
Ce fut une rencontre un peu hors du temps et pourtant elle eut bien lieu. Peut‐être que ce scribe penché à cet instant‐là sur un parchemin était l’un des trente‐six justes cachés grâce aux mérites desquels, selon la légende juive, le monde tient encore ?
Je l’avais croisé une première fois, une fin de matinée, sur l’esplanade d’un centre commercial à Jérusalem. « C’est lui », me dit mon amie, Rivka, d’une voix empreinte d’un grand respect. Justement, nous cherchions à le joindre ! Nous espérions le convaincre de venir donner un cours dans le modeste bet hamidrash, le lieu d’étude que nous venions de créer, dans le non moins modeste appartement que nous avions commencé à louer à Sanhédriah, l’un des quartiers nord de la nouvelle ville. Nous savions qu’en plus d’affûter les plumes d’oie, de bien choisir l’encre noire et les parchemins de peau pour écrire des rouleaux de la Torah, cet homme était un rav, un maitre, qui dispensait des cours de Kabbale.
Je l’abordai, sans que mon amie eût le temps de me retenir, pensant peut‐être qu’il eût été inconvenant de s’entretenir avec lui sans rendez‐vous et a fortiori de le déranger dans ses emplettes. Mais l’impérieux désir d’étudier qui m’habitait dans ma vingtaine et ne s’est jamais démenti depuis, ne souffrait aucune entrave et se rangeant à mon audace, elle me suivie. Je nous présentai à lui dans un hébreu hésitant comme les fraîches immigrantes que nous étions et lui ai demandé s’il était prêt à venir nous initier à quelques secrets de la mystique juive. À lever quelque peu le voile de cette Torah cachée pour le groupe de femmes que nous étions. Il nous observa, deux ou trois secondes, je ne saurais dire et accepta. Tout simplement.
En peu de temps, la nouvelle circula dans notre milieu car le scribe était connu pour son regard perçant sur les mystères de l’univers, et le moment venu, notre salle à manger fut bondée. Il y avait une grande table, en fait des planches que nous avions assemblées, et des chaises récupérées à droite et à gauche. Et dans ce décor de bric et de broc, le maître nous offrit quelques cours sur la manière dont les mondes furent créés.
Il nous parla de l’acte de tsimtsoum, de cette « rétraction de Dieu en lui‐même » pour laisser la place à l’univers et ses humbles créatures. Un geste divin héroïque dans tous les sens du terme, être là, ne plus être là tout en étant là, difficile à saisir…
Il nous apprit que dans ce monde‐ci, il ne pouvait y avoir de lumière que s’il y avait de l’obscurité. Et aussi que notre tâche, à l’échelle individuelle comme collective, était de restaurer les réceptacles créés par Dieu qui ont servi à la Création de l’univers ; ces « vases brisés » que le trop‐plein de lumière divine a percutés, laissant ainsi s’échapper un peu partout des « étincelles » perdues qu’il nous appartenait de rechercher.
Mais au bout de quelques séances, le maître ne s’est pas rendu à notre rendez‐vous hebdomadaire. Oh, il n’allait pas tarder, pensions‐nous. Nous l’avons attendu en vain. Aucune de nous ne connaissait son numéro de téléphone et de toute façon, personne n’aurait osé l’appeler. Si le maître n’était pas venu, c’est qu’il avait dû avoir un empêchement. C’est tout. La semaine suivante, il ne vint pas non plus.
Je décidai alors d’aller le voir afin de savoir ce qu’il en était, et surtout, de le convaincre de terminer son cycle de cours. Je m’étais débrouillée pour obtenir son adresse. En fait, nous étions presque voisins puisqu’alors que nous habitions rue Ophira, non loin de la vallée de Josaphat où sont enterrés les éminents membres de l’antique Sanhédrin ; lui résidait en contrebas d’une des collines de Jérusalem, à Sanhédriah Mourhevet.
J’ai sonné chez lui, et son épouse m’a ouvert, me disant que le rav travaillait au sous‐sol dans un mahsan, une petite pièce de rangement qu’il avait aménagée en bureau.
J’ai toqué à sa porte. « Oui, entrez », me dit‐il. J’ai ouvert précautionneusement et me suis retrouvée face à lui. Assis à sa table de travail, il portait son talith katan, cette étoffe blanche avec des traits noirs, ornée de franges rituelles, enfilée sur ses vêtements, pantalon noir et chemise blanche. Et sa tête était coiffée d’une grande kippa.
