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Un exil oublié : Rosie Pinhas‐​Delpuech, la Turquie en mémoire

Écrivaine et traductrice née à Istanbul en 1946, Rosie Pinhas-Delpuech a traversé les langues, les pays et les cultures, entre la Turquie, la France et Israël. Issue d’une famille judéo‐​espagnole, elle a grandi dans une Turquie laïque et républicaine, façonnée par l’héritage d’Atatürk, avant de s’exiler à l’âge de 18 ans. Autrefois forte de plus de 100.000 membres, la communauté juive de Turquie ne compte aujourd’hui qu’environ 14.000 personnes, majoritairement installées à Istanbul. Dans ce contexte de disparition silencieuse, Rosie Pinhas‐​Delpuech revient sur son parcours de vie, d’exil et de mémoire.

Publié le 29 mai 2025

7 min de lecture

« Ma grand‐​mère maternelle, Rosa Hassid (1881–1958), et moi, vers 1949 » –
collection personnelle Rosie Pinhas‐Delpuech

Vous avez grandi en Turquie. Comment avez-vous vécu votre jeunesse en tant que juive dans ce contexte ?

Je suis née le 28 décembre 1946 à Istanbul, à l’hôpital américain situé sur la rive européenne, là où mes parents résidaient déjà. Jusqu’à mes 18 ans, je n’étais pas du tout intéressée par le judaïsme ; c’était simplement l’environnement dans lequel je vivais. Mes parents étaient très laïcs et tournés vers l’Occident, surtout après la Seconde Guerre mondiale. Ils regardaient du côté de la France, ayant tous deux étudié dans des lycées étrangers : mon père dans un lycée français catholique, ma mère dans un lycée allemand.

J’ai grandi dans une famille juive d’origine qui célébrait les grandes fêtes comme Rosh haShanah, Pessah ou Hanoukka, mais sans prières ni fréquentation de la synagogue. Ma grand‐​mère cuisinait comme les Juifs d’Edirne, en ajoutant un peu de sucre dans certains plats, contrairement aux traditions culinaires d’Istanbul. Ma mère a toujours préparé une cuisine juive à la maison, non kasher, par tradition plus que par conviction religieuse.

La Turquie d’Atatürk [fondateur de la république de Turquie en 1923] avait instauré une école laïque obligatoire pour tous les citoyens. J’ai donc grandi comme une « enfant d’Atatürk », apprenant le turc, l’histoire nationale et les valeurs de la révolution laïque. Je suis devenue une petite républicaine turque d’origine juive. À cette époque, jusqu’à mon départ en 1965, il n’y avait pas de mariages mixtes : chacun restait dans sa communauté. Je n’ai jamais connu l’antisémitisme. Mes amis turcs savaient que j’étais juive et il y avait une forme de tolérance naturelle. Nous étions turcs, bien accueillis depuis l’expulsion d’Espagne en 1492 et cela perdurait.

Malgré cette tolérance apparente, y avait-il des limites imposées à la communauté juive en Turquie ?

La condition implicite était simple : ne pas critiquer, ne pas faire de politique, ne pas chercher à intégrer les instances gouvernementales. Il y avait bien un député juif, mais c’était purement symbolique. Aujourd’hui encore, malgré une constitution laïque affirmant l’égalité, les minorités restent des minorités dans les faits.

C’est pourquoi mes parents, très lucides, m’ont encouragée à partir étudier en France. Ils avaient perçu mes capacités, mon envie d’apprendre et savaient que l’université d’Istanbul, bien que théoriquement accessible, ne l’était que partiellement pour une jeune fille juive. Il n’y avait pas d’interdiction formelle, mais une sorte d’auto-limitation intégrée par tout le monde, comme une évidence silencieuse.

En France, j’ai pu faire une maîtrise puis un doctorat, entourée de professeurs qui m’ont soutenue. Cela aurait été impossible à Istanbul, surtout en philosophie. Il y a des Juifs brillants en Turquie, mais on ne les retrouve ni à l’université, ni en politique, ni dans la haute fonction publique. Ce n’est qu’en arrivant en France en 1965, puis en découvrant Israël, que j’ai compris qu’un Juif pouvait s’investir en politique, s’exprimer, débattre. C’était une case vide dans mon monde d’origine.

