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“On sait que les biais antisémites gagnent du terrain dans les rédactions”

Depuis un an, le collectif « À Juste Titre » (AJT) relaie quasi‐​quotidiennement sur les réseaux sociaux les biais antisémites des médias traditionnels. Le collectif identifie ces biais, produit un décryptage et alerte les rédactions pour que les journalistes puissent prendre conscience des conséquences de leurs mots sur le développement de la haine antijuive. Interview de Leslie Valensi, la fondatrice du collectif AJT.

Publié le 13 juin 2025

6 min de lecture

© Olga Kundina, Noa, 2020, Oil on canvas, 100×61 cm
Œuvre présentée dans Tenoua #180, été 2020 – Courtesy Rosenfeld Gallery, Tel Aviv

Le collectif À Juste Titre agit essentiellement sur les réseaux sociaux et interroge les pratiques de certains journalistes quant à leur couverture de l’antisémitisme en France et de la guerre entre le Hamas et Israël. Comment est né ce collectif? 

Comme de nombreuses personnes juives en France, après le 7 octobre, j’ai expérimenté une forme de psychose, j’ai eu peur pour mes enfants, pour moi. J’ai même retiré ma mezouza et incité ma fille à ne pas mentionner sa religion si jamais on lui posait la question… Sur le plan professionnel, je suis attachée de presse depuis 20 ans et j’ai l’habitude d’échanger avec des journalistes “société”, des journalistes féministes, et je n’ai pas pu rester indifférente à leur silence. Comment pouvait‐​on passer à côté du massacre du 7 octobre, des agressions sexuelles dont ont été victimes les femmes israéliennes (otages et assassinées) ? Comment fermer les yeux sur les biais de ces journalistes ? Fin 2023, je décide d’adresser une lettre aux journalistes que j’ai l’habitude de côtoyer. Je leur écris que, comme beaucoup d’autres Juifs de France, je ne peux pas faire comme si l’antisémitisme n’existait pas, ce mal nous ronge et les médias peuvent agir là‐​dessus. Ils ont une responsabilité, celle de porter la plume dans la plaie, de peser leurs mots, de ne pas générer par inadvertance une incompréhension voire une diabolisation des Juifs de France. Seules trois personnes ont pris la peine de me répondre. 

Après avoir découvert dans l’édition 2024 de la Radiographie de l'antisémitisme en France d’AJC (American Jewish Committee) qu’il existait un lien entre la médiatisation d’un évènement antisémite d’une gravité extrême et la recrudescence des manifestations de haine antijuive. J’ai validé un ressenti qui me préocuppait depuis un moment : un problème de taille se situe dans la manière de traiter les sujets liés à l’antisémitisme. Et, après le viol de l’adolescente de 12 ans à Courbevoie et le choc des réactions, j’ai décidé de réunir des communicants, des attachés de presse, pour qu’ensemble, on puisse repérer les biais médiatiques antisémites, proposer des décryptages, des contenus pédagogiques qui éveilleraient davantage les consciences des journalistes et, pourquoi pas, les accompagneraient dans leur travail. Nous ne sommes pas là pour leur faire la leçon. 

Comment s’organisent vos actions concrètement ? 

Aujourd’hui, nous sommes près de 50 communicants, aux opinions diverses et variées et aux orientations politiques plurielles, c’est d’ailleurs ce qui nous permet d’analyser les articles collectivement, de la manière la moins biaisée possible. Nous échangeons quotidiennement sur un groupe Whatsapp, nous nous partageons ce qui s’écrit ou se dit sur l’antisémitisme et la guerre entre Israël et le Hamas, et nous procédons à une veille de l’actualité. 

Je le rappelle, nous sommes réunis pour repérer les biais antisémites dans les médias généralistes (nous évitons les médias d’extrême droite comme d’extrême gauche tels que Valeurs Actuelles, Blast, AJ+ ou encore Frontières) et les “débunker”, pas pour discuter des opinions politiques de chacun. Certains membres du collectif analysent les publications problématiques et proposent un décryptage, que nous validons collectivement et que nous postons ensuite sur nos réseaux sociaux. Nous partageons aussi en story les articles dont nous félicitons la présence, ceux qui portent sur l’histoire et la mémoire de la Shoah, sur l’action des Justes, ceux qui s’engagent pour que l’histoire ne se répètent pas. De ce côté, la presse quotidienne régionale réalise un travail remarquable en suivant régulièrement des lycéens dans le cadre d’un voyage de mémoire. 

