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Jean Améry : “Ce sera l’antisionisme de gauche qui se chargera de remettre les Juifs à leur ancienne place”

Et si tout avait déjà été écrit sur l’antisionisme de gauche, le nouveau visage de l’antisémitisme ? De 1967 à 1978, Jean Améry, penseur et survivant d’Auschwitz, avait déjà analysé avec acuité ce que l’on observe aujourd’hui (et que l’on peine toujours à croire) : l’antisémitisme qui habite le camp de l’émancipation, celui de la gauche occidentale, la diabolisation de l’État d’Israël, symbole de l’impérialisme et du colonialisme, le terrorisme antijuif devenu “résistance”. Aujourd’hui, paraît Le nouvel antisémitisme, une série de textes de Jean Améry préfacée par Eva Illouz.

Publié le 20 juin 2025

7 min de lecture

© Yury Kharchenko, “Jean Améry on Oct. 7 at 6:29 AM” – Acrylic on canvas, 200 x 150 cm, 2024 – @yury.kn

Il y a quelque chose de déstabilisant à découvrir les textes de Jean Améry (né Hans Chaim Mayer) plus de cinquante ans après leur publication. C’est comme si cet intellectuel se tenait à nos côtés, comme s’il décrivait ce qui se joue depuis le 7 octobre 2023 dans certains mouvements de gauche et au sein de jeunesses engagées (féministes, LGBTQI+, écologistes) : l’antisémitisme “contenu dans l’anti-israélisme ou l’antisionisme comme l’orage l’est dans le nuage est de nouveau honorable.” Dans un autre texte, il ajoute : “L’antisémite honorable a une conscience morale d’une enviable pureté, une sensibilité d’un calme marin. Il se sent de plus, ce qui est encore bénéfique à la paix de sa conscience, en plein accord avec le cours de l’Histoire.” Pourquoi donc remettre en question un sentiment qui se pare des habits de la vertu ? Pour compléter cette introduction et lui donner toute la pesanteur qu’elle mérite, reprenons Sartre : “Ce que l’antisémite souhaite, ce qu’il prépare, c’est la mort du Juif”. 

Depuis le massacre du 7 octobre et la réplique israélienne à Gaza, une majorité de Juifs de gauche ne sait plus où elle habite. Elle s’étonne du communiqué de LFI au lendemain du 7 octobre, elle s’étonne de l’absence de l’extrême gauche à la marche contre l’antisémitisme en novembre 2023, elle s’étonne de l’invisibilisation des victimes israéliennes, des otages (et de l’arrachement de leurs affiches), elle s’étonne du soutien de ses camarades à des collectifs relayant les discours de propagande du Hamas, elle s’étonne de sa propre diabolisation (accusée de porter la responsabilité de la guerre à Gaza), de sa stigmatisation (notamment lors des élections européennes et législatives), de son éviction si elle ne se revendique pas antisioniste (donc, contre une solution à deux États), de son sacrifice pour réconcilier les gauches (le député Jérome Guedj est accusé de provoquer l’antisémitisme qui le vise et, parce qu’il le dénonce, il est rendu coupable des déchirements de la gauche). Irène Heidelberger‐​Leonard, professeure de littérature allemande et signataire de la postface, partage ce trouble : et s’il avait rédigé ces pages “spécifiquement pour les jours d’aujourd’hui” alors que nos systèmes de référence s’écroulent ?

Jean Améry, désigné Juif par les lois de Nuremberg (issu d’un couple mixte, il a surtout grandi dans la tradition catholique en Autriche), résistant, survivant d’Auschwitz, homme de gauche et attaché de façon existentielle à Israël, avait décrit et prédit ce nouvel antisémitisme dans plusieurs textes écrits de 1967 à 1978 (année de son suicide) : “Ce sera l’antisionisme de gauche qui se chargera de remettre les Juifs à leur ancienne place, qui leur intimera de ne pas marcher la tête trop haute, de ne pas oublier leur culpabilité et honte ontologiques”. Dans ces mêmes textes, il avait aussi traduit l’impossible condition du Juif de gauche, peut‐​être le moins libre des Juifs, avait‐​il interrogé. Aujourd’hui, le Juif de gauche reste plutôt fidèle à ses valeurs et fidèle à l’existence du seul État juif du monde (tout en critiquant avec véhémence la politique menée par le gouvernement de Benjamin Nétanyahou, plaidant pour la libération des otages, un cessez‐​le‐​feu à Gaza, un arrêt de la colonisation en Cisjordanie et une solution diplomatique à cette guerre qui dure depuis trop longtemps). Nous pourrions sûrement ajouter que le Juif de gauche, à travers son sens de la justice morale, en plus de manquer de liberté, prend le risque de l’excommunication. Par sa propre communauté, il peut se retrouver accusé de traîtrise. 