Il leva ses yeux avec bienveillance et je me souviens m’être dit : « C’est ça, Israël ! Ton voisin est un kabbaliste qui « bricole », pardon, s’attelle dans son sous‐sol à calligraphier consciencieusement les lettres d’un parchemin. Une tâche des plus délicates car si une seule lettre manquait ou n’était pas correctement écrite, à Dieu ne plaise, tout le rouleau de la Torah était invalidé… Et pourtant, tu peux venir lui rendre visite en étant accueillie le plus simplement du monde ! Mais je n’eus pas le temps de m’attarder sur cette pensée.
- Qu’est ce qui t’amène ici ? me demanda‐t‐il
- Rav, maitre, vous n’êtes pas venu aux deux derniers cours. La session n’est pas terminée et nous avons encore beaucoup de choses à apprendre sur les secrets de l’univers. Le rav nous fera-t-il l’honneur de venir mardi prochain à l’heure habituelle ?
- Je viendrai, dit-il, encore une fois.
J’étais satisfaite, car je compris qu’être gratifiées d’un dernier cours était encore un privilège. J’avais appris très tôt à apprécier une chose lorsqu’elle me venait et à ne pas m’attarder sur ma peine lorsqu’elle cessait. Dans mon esprit, tout tenait du miracle, en quelque sorte.
Mais au moment où j’allais sortir, il m’a posé cette question inattendue :
- À quel livre appartiens-tu ? Toi-même le sais-tu ?
J’étais ébahie. Je savais que des kabbalistes pouvaient en regardant un visage, savoir à laquelle des quatre figures du Char céleste de la vision du prophète Ezechiel il appartient ; ou en scrutant son front, remonter la chaîne des réincarnations de cet être… Et ainsi le guider pour son tikkoun, la réparation à laquelle son âme aspire dans cette vie.
Mais je n’avais jamais pensé que certains décelaient ou se préoccupaient des livres ou des fragments d’ouvrages qui nous constituent. Et probablement aussi des films, des musiques, des peintures qui faisaient que nous étions ce que nous sommes.
Sa question était‐elle au singulier ? Sans doute mais je l’entendis au pluriel. Ces bribes de connaissances qui nous habitent.
- Oui, je crois que j’en ai une petite idée, finis‐je par répondre
- Alors, parle, dit‐il.
Par où commencer ?
La poésie que je tiens pour l’art le plus sublime ? La littérature française ne lui était pas étrangère puisque j’avais appris qu’il était originaire du Maroc.
Rimbaud me vint immédiatement à l’esprit et je lui glissais ces quelques vers en français et c’est dans cette langue que s’est poursuivie notre conversation. D’ailleurs, j’ai pu constater qu’il la maitrisait à merveille :
- « […] voyelles, je dirai quelque jour vos naissances latentes […] Silences traversés des Mondes et des Anges : - O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux ».
- Violet, lilas, mauve, peut-être serait-ce là la couleur tehelet qui doit venir strier nos châles de prière ? Nous n’en sommes plus certains depuis la destruction du premier Temple de Jérusalem, commenta-t-il un peu songeur, avant d’ajouter : et si ce n’est point le cas, quelle autre voyelle ou lettre incarnerait cette couleur tehelet dont la vision nous mènerait au plus proche du trône céleste ? Patientons encore un peu pour le savoir jusqu’aux temps messianiques.
C’est alors puisque les temps messianiques étaient évoqués que Mallarmé me vint aux lèvres :
- « […] livre […] qu’apparaisse son intégralité, parmi les marges et du blanc ».
À peine avais‐je prononcé ces mots que le maître me répondit :
- Oui, il y a des lettres à l’intérieur des blancs des lettres mais aussi d’autres lettres dans les blancs entre les lettres de notre sainte Torah et ainsi d’autres récits émergent. Et pourtant, c’est toujours le même texte.
J’avais été initiée à cet art de l’interprétation avec lequel jonglent en permanence les kabbalistes, révélant ainsi les multiples récits sous jacents à un dire, par les écrits des compagnons de l’OULIPO, parmi lesquels Georges Perec, qui maniait à son niveau l’herméneutique secrète de la tradition juive. Car que sait‐on vraiment des connaissances qui passent d’une génération à une autre empruntant parfois des chemins de traverse ?