« Ma tante Anna et mon oncle Nissim Guéron, mariés vers 1923 en Bulgarie » –
collection personnelle Rosie Pinhas‐Delpuech

Vous avez donc quitté la Turquie en 1965. Dans quelles circonstances et avec quelles attentes êtes-vous partie en France ?

Je suis partie en 1965 pour poursuivre mes études en France. Le départ s’est fait sans difficulté particulière et je ne ressentais pas de tristesse à ce moment‐​là, même si, rétrospectivement, l’exil marque toujours une vie. Au fond de moi, je savais que je ne reviendrais pas. Je suis partie avec ma meilleure amie, grâce au soutien de notre lycée français. Le gouvernement turc nous a fait passer un examen afin d’autoriser nos parents à nous envoyer de l’argent au taux de change officiel, ce qui évitait le recours au marché noir. C’était un geste de reconnaissance : un soutien tacite pour deux jeunes filles jugées brillantes. Mes parents, eux, n’étaient pas dupes : ils savaient que ce départ était probablement un aller simple. Beaucoup de Juifs qui quittaient la Turquie pour étudier ou se marier à l’étranger ne revenaient pas.

Deux ans plus tard, en 1967, mes parents m’ont rejointe en France. Ils disaient que la situation en Turquie n’avait jamais été totalement stable et qu’ils ignoraient ce que l’avenir leur réservait. Mais la décision s’est aussi appuyée sur un ancrage familial fort : une partie de notre famille était déjà en France depuis les années 1920, venue après la Première Guerre mondiale pour travailler mais aussi parce que la France représentait une forme d’idéal, une sorte de Jérusalem des francophones pour les Juifs. Cette branche de la famille s’était bien installée jusqu’à la guerre. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Turquie, qui avait eu la sagesse de rester neutre, a protégé ses ressortissants : de nombreux Juifs turcs vivant en France ont ainsi été épargnés grâce à leur passeport. 

Mais cela n’a pas toujours suffi. Anna, la sœur aînée de mon père, avait un passeport turc ; son mari Nissim et leur fils, André, un passeport bulgare. En 1942, les sujets bulgares sont raflés à Paris. Toute la belle‐​famille d’Anna meurt à Auschwitz. Leurs noms figurent aujourd’hui sur le Mur du Noms au Mémorial de la Shoah à Paris. Anna parvient à cacher son fils à la campagne où il est recruté par de jeunes membres de la Deuxième division blindée et s’engage dans la Résistance. Elle obtient pour eux deux des papiers de baptême. Le 26 août 1944, André défile sur les Champs‐​Élysées avec la 2e DB. Il meurt quelques mois plus tard, le 1er décembre 1944, à Boofzheim, en libérant l’Alsace. Notre histoire familiale [1] est profondément liée à celle de la France. 

Vous êtes ensuite partie en Israël. Qu'est-ce qui vous a motivée à y aller après votre expérience en France ?

J’avais un amour romantique pour la France et j’en attendais beaucoup. Mais une fois installée, j’ai été déçue. C’est là que je me suis véritablement découverte juive… et turque, deux identités que je n’avais jamais vraiment interrogées auparavant. En France, on me demandait souvent d’où venaient mes parents, quelle était l’origine de ma famille. Je n’avais pas de racines françaises et cela se ressentait dans le regard des autres. J’étais perçue comme une étrangère. Par ailleurs, je voulais enseigner mais, n’étant pas française, je n’avais pas accès aux concours de la fonction publique. C’était une forme d’exclusion indirecte, qui faisait écho à celle que j’avais connue en Turquie. Moi qui croyais que la France m’offrirait tout le contraire, je me retrouvais face aux mêmes limites.

Alors, en 1967, en pleine guerre des Six Jours, je suis partie en Israël. Là‐​bas, j’ai trouvé une société où tout le monde venait d’ailleurs, où chacun parlait une autre langue, où l’altérité était la norme. Et surtout, il y avait de la place pour enseigner à l’université. Très vite, cela est devenu possible pour moi. En réalité, ma première alyah, celle vers la France, s’est transformée en une véritable alyah vers Israël, avec un bonheur immense. J’y ai vécu deux fois cinq ans et ce lien ne s’est jamais rompu. L’intégration y a été naturelle, fluide, bien plus qu’elle ne l’avait été en France.