Et pourtant, ce n’est pas suffisant pour contenter une certaine partie de la gauche. Seul le positionnement de Tsedek et de l’Union juive française pour la paix, collectifs de Juifs antisionistes, trouvent grâce à ses yeux. “Parce que l’antisémitisme vertueux contenu désormais dans l’antisionisme, intime aux Juifs de choisir : entre appartenir à l’humanité et marcher la tête haute d’un côté, et avoir honte d’être représenté par un État juif de l’autre.” 

Comment des militants de gauche dont l’histoire est étroitement liée à l’histoire de la lutte contre l’antisémitisme depuis l’Affaire Dreyfus (“les organisations de gauche étaient notoirement les seuls à exclure l’antisémitisme de principe”) peuvent‐​ils sombrer dans un tel totalitarisme ? En 1969, Jean Améry esquissait une réponse : “[Leur] image d'Israël est caractérisée par les traits odieux de la violence militariste, quand ce n’est pas fasciste. Et [leurs] sympathies vont bien entendu aux divers corps-francs arabes, en particulier au Fatah qui a pour elle, la gauche, le visage à la fois d’airain et transfiguré du résistant.” Ce passage vient directement faire écho à La Meute, une enquête des journalistes Charlotte Belaïch et Olivier Pérou consacrée à l’absence de démocratie au sein de LFI : “Dans la vision décoloniale qui s’est imposée au sein de LFI, les Juifs sont du côté des Blancs, donc de l’oppresseur”. Depuis 1948, les Juifs, “minorité éternellement martyrisée”, ne semblent pas autorisés à se construire un refuge – même imparfait, quel pays ne l’est pas ? –, leur “émancipation est décrétée ‘impérialiste’”. Ce n’est pas la bonne cause à défendre contrairement aux “luttes de libération nationale des Algériens ou des peuples indonésiens”.

À la différence d’autres intellectuels de gauche, Jean Améry a ouvert les yeux, comment comprendre sa lucidité (ou son non aveuglement) ? Serait‐​ce lié à son histoire de survivant d’Auschwitz ? Il n’avait pas choisi d’être juif, il a été désigné comme tel par les nazis. Juif comme le synonyme de “mort en sursis”. Sur le sujet de son êtrejuif (néologisme qui lui sert à désigner son identité subie), il écrit : “La société me voulait juif, il ne me restait plus qu’à accepter la sentence; me retirer dans la subjectivité à partir de laquelle j’aurais peut-être pu dire que je ne me ‘sentais’ pas juif aurait été un jeu sans intérêt de nature privée”. En préface de l’ouvrage, Eva Illouz nous apprend qu’après la Shoah, “acte ultime de résistance, il le [l’être juif] choisira librement. Elle ajoute : C’est ce double mouvement de négation et d’affirmation, d’enfermement et de choix, qui constitue la position essentielle de l’intellectuel qui pense avec Auschwitz”. Comment un penseur rescapé pourrait‐​il penser sans les camps ? La pensée d’Améry est indissociable de son expérience concentrationnaire, indissociable des millions de Juifs assassinés, “être solidaire avec Israël c’est pour moi rester fidèle aux camarades morts”. Qu’entend-il par là ? Jean Améry le dit à plusieurs reprises : oui, il est étranger à cette “terre hostile”, non, il ne partage pas la langue des “gens de cette terre hostile qui sont seuls, abandonnés du monde entier”, leur culture, leur folklore. Mais, pour les Juifs de diaspora (comme pour les Juifs israéliens), Israël est une question existentielle, “car les juifs ont appris en Israël comme Ernst Bloch [philosophe allemand] l’appelle dans un autre contexte à ‘marcher la tête haute’”. Autrement dit, les Israéliens disposent désormais d’une terre et les Juifs de diaspora peuvent compter sur “un asile virtuel” s’ils doivent fuir leur pays d’origine. “Le cerveau simplet, on ne veut pas reconnaître que cette union du désespoir [entre Juifs de diaspora et Israël] n’a rien d’une bouffonnerie fantasque, qu’elle exprime au contraire le pur et simple fait que l’enfant de l’Holocauste qu’est le Juif sait au fin fond de son cœur où se trouve l’établissement d’urgence où on est disposé à soigner ses brûlures”. 