J’eus l’occasion de mieux discerner au fil des années ces similitudes entre les uns et les autres. Le bris d’un mot ou d’une phrase liant les lettres d’une autre manière au travers de nouvelles syllabes c’est le notarikondans la Kabbale, aussi utilisé pour toute sorte d’acrostiches comme si un mot était à lui seul un monde. Les anagrammes autorisant les permutations des consonnes et des voyelles entre elles caractérisent la temourah. Il y a même un répertoire des lettres classées en familles, révélé dans les anciens manuscrits. C’est pourquoi une lettre de la même tribu peut en remplacer une autre et le terme original revêt une signification insoupçonnée. L’algèbre des lettres, un chiffre pour une consonne voire une voyelle ou la guematryah crée des parentés entre deux termes présentant le même nombre, et le sens de l’un éclaire l’autre. Toutes ces modalités du tsérouf, cette technique de la combinaison des lettres que les kabbalistes comme les poètes ontdéclinée sans l’avoir encore épuisée sont saisissantes. Au‐delà du ludique, elles répondent à des règles précises et surtout servent pour les uns à approcher le noyau d’une vérité et pour les autres à l’inventer.
Mais ce jour là, j’étais juste une néophyte devant un kabbaliste et j’avais à peine commencé à lui répondre. J’avais à l’esprit Nadja d’André Breton, les écrits du magicien Borges, le Dibbouk d’An Ski, ce chef‑d’œuvre du théâtre juif. Et Yentl, le récit de cette femme qui se travestit en homme pour étudier le Talmud, d’Isaac Bashevis Singer, le seul prix Nobel de littérature attribué à un auteur yiddish.
Je lui sortis tout en vrac.
- Je vois, dit‐il.
Il voyait bien plus, en vérité. Tous ces livres que je n’avais pas encore lus et qui, dans les années suivantes ne quitteraient pas ma bibliothèque ou ma table de chevet… Les Contes hassidiques de Martin Buber, L’âme de la vie du Rabbin Hayyim de Volozhyn et Du fond de l’abîme. Journal du Ghetto de Varsovie de Hillel Seidman.
- Et quels sont les versets qui déjà t’accompagnent ? me demanda‐t‐il.
Ils se bousculaient dans ma tête. D’abord cette force « d’entrer et de sortir » dans un texte. De se laisser traverser par lui en même temps que de mettre à jour, parfois âprement, son enseignement. Moïse craignait à la fin de sa vie – lui qui tardait à la quitter, espérant encore fouler la terre d’Israël – de ne plus être capable de ces allers‐retours avec les sources de la connaissance.
Je pensais aussi à cette exigence requise dans la transmission, « tu l’enseigneras à tes enfants » ou à tes élèves. Le verbe choisi dans le verset se rapprochait d’un autre terme, aiguiser, ne laissant aucun doute sur le travail affuté auquel doit aspirer l’étudiant éternel de la sagesse. Et pourtant combien de bégaiements précèdent cette clarté.
- Il y en a plusieurs, fini-je par dire mais peut-être est-ce celui que vous êtes en train d’écrire : « Et ce n’est pas avec vous seulement que je conclus cette Alliance […] mais aussi avec qui n’est pas avec nous aujourd’hui ». Nous étions toutes et tous au mont Sinaï, n’est-ce pas ?
Je ne savais évidemment pas dans l’écriture de quel verset je l’avais interrompu, mais le maître ne me contredit pas comme si, d’une manière ou d’une autre, c’était toujours de ce verset qu’il s’agissait dans la Torah.
- Et dans l’océan du Talmud, quels passages t’ont interpellée ?
J’étais honorée par cette question car je n’avais embarqué dans cette étude que depuis quelques années seulement mais je répondis instantanément :
- Peut-être celui où Dieu nous demande pardon… « Présentez un sacrifice expiatoire de ma part et pour Moi parce que j’ai réduit la dimension de la lune ». La lune qui symbolise Israël et les femmes.
Le maître me regarda intensément… Arrivait‐il déjà à discerner en moi cette phrase d’Emmanuel Levinas, que je ne connaissais pas encore et qui m’accompagne jusqu’à présent ? « […] comme si chaque personne, par son unicité, assurait la révélation d’un aspect unique de la vérité, et que certains de ses côtés ne se seraient jamais révélés si certaines personnes avaient manqué dans l’humanité ».
Mais il n’avait pas encore fini de m’interroger :
- Et quel livre de la Bible, en plus des cinq livres de Moïse, emporterais-tu avec toi si tu ne devais en prendre qu’un ?
J’hésitai, je connaissais peu les livres des Prophètes. Un peu Josué, qui m’avait toujours questionnée, car être le second après le maître, guider tout un peuple et sortir du désert pour entrer dans la vraie vie, ça n’a pas dû être une sinécure. Il y avait aussi Ruth, qui se lie inconditionnellement à Noémie et que retrace l’ouvrage portant son nom.