« Mon arrière‐​grand‐​père paternel Guéron, grand notable juif, probablement originaire de Plovdiv (Philippopoli), en Bulgarie. » – collection personnelle Rosie Pinhas‐Delpuech

Comment avez-vous maintenu le lien avec la Turquie après votre départ ?

Je suis retournée en Turquie pour la première fois en 1977, après douze ans d’absence, accompagnée de mon mari. Ce retour a été très marquant : j’ai retrouvé mes amis d’enfance, des Turcs juifs comme non juifs. Ce voyage m’a fait réaliser à quel point il était essentiel pour moi de cultiver ma mémoire et mon passé turcs, qui représentent un tiers fondamental de mon identité. En tant qu’écrivaine, je n’ai pas cédé à la nostalgie. J’ai préféré découvrir la Turquie d’aujourd’hui, différente de celle de mes souvenirs. Elle n’a pas besoin d’y ressembler : elle est ce qu’elle est et je la regarde, je la traduis, car elle fait partie de moi.

Ma grand‐​mère maternelle, qui traverse presque tous mes livres, a profondément marqué ma mémoire d’écrivaine. Bien qu’elle soit décédée alors que j’avais onze ans, je n’ai cessé de l’interroger sur nos origines. Elle avait un véritable talent de conteuse et j’avais l’impression qu’elle détenait une mémoire presque synchronique. C’est cette curiosité qui m’a poussée à explorer mes racines à Edirne. En 2005, j’y ai passé un mois à la recherche des traces de notre passé. J’y ai découvert des pierres tombales que j’aurais aimé emporter. J’ai aussi vécu à proximité de la grande synagogue, alors détruite, mais qui a depuis été reconstruite. C’est là que j’ai véritablement pris conscience de mon histoire : je suis une descendante directe des Juifs d’Espagne et d’Edirne par mes grands‐​parents paternels et maternels. Si une autre branche familiale, côté paternel, vient de Plovdiv en Bulgarie, la ville d’Edirne reste le cœur principal de mes recherches.

Un jour, par hasard, dans un musée, j’ai trouvé un livre remarquable retraçant l’histoire des quartiers juifs d’Edirne entre 1600 et 1950. Comme mon adresse de naissance était enregistrée à Edirne plutôt qu’à Istanbul, j’ai compris que toute notre histoire notariale communautaire y était restée. J’ai ainsi pu retrouver l’adresse exacte de mes ancêtres et de nombreuses maisons juives autour de la synagogue, ce qui m’a profondément ancrée dans ce lieu. Les Juifs turcs n’ont pas vécu dans la peur de dire qu’ils étaient juifs. Mais ils ont toujours adopté une politique de profil bas : ne pas se faire remarquer, rester discrets. Dans cette logique, les Juifs ont toujours été vus comme une communauté « tranquille », qui ne revendique ni territoire ni conflit avec le pouvoir. En échange, on leur laisse une place. C’est un statu quo tacite, accepté de part et d’autre.

Propos recueillis par Paloma Auzéau

[1] Rosie Pinhas‐​Delpuech raconte cette histoire dans un livre très documenté, Anna, une histoire française (Bleu autour, 2007).

Dates à retenir

1492 – Expulsion des Juifs d’Espagne et arrivéedans l’Empire ottoman : le sultan Bayezid II accueille des milliers de Juifs séfarades fuyant l’Inquisition. Ils s’installent notamment à Istanbul, Salonique et Edirne.

1923 – Proclamation de la République de Turquie : Mustafa Kemal Atatürk fonde la République suite à la chute de l’Empire ottoman.

1948–1949 – Après la création de l’État d’Israël, un important exode a lieu : entre 30.000 et 40.000 Juifs turcs quittent la Turquie pour s’installer en Israël.

1986, 1992, 2003 – Attentats contre les synagogues Neve Shalom et Beth Israël à Istanbul. L’attentat de 2003 ayant visé les deux synagogues, le plus meurtrier, fait 28 morts et plus de 300 blessés.

2002 – Arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) : le parti d’Erdoğan remporte les élections, marquant le début d’une nouvelle ère politique dominée par l’islam conservateur.