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Pourquoi la couleur serait‐​elle le signe des gens heureux ?

Nous avons rencontré dans son atelier Yoram Chisin, un artiste‐​peintre franco‐​israélien, installé à Paris depuis quelques mois pour continuer à vivre et à créer, pour se sauver de la guerre. À partir du 12 juin, il présentera “Habria”, une exposition qui tente de rendre fertile, même dans le traumatisme, quelque chose.

Publié le 6 juin 2025

6 min de lecture

C’est une pièce longue de plusieurs mètres. À gauche, de vieux livres empilés et quatre tableaux encadrés. Entre eux, pas tellement d’unité, est‐​ce la présence de couleurs vives, impétueuses qui les relie ? “Ce n’est pas parce que la couleur est souvent associée au bonheur, qu’il s’agit de quelque chose d’heureux”, prévient d’emblée l’artiste-peintre franco‐​israélien Yoram Chisin alors que nous visitons son atelier dans le quartier de l’Institut du Monde Arabe. Pourquoi la couleur serait‐​elle le signe des gens heureux ? “Peut-être parce que le noir recouvre tout, peut-être parce que c’est la couleur que l’on porte lors des enterrements”.

Photos © Gali Eytan

Depuis quelques mois, le peintre vit et crée à Paris. Depuis que son psychiatre lui a demandé de s’éloigner de son pays. Le dépaysement s’ajoute à ses médicaments qu’il prend matin, midi et soir. En septembre 2024, l’armée israélienne entrait au Liban pour plusieurs semaines, ses souvenirs d’ancien soldat de l’unité combattante Golani sont alors remontés à la surface. D’un coup, ça l’a envahi. “Le PTSD [trouble de stress post‐​traumatique] peut, comme une boîte noire, se libérer, nous explique l’artiste. Je ne vais pas parler de ça, sinon je vais pleurer”. La conversation zigzague sans que la guerre ne s’en éloigne : comment des Israéliens peuvent‐​ils prendre du plaisir à regarder Fauda, à revivre leur réalité ? Lui trouve un certain réconfort (sans atteindre la tranquillité non plus) en regardant des films américains des années quarante. “J’avais 18 ans et on m’a dit, eux, c’est les méchants. C’était très difficile d’être un soldat confronté à des citoyens palestiniens”. Après l’armée, il a témoigné dans le cadre de “Break The Silence”, une association qui réunit des soldats israéliens dénonçant la colonisation. “On peut être fier qu’il y ait des soldats qui reconnaissent que des erreurs graves ont été commises et qui en parlent, que des médias comme Haaretz existent pour dénoncer les actions de notre gouvernement… Ce qui ne veut pas dire pour autant que nous sommes un État qui pratique l’apartheid”. Oui, évidemment qu’il plaide pour une solution à deux États mais dans quelles conditions ? “Comme dit mon ami Yaïr Golan [ex‐​officier et principal opposant de Nétanyahou], commençons par l’éducation, par réformer le système éducatif palestinien. Et comme disait Amos Oz, comme on ne peut pas être mariés avec les Palestiniens, alors divorçons dans les règles”. 

Sur le mur de droite, une toile prend des allures de tapisserie, des carrés fuschias, oranges, verts, jaunes, bleus, flottent côte à côte comme si un fil transparent les tenait suspendus. “C’est une manière de donner une structure à mon monde, quelque chose de stable”. Une structure qu’il ne s’engage pas à respecter, il dépasse toujours du cadre, la peinture prend aussi vie sur le mur. “Parce que les artistes vivent ‘on the edge’”. Il invoque une autre image pour traduire son travail de créatif, son statut à part : “J’absorbe ce qui m’entoure, telle une vache qui mâche et donne ensuite du lait, je mâche l’histoire, je mâche mon environnement, je réfléchis et je sors quelque chose”. D’ailleurs, la plupart de ses œuvres sont encadrées par des coupures de journaux, parce qu’il se sent entouré de nouvelles informations, comme si sa maison était habitée par les médias, par les commentaires qui s’accumulent sur les réseaux sociaux. 