Depuis peu, nous avons pris l’initiative de contacter les auteurs de ces biais antisémites pour les inviter à s’interroger et pour qu’éventuellement, ils puissent amender la publication problématique. Même si nous ne sommes pas beaucoup de membres actifs, nos abonnés (plus de 3.000 personnes) prennent aussi le temps d’écrire leur désaccord aux journalistes “biaisés”. Récemment, une abonnée à découvert dans Mon Quotidien (un journal destiné aux enfants de 10 à 13 ans) un dessin de presse sur lequel des soldats israéliens utilisent des Palestiniens comme des “boucliers humains”. Nous avons évidemment contacté la rédaction pour indiquer que ce dessin ne reposait pas sur des faits établis (un article du New York Times et une dépêche de l’agence Associated Press s’appuient sur des témoignages pour relayer l’information, non sur une enquête), qu’il aurait été très utile de préciser que le Hamas, en tant qu’organisation terroriste, a l’habitude de se servir des civils situés dans des hôpitaux ou des écoles comme de boucliers humains. Nous avons aussi jugé important de rappeler l’impact que peut avoir ce genre de publication sur les enfants juifs à l’école quand on sait que 16% des élèves ne veulent pas d’un Juif pour ami. La rédaction nous a répondu mais a considéré qu’elle traitait de façon équitable le 7 octobre et la guerre à Gaza. 

Quels sont les biais antisémites les plus récurrents dans le paysage médiatique français ?

Nous observons plusieurs types de biais : le biais de cadrage (ou de contexte), c’est-à-dire que le journaliste ne va pas mettre l’accent sur l’information principale et donc donner de l’importance à une information annexe… On pense au titre d’un article récemment publié dans Libération après l’agression du rabbin Elie Lemmel : “Un palestinien hospitalisé sous contrainte après avoir agressé un rabbin”. Le biais de désinformation consiste à diffuser une information tout simplement fausse. Par exemple, “Urgence Palestine [collectif qui relaie ouvertement la propagande du Hamas], ce collectif pour la paix à Gaza”, une information délivrée par France Info web. Le biais d’attribution peut consister à attribuer des qualités comme le charisme, l’intégrité et la modestie à un leader du Hezbollah comme Hassan Nasrallah (c’était le cas du Monde à travers une publication hagiographique). On peut aussi attribuer à cet article du Monde un biais d’impact émotionnel, autrement dit, le journaliste fait appel à l’émotion, son écriture peut susciter l’empathie du lecteur pour le chef terroriste. On observe aussi très souvent un biais d’illustration (d’iconographie) : la photographie d’un soldat israélien sert à illustrer carrément autre chose, comme une attaque en Turquie (20 Minutes a actualisé sa photo après avoir été contacté par nos membres). 

Après avoir relevé un biais antisémite, qu’attendez-vous des journalistes ? 

Nous espérons surtout qu’ils tendent l’oreille et qu’ils puissent remettre en question leurs certitudes, leurs biais. Nous cherchons d’abord à faire émerger un dialogue, des solutions plus constructives, nous ne sommes pas là pour distribuer les bons et les mauvais points. Un jour, l’AFP avait écrit dans l’une de ses dépêches que la guerre à Gaza avait été déclenchée par l’armée israélienne, nous avons réagi et les faits ont été rétablis. Nous en sommes bien conscients : nous intervenons toujours trop tard, après la publication, quand l’erreur a déjà été commise, quand l’erreur peut encore être corrigée. Le journal 20 Minutes, au moment du cessez‐​le‐​feu et des libérations d’otages israéliens en échange de prisonniers palestiniens (début 2025), avait désigné les prisonniers palestiniens comme des otages. Nous avons alerté sur un mésusage des termes, l’article a été rectifié. Nous avons interpellé Jérôme Fenoglio, le directeur du Monde, lors d’un live sur Instagram organisé par le quotidien, sur le “mur de Gaza” [un mur sur lequel étaient affichées des images impliquant que les Israéliens étaient en partie responsables du 7 octobre], il a considéré que c’était un micro‐​détail. On ne sait pas si ce commentaire a pu compter, on a peut‐​être provoqué une nouvelle discussion en interne, on ne sait pas… 

Nous continuons nos actions parce que nous sommes écoutés et, quand bien même nous ne le serions pas, nous aurions au moins eu le mérite de ne pas rester silencieux. Parfois, les rédactions se montrent à la hauteur des enjeux. Mais, nous ne sommes pas naïfs, nous savons que le biais antisémite est plus fort que nous, que l’antisémitisme gagne du terrain dans les rédactions. Nous l’avons accepté. Pour autant, nous ne sommes pas désespérés et nous pensons que certains journalistes peuvent encore prendre de la hauteur, prendre conscience de leur responsabilité : leurs mots trouvent un écho et peuvent inciter (malgré eux) à un passage à l’acte.

Comment étendre vos actions ? 

Nous avons l’intention de former à ces biais des étudiants en journalisme voire des journalistes travaillant dans des rédactions. Pour le moment, nous avons eu l’occasion de rencontrer les étudiants de l’ESJ Paris (la seule école qui a répondu favorablement à notre proposition). Ils devaient être une centaine à assister à notre présentation (plutôt conçue de façon interactive), ils n’ont été qu’une cinquantaine : la moitié a préféré s’absenter (et être pénalisée par l’école) plutôt que d’interroger ces stéréotypes antisémites. Côté positif, depuis, une étudiante non juive a rejoint le collectif. 

Propos recueillis par Léa Taieb