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Hommage à Pierre Nora

Texte prononcé par le rabbin Delphine Horvilleur le 11 juin 2025, lors d’une cérémonie de shiva (deuil) pour Pierre Nora dans la synagogue Copernic de JEM à Paris.

Publié le 11 juin 2025

4 min de lecture

Chers amis,

Nous ne sommes pas ici par hasard. Pierre m’avait demandé qu’après son enterrement, nous puissions réunir ici ses proches et nous retrouver dans cette synagogue.

Je devine que certains parmi vous en sont surpris et se disent, à juste titre, que Pierre Nora n’était pas religieux. Il ne l’était pas au sens où on l’entend généralement, au sens d’une pratique, d’une croyance ou d’un attachement au rite.

Pourtant, bien des fois, nous avons eu tous deux des conversations si puissamment juives, des conversations sur son lien à notre histoire et à notre héritage, sur le sens de cette identité pour lui. 

Évidemment, nous avons parlé de ce qu’il voulait pour le moment de son départ. Il avait choisi d’être inhumé à la campagne, tout près de La Cour des Hayes, une maison si chère à son cœur. Et c’est là qu’il y a quelques jours, nous l’avons accompagné, entourés de ses très proches, pour une cérémonie très intime, comme il l’avait souhaité.

Autour d’Anne sa femme, d’Elphège son fils, et de la famille Nora.

Je veux en cet instant leur redire mon immense affection et, plus que cela, mon amour. Leur dire simplement combien il a été bouleversant pour moi d’être témoin de la puissance de leur lien à Pierre.

Dire tout particulièrement à Anne, mon amie si chère, combien être témoin de l’amour que vous vous portiez tous les deux, a été pour moi et pour tant d’entre nous une immense inspiration. Dire aussi à Elphège, combien de fierté et de fascination il y avait dans le regard de son père chaque fois qu’il parlait de lui.

Au cœur de cette cérémonie, dans ce petit cimetière de campagne, il s’est passé quelque chose qui ne m’était jamais arrivé avant et que je voudrais vous raconter. À l’instant où j’ai commencé à chanter la prière, tandis que je me demandais ce que Pierre aurait dit, ce qu’il aurait vraiment voulu, lui qui se moquait des bondieuseries, à cet instant précis – sa famille en est témoin – s’est produit quelque chose d’étrange. Il y a eu une bourrasque assez forte et, d’un coup de vent, mon livre de prière s’est refermé. Prise par l’émotion, j’ai cherché à retrouver la page mais il n’y avait rien à faire.

Je ne pouvais pas m’empêcher de sourire à l’idée que, d’un au‐​delà auquel Pierre Nora ne croyait pas du tout, il m’envoyait quand même un sacré message, plein d’humour – parce qu’il n’en manquait pas… Une façon très drôle de me dire : « Chut, tais‐​toi. Et trouve d’autres mots pour me raconter et pour honorer ma mémoire ».

Alors c’est ce que nous allons faire dans un instant, entendre d’autres mots, et écouter des proches nous parler de lui, presque comme s’il s’agissait d’une liturgie, d’un texte ô combien sacré. 

Bien sûr, tout à l’heure, nous dirons le kaddish et, comme sa mélodie a résonné au violoncelle, les mots de cette prière ancestrale s’élèveront à leur tour.

Avant de passer la parole à ses amis, je voudrais ajouter un mot.

Pierre Nora était l’héritier d’un judaïsme qu’on a appelé longtemps israélite, un franco‐​judaïsme aux origines lorraines, amoureux passionnément de la France et de sa culture.

Il aimait raconter l’origine de son nom de famille. Et le fait qu’au détour d’un décret napoléonien, il a été demandé il y a plus de deux siècles à ses ancêtres de changer de nom. Et voilà comme les Aron sont soudain devenus Nora, par une simple inversion des lettres.

Ça sonnait sans doute plus français mais ce nom cachait aussi un double secret, à la fois l’anagramme du nom du Grand prêtre dans la Bible, Aron devenu Nora, mais aussi un sens hébraïque nouveau, une fois ces lettres inversées. Nora veut dire « terrible », « grandiose », ou encore « lumineux ».

À bien y réfléchir, je crois que tous ces mots, toutes ces identités mêlées ne lui allaient pas si mal.

Pierre Nora fut, pour beaucoup d’entre nous, comme Aron, le Grand prêtre, un homme dont la splendeur et la dignité ont rayonné sur le monde, sur ceux qui ont eu la chance de l’approcher, pour capter un peu de sa lumière grandiose.

Je sais que nombreux sont, dans cette synagogue et bien au‐​delà, les gens qui pourraient en témoigner, dire de quelle manière l’homme dont nous célébrons ce soir la mémoire a fait d’eux des gens plus grands, plus érudits ou plus cultivés.

Je le dis en présence de tant d’esprits brillants de notre pays réunis ici, devant ses amis de l’Académie française, devant les éditeurs, les penseurs, les chercheurs de notre génération.

Un jour, nous avions parlé tous les deux du sens de l’Histoire et de la mémoire dans le judaïsme. Nous évoquions notamment Yosef Hayim Yerushalmi dont il avait été proche et dont les travaux dialoguent tant avec les siens.

Et puis je lui avais dit alors qu’en hébreu, il n’existe aucun mot pour dire « Histoire ». La mémoire se dit zekher. Mais le mot « Histoire » n’existe pas vraiment dans cette langue. En hébreu moderne, on dit historyia, c’est-à-dire qu’on emprunte au grec son étymologie. Dans la Bible, le mot qui s’en approche le plus est toldot, qui veut dire littéralement « les engendrements », « les naissances ». La pensée juive ne conçoit pas l’Histoire autrement que comme l’enchaînement des générations, le passage d’un relai entre ceux qui partent et ceux qui restent mais continueront à les raconter.
Je crois que cette idée lui a plu.

J’aime à penser qu’en cet instant, parce que tant d’entre nous savent ce qu’ils lui doivent et se savent les enfants de sa pensée et de son érudition, nous vivons pleinement un moment d’Histoire.

Je ne sais pas si Pierre Nora est capable, depuis l’au-delà, et par‐​delà sa vie, de fermer les livres de prière… mais je sais qu’il est capable de nous en faire ouvrir beaucoup d’autres.
Ouvrir des livres qu’il aura écrits ou contribué à publier…
Et nous permettre de vibrer encore longtemps, exactement comme les cordes d’un violoncelle, à la mélodie du kaddish.

Que la mémoire de ce grand homme soit pour nous tous une immense bénédiction.