle se laisse Ă©couter. Il en faut d’autant plus – Ă  supposer que ce temps vienne un jour – que les forces auxquelles elle s’oppose sont redoutables. Aussi, parler de l’incorporation de l’antijudaĂŻsme et de l’antisĂ©mitisme ne consiste pas seulement Ă  en retracer l’histoire. Cela exige qu’on affronte aussi bien la stratĂ©gie que les vecteurs contemporains de son hĂ©ritage, de son entretien et de son rĂ©veil spectral. Le caractĂšre intempestif de Tenir tĂȘte, c’est de garder le cap d’une telle vigilance. Le titre le dit si justement. « Tenir tĂȘte Â». À quoi ? Pour quoi ? L’entĂȘtement, qui est une obstination de la pensĂ©e, consiste Ă  rappeler inlassablement, Ă  ceux qui voudraient l’oublier, Ă  ceux qui le minimisent, qui refusent d’en prendre la mesure, ou pire, qui lui trouvent des excuses sinon des raisons, ce que les attentats du 7 octobre et la riposte israĂ©lienne ont rĂ©veillĂ© aux quatre coins du globe : cet antisĂ©mitisme qui ne permet plus aux Juifs de se sentir en sĂ©curitĂ© nulle part dans le monde, au Proche‐​Orient depuis longtemps, en Europe aujourd’hui, d’une façon accrue qui ravive les pires cauchemars. 

Ce que je voudrais souligner alors pour conclure, c’est la signification transversale et universelle de cette obstination de la pensĂ©e. Pourquoi tenir tĂȘte ? Paul et moi partageons beaucoup d’auteurs, beaucoup de livres se retrouvent dans le panthĂ©on de chacun, avec lequel nous avançons, des poĂštes, des romanciers, des philosophes, que nous lisons chacun de notre cĂŽtĂ© et auxquels nous nous reportons comme un recours de la pensĂ©e. Et parmi eux, il y a Camus qui nous est essentiel Ă  l’un et Ă  l’autre, auquel Paul a consacrĂ© un essai, en 2013 : Qui tĂ©moignera pour nous. Albert Camus face Ă  lui-mĂȘme. Je ne sais s’il en sera d’accord avec moi, mais dans son Ɠuvre imposante, je serai tentĂ© d’extraire une sĂ©rie, dont ce livre serait le premier relai, suivi sept ans aprĂšs par un autre grand livre RĂ©clamer justice (2019), deux ans plus tard par Troublante identitĂ© (2022) et aujourd’hui par Tenir tĂȘte. Quel est le fil secret qui relaie tous ces livres les uns aux autres ? Rien de moins que la plus difficile des articulations : celle qui lie l’une Ă  l’autre notre idĂ©e de la justice et notre idĂ©e de l’humanitĂ©. Il est, en effet, une certaine façon de penser l’une, en se fourvoyant, qui ruine aussitĂŽt l’autre, et rĂ©ciproquement. Elles ne se laissent pas penser l’une indĂ©pendamment de l’autre. Elles se tiennent mutuellement, parce que le naufrage de l’une signifierait aussitĂŽt le naufrage de l’autre. « Tenir tĂȘte Â», c’est donc tenir Ă  ce qui les tient ensemble. Et c’est ce qui fait de l’opposition radicale Ă  l’antisĂ©mitisme, de la dĂ©nonciation de ses rĂ©surgences, de ses rĂ©veils – qui sont l’esprit de ce livre – une responsabilitĂ© universelle.