Pourquoi s’installer à Paris ? “J’ai essayé de sortir du deuil qui m’entoure, de venir dans un endroit neuf qui ne connaît pas la guerre. Ici, je prends mon vélo, je m’assois en face de la pyramide du Louvre ou quelque part sur l’île Saint-Louis et j’allume mon cigare. En Israël, je sors de chez moi et, où que j’aille, la guerre est présente, les visages des otages, mon fils qui appartient à une unité d’élite et qui est engagé pour sept ans”, décrit‐​il, la voix presque chuchotante et un cigare à la main (qui ne cesse de s’éteindre et qu’il ne cesse de raviver). Ici, il a pris de nouvelles habitudes : pédaler, s’arrêter chez Sennelier, “le plus grand marchand de couleurs”, préparer ses couleurs, peindre. 

Au bout de son atelier, une toile nous interpelle, elle est recouverte d’un bleu qu’il a créé à partir de plusieurs pigments, ce qu’il appelle “nuclear blue”, “la couleur qui me traduit le mieux, qui me calme. J’ai besoin de me calmer”. Il nous apprend que cette couleur se révèle dans l’eau au contact de combustibles nucléaires. Il ajoute déjà convaincu : “l’eau, ça nous apaise, le son du roulement des vagues, ça nous apaise”. 

Photos © Gali Eytan

“Mon grand amour c’est Rothko, il dit que c’est au ‘viewer’ de faire parler la toile, qu’est-ce que ça t’évoque ?” Ses créations sont chargées, il y a plusieurs niveaux de lecture, des matières enchevêtrées et indisciplinées, des couches de peinture qui recouvrent d’autres couches de peinture, parfois un cratère, un creux, une plaie béante. Tout ça pèse lourd. Y compris pour celui ou celle qui s’en approche. “On peut toucher, on n’est pas au musée”, assure‐​t‐​il. Mais, est‐​ce radioactif ?

Pourquoi choisir la France pour aller mieux ? Est‐​ce le bon pays, le bon moment ? C’est surtout une histoire familiale, l’histoire de son ascendance. Après la Shoah, ses grands‐​parents revenus d’Auschwitz se sont installés à Toulouse, “c’est la France qui les a accompagnés”. Ses parents se sont rencontrés à Toulouse, Yoram Chisin y est né. Quand il s’exprime en français, on ne sait pas quel accent s’échappe, serait‐​ce l’accent toulousain ou israélien ? Comme si les deux pouvaient se confondre. “J’avais quatre ans quand mes parents ont décidé d’émigrer en Israël, après la guerre de Kippour. Ils s’y sont installés pour des raisons politiques, par idéal sioniste, pour aider à construire… C’était une démarche d’intellectuels de gauche, mon père était médecin-chirurgien et professeur de physique nucléaire, ma mère, dentiste.” Il grandit dans un environnement ultra‐​privilégié, se rend très souvent à Paris, skie l’hiver à Courchevel et retrouve à la table de ses parents l’intelligentsia de Jérusalem. “Mon père était persuadé que la paix adviendrait, que je n’aurais pas à faire l’armée. Et puis, j’ai intégré l’armée et j’ai compris que mes parents appartenaient à un autre monde”. Aujourd’hui encore, la guerre est longue et ses enfants n’ont pas été épargnés par sa violence, “je suis jaloux des jeunes Français qui peuvent vivre des vies normales, sans service militaire obligatoire. Les Israéliens, eux, n’ont pas la possibilité d’être tranquilles.”

Sur un tabouret gribouillé de bleu se posent une pile de livres “bleu nucléaire” et une pile de livres colorés en rose réunis par plusieurs fils. “Après la Shoah, je crois que c’est le livre qui a permis de se reconstruire, nous sommes le peuple du livre, nous l’avons toujours été”. 

À côté de la porte d’entrée, se tient une œuvre, une tête de fils emmêlés, “the mess, le balagan”. Dans son atelier, le bordel s’organise, il prend vie, il renaît. C’est bon signe, c’est ce que l’on croit. On pense au doré qui apparaît sur certaines de ses toiles, il scintille comme s’il incarnait un espoir, quelque chose de fertile quelque part. “En hébreu, ‘or’ signifie ‘lumière’”, traduit‐​il. Ici, la lumière est différente, c’est elle qui guide la création d’un nouveau monde, c’est elle qui fédère les œuvres de l’exposition “Habria, un voyage abstrait entre rupture et renaissance” qu’il inaugurera le 12 juin à Paris.