
© Gali Eytan
“Les enfants, venez, on a quelque chose à vous dire…”
Sefy et moi avions appelé nos enfants à nous rejoindre dans le salon, autour d’un goûter de dimanche de printemps parisien. Nous allions leur annoncer quelque chose en prononçant une phrase à la fois solennelle et redoutée, que j’avais moi‐même entendue dans mon enfance et mon adolescence, une phrase qui pourrait tout bouleverser — que mes enfants avaient déjà entendue un an plus tôt à Tel Aviv, un après‐midi calme à la maison, deux mois avant notre départ pour passer une année à Paris (débutant en septembre 2023).
Voilà, nous y sommes, cette année sabbatique touche à sa fin et nous allons leur annoncer que “Nous avons décidé de rester à Paris encore un peu. Papa a été nommé professeur à l’université !” La réaction a été plus difficile que ce que nous avions imaginé : des cris, des larmes, une immense peine… Je me suis reconnue dans leur douleur, leur désaccord, ce sentiment d’injustice. “Mais vous aviez promis ! Vous aviez dit : juste un an !” Et c’est vrai. “On retournera à Tel Aviv à chaque vacances scolaires. Ici, il y en a souvent… pas comme en Israël…” On a essayé d’ajouter un peu de sucre à ce goûter devenu salé. “Et puis, la bonne nouvelle, c’est que Hagai (mon grand frère) et vos cousines viennent aussi habiter à Paris.”
Je me souviens des longues conversations téléphoniques avec mon frère, ma sœur, mon père ou mes amis dans l’année précédant le 7 octobre. Tous étaient inquiets pour l’avenir. Pour la première fois, plus personne ne disait “tout ira bien” (Hakol ihiye beseder) – cette phrase si typiquement israélienne. Cet optimisme n’avait plus sa place. Cette fois, rien n’allait, hakol lo beseder. Les conversations prenaient l’air de celles de nos grands‐parents racontant les années trente :
“Il est en train de changer le pays.
On devient une dictature.
Tout devient extrême.
Ceux qui ne voient pas le nuage approcher vivent dans l’ignorance.
Les manifestations ne servent à rien.
Il faut partir. Donner une autre chance aux enfants.
Ne rentrez pas. Les enfants sont déjà adaptés. Il ne reste ici que le désespoir.”
Ces mots, je les ai entendus. Mais je ne voulais pas y croire.
Qu’est-ce qui nous arrive ? Dans quelle époque vivons‐nous ? En Europe, l’extrême droite culmine. En Israël, aussi. On a l’impression que les valeurs changent.
Depuis le 7 octobre 2023, nous vivons les heures les plus sombres, les journées, les semaines, les mois – peut‐être les années – les plus dures et traumatisantes depuis la création d’Israël. En Israël comme dans la diaspora, la vie de tout le monde a changé ce jour‐là. On n’est plus les mêmes, et on ne le sera plus jamais. Les Israéliens ont cette capacité de continuer, de survivre. Pour survivre, il faut vivre. Créer une routine. Avancer. On n’a pas le choix. La vie est trop courte. Vivre au jour le jour. Mais beaucoup ont décidé de partir un peu. Les alertes, les missiles, la guerre, le traumatisme… Faire une pause. Respirer. Essayer de vivre ailleurs. D’autres ont décidé de partir pour réaliser un rêve, étudier à l’étranger, ou réaliser une histoire d’amour. Après le 7 octobre, c’était le moment de le faire.
En 2024, 82.700 Israéliens ont émigré. Et 32.281 nouveaux immigrants sont arrivés en Israël. 15% des nouveaux immigrants arrivés entre 2019 et 2023 ont quitté le pays en 2024.
Alors, comment commencer une nouvelle vie ailleurs ? Comment fait‐on pour vivre dans un autre pays et, en même temps, vouloir aider, contribuer, sauver ceux qui sont restés ; les familles d’otages, les survivants de Nova, les soldats et soldates de Tsahal, les familles du Sud, du Nord, les familles des réservistes ? Comment réagir quand on prend le métro et que l’on tombe sur des personnes enveloppées d’un keffieh et l’air fier et, qu’au même moment, nos familles nous envoient : “on est au miklat, mamad, dans un abri, dans le hall de l’immeuble …” ? Comment aller à un rendez vous professionnel le cœur fendu, le souffle coupé par la colère, la tristesse, l’impuissance et, sur le chemin, voir les visages des otages déchirés couverts de graffiti “Free Palestine, from the river to the sea”. Comment vivre à l’extérieur et faner à l’intérieur ? Comment font les Israéliens qui ont choisi de vivre à Paris aujourd’hui ?
Comment intègre‐t‐on une nouvelle vie ? Quelles sont les difficultés que les Israéliens rencontrent ici ? Comment gérer le décalage entre la vie ici et là‐bas ? Peut‐on imaginer un avenir ? Quelles sont leurs nouvelles habitudes ? On vit ici… mais nos pensées sont là‐bas, 24h/24, 7j/7.
À travers ce projet photographique, je cherche à partager les visages, les histoires, les émotions de celles et ceux qui, pour un temps ou pour longtemps, ont choisi de vivre à Paris depuis ou avant le 7 octobre. Mon regard se pose sur ces trajectoires individuelles comme autant de fragments d’un récit collectif en mouvement. Une tentative de garder une trace de ces parcours singuliers dans une époque bouleversée.