Avec Israël, les Juifs peuvent se définir à partir de leur propre regard, non à travers le regard de celui qui espère leur disparition, “chaque Juif a acquis une nouvelle identité”. “Améry est sioniste parce que seul le sionisme permet d’échapper aux surdétermination imposée par les autres”, résume Eva Illouz. “Depuis qu’il y a Israël, il sait que le Juif n’est pas comme l’antisémite a si longtemps essayé de le lui faire croire jusqu’à finir par l’en persuader, lâche, inapte au travail manuel, uniquement né pour la finance, incapable de travailler la terre, qu’il est un casanier radoteur et dans le meilleur des cas un baratineur plein d’esprit”, estime de son côté Jean Améry. 

Comment traverserait‐​il la période que l’on vit ? Pourrait‐​il continuer à militer au sein de la gauche française, supporter son déni de l’antisémitisme voire son encouragement ? “Si la jeunesse de gauche persiste dans son manichéisme naïf pro-arabe, les Juifs d’Europe occidentale et des États-Unis nativement d’esprit progressiste et libéral manifesteront une tendance à rallier des complexes conservateurs, pourvu qu’ils ne soient pas anti-israéliens.” Nous l’avons déjà écrit : depuis le 7 octobre, les Juifs de gauche se trouvent sans parti fixe, dans une forme d’errance. De plus en plus, des Juifs de France, comme Jean Améry l’avait anticipé, s’orientent vers la droite de l’échiquier politique, celle qui n’a pas encore tenu de propos antisionistes. En mars dernier, le Rassemblement National (perçu comme moins ouvertement antisémite que LFI) a même été invité par le gouvernement israélien à participer à une conférence sur la lutte contre l’antisémitisme… 

Jean Améry aurait‐​il perdu l’espoir du dialogue ? On pourrait croire que oui : “On en est arrivé, comme on le voit, au point où la parole d’un Juif n’est plus acceptée par ceux qui sont de gauche comme condamnée par anticipation, s’agissant du problème d'Israël”. Selon lui, “la gauche devrait exiger la double liberté : dans le pays d’accueil de s’assimiler sous le signe des Lumières ou bien d’émigrer dans un Israël” dont les frontières sont celles de 1967. Concrètement, que peut‐​on attendre de ce camp politique ? “La seule chose que je lui demande c’est un minimum de bonne volonté et d’équité dans le jugement politique”. Est‐​ce quelque chose de réalisable ? Sur le plan électoral, l’union des gauches aurait‐​elle intérêt à prendre la mesure des événements ?

Comme beaucoup de Juifs de gauche aujourd’hui, le penseur aurait sûrement appartenu au camp de la paix, exigeant la libération des otages et la reconnaissance des massacres du Hamas, l’apaisement à Gaza et une politique humaniste de la part du gouvernement israélien. D’ailleurs, il le rappelle, la sécurité des Israéliens ne viendra pas sans la liberté des Palestiniens et inversement. “N’en venez pas au point où la solidarité impérissable qui nous [les Juifs de diaspora] lie à vous [Israël] se transformerait en communauté de catastrophe réunissant ceux qui sombrent en commun. Car il ne fait aucun doute, face à l’antisémitisme rampant qui relève la tête sur tous les continents de l’extrême droite à l’extrême gauche, que les Juifs de la diaspora et ceux de l’État d'Israël dépendent les uns des autres : marcher la tête haute pour les premiers n’est pas possible sans l’existence de ces derniers; et ceux-ci ne s’en sortiront pas sans l’aide morale des premiers”.

Après une telle lecture, on se demande pourquoi ces écrits de Jean Améry, ce “classique du futur” (d’après l’expression du journaliste suisse Jürg Altwegg) n’ont pas suffisamment été pris au sérieux. Avons‐​nous choisi le déni ou s’est-il imposé à nous pour continuer à vivre en diaspora ? Qu’en est‐​il de la gauche européenne, est‐​elle sensible à ce discours (s’il lui parvient), est‐​elle encore en mesure de rectifier des décennies d’idéologies ? “Ce livre est une bouteille à la mer”, glisse Jean‐​Claude Zylberstein, le directeur de la collection de l’inédit. Ce papier aussi. 

Le nouvel antisémitisme, Jean Améry, collection “Le goût des idées”, Les Belles Lettres, 2025, 13,90€