- Je crois que c’est le Rouleau d’Esther, dis‐je finalement.
- Ah là où le nom de Dieu n’apparaît jamais, releva‐t‐il, il faut donc le chercher dans l’absence, les masques et le hasard.
J’acquiesçai. Je sentais ainsi ma liberté préservée. Et je n’étais pas insensible non plus à ce jeu de pistes ou de cache‐cache où ce qui se trouve se perd à nouveau si l’on n’y prend garde.
- Mais tu appartiens aussi aux livres que tu portes en toi, que tu as commencé à écrire et que tu écriras, me dit‐il.
Je le savais trop bien. Ces derniers m’habitaient et plus tard, bien plus tard, ne me laisseraient que peu de répit. Pour autant, avais‐je pris suffisamment de temps pour cet accomplissement ?
« Tu manges des pâtes tous les jours s’il le faut, mais tu continues et finis d’écrire cette histoire », m’avait adjuré cette autre amie, Ariane, avec qui j’avais autrefois visité Safed, à l’écoute des fragments d’une pièce que je venais de lui lire.
Alors le maître me donna un verset à dire après la fin de cette prière, la Hamidah, celle durant laquelle on se tient debout devant l’Eternel. Il commençait par la première lettre de mon prénom, – le sin, c’est-à-dire le s de Sarah – et se terminait par la dernière. C’était un verset d’Isaïe, que j’ai bien sûr toujours gardé. Et il me fit une bénédiction.
Le scribe, qui écrivait sur des parchemins et probablement aussi sur nos âmes, revint nous donner un autre et dernier cours.
Et je ne l’ai plus jamais revu.
Mais sa question m’accompagne encore. Toujours.
Et sa bénédiction aussi. Enfin, je crois.
Casting des sources par ordre d’apparition
- La question du titre, reprise par le maître dans ce récit, fut posée par le Gaon de Vilna (XVIIIe siècle) à un rabbin venu le voir comme le rapporte Élie Wiesel dans Conte d’un nigoun, Seuil, Paris, 2021, p. 30.
- Les notions de tsimtsoum, de « vases brisés », des « étincelles perdues » ou dispersées de par le monde et de tikkoun, « réparation », tirent leur origine dans l’enseignement de la Kabbale du rabbin Isaac Louria Ashkénazi (XVIe siècle) dit le Saint Lion de Safed.
- Les quatre figures du Char céleste comportant chacune quatre faces (une face humaine, de lion, de taureau et d’aigle) figurent dans Ézechiel chapitre 1 verset 11.
- Le vers de Rimbaud est tiré des « Voyelles » dans ses Poésies.
- Le lien entre la couleur tehelet et le trône céleste est une parole de Rabbi Meir dans le traité Menahot page 43b du Talmud de Babylone (T.B).
- La citation de Mallarmé est extraite de ses Œuvres Complètes, Eds. Henri Mondor et G. Jean‐Aubry, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, p. 383, mentionné par Daniel Sébastien Larangé, « La kabbale selon Mallarmé. D’un hermétisme juif à une herméneutique chrétienne », 2015, p78 lisible sur le site Acedemia.edu.
- Georges Perec, après avoir rappelé quelques termes de l’herméneutique juive rencontrée dans la Kabbale au travers de l’œuvre du professeur Gershom Scholem et de l’écrivain Borges dans son Éloge de la Cabbale, a écrit : « Un écho considérablement affadi de ces préoccupations vertigineuses me semble résonner encore à propos du lipogramme » dans « Histoire du Lipogramme » dans Oulipo. La littérature potentielle, Gallimard, Folio, 1973, p. 73 et 74. L’expression « bris de mot » est emprunté à un autre oulipien, Marcel Bénabou (voir par exemple https://www.oulipo.net/fr/biblio/bris-de-mots).
- Les trois extraits des versets de la Torah sont pris du Deutéronome, successivement chapitre 31 verset 2 à l’appui du traité Sotah 13b ; chapitre 6 verset 7 avec l’éclairage du traité Kiddoushin 30a du T.B. et chapitre 29 versets 13 et 14.
- La demande de pardon de Dieu à l’égard des femmes s’inspire du traité Houlin page 60b du T.B.
- La phrase de Lévinas est tirée de « La Révélation dans la tradition juive » dans l’Au-delà du verset, Éditions de Minuit, Paris, 1982, p. 163.