
Vous êtes tous les deux nés à Téhéran, dans quel environnement avez-vous grandi?
Michèle : J’ai de bons souvenirs de Téhéran, nous vivions bien. J’ai quitté l’Iran à l’âge de 9 ans, en 1956, lorsque mon père a été promu à un poste à l’UNESCO à Paris. J’ai donc essentiellement grandi en France. Je ne suis retournée là‐bas qu’en 1975, l’année de mon mariage, et j’y suis restée quatre ans, jusqu’à la Révolution islamique.
Joseph : De mon côté, c’est un peu différent. Je suis né à Téhéran en janvier 1949 dans une famille juive traditionaliste. Nous allions à la synagogue, respections le Shabbat et les grandes fêtes juives comme Rosh haShana ou Pessah. Mon père était plus religieux que nous. J’ai quitté l’Iran à l’âge de 31 ans, en 1980.
Avant la Révolution Islamique, dans quel climat vivaient les Juifs en Iran, et quelles étaient les relations avec Israël à cette époque ?
Joseph : La présence juive en Iran remonte à plus de deux mille cinq cents ans. C’est l’une des plus anciennes communautés juives au monde. Sous le règne du Shah Mohammad Reza Pahlavi (1941−1979), nous étions en sécurité. Le pays était modernisé et, surtout, c’était un régime laïque. Les Juifs vivaient bien, nous étions intégrés. Il y avait des écoles juives. D’ailleurs, je me souviens que l’une d’elles s’appelait Ozar Hatorah. L’Alliance Israélite Universelle était aussi présente en Iran. Il y avait environ 100.000 juifs dans tout le pays, principalement dans les villes de Téhéran, Ispahan et Shiraz.
Michèle : Oui, à l’époque, les relations entre l’Iran et Israël étaient très bonnes. Nous vivions sans problème, il n’y avait aucun souci à se faire. D’ailleurs, des vols directs existaient entre Téhéran et Tel Aviv avec la compagnie aérienne El Al. Certains Iraniens, même musulmans, se rendaient en Israël se faire soigner. Il y avait aussi une Ambassade israélienne, devenue “Ambassade de Palestine” après la Révolution islamique.

(collection personnelle)
Avez-vous été confrontés à un climat antisémite à ce moment là ?
Joseph : Non, je n’ai pas eu de problème particulier. À mon travail, tout le monde savait que j’étais juif, je ne m’en cachais pas. Mais c’est vrai que certains collègues musulmans tenaient parfois des propos antisémites. Ils employaient le mot “Jud”, un terme plutôt péjoratif pour désigner les Juifs.
Michèle : Je n’ai pas connu ce que mon mari a vécu. C’est vrai qu’il pouvait y avoir de l’antisémitisme dans certains quartiers populaires, comme on pourrait le voir en France aujourd’hui. Mais ça n’était pas si courant, et il n’y avait pas d’attaques physiques.
Comment avez-vous vécu le basculement au moment de la Révolution islamique en 1979, en tant que Juifs ?
Michèle : Plusieurs années avant l’arrivée de l’Ayatollah, peut‐être dix ans avant la Révolution, le Shah avait prévenu les Juifs : « Partez tant que je suis là. Vous pouvez emmener vos biens, vos affaires, vous ne serez pas inquiétés ». À l’époque, c’était encore possible de quitter le pays librement, sans obstacle. Mais avec l’arrivée de Khomeini, ça s’est compliqué très vite. Nous avons eu la chance de pouvoir emporter une partie de nos affaires, de ne pas partir les mains vides. Ce n’était pas le cas de tout le monde. Beaucoup de Juifs ont quitté le pays, vers Israël ou les États‐Unis, sans rien.
Le changement s’est-il fait du jour au lendemain ou avez-vous senti les choses se durcir progressivement ?
Michèle : Disons que les règles sont devenues de plus en plus strictes. Par exemple, entre février et avril 1979, je ne me couvrais pas encore la tête. Ce n’était pas obligatoire tout de suite. Mais très vite, les lois religieuses sont tombées les unes après les autres, et tout s’est durci. Aujourd’hui encore, les femmes doivent se couvrir d’un voile, même s’il y en a beaucoup, très courageuses, qui retirent leur foulard dans la rue. C’est risqué, mais elles le font.
Joseph : À l’époque, même le grand rabbin de Téhéran a été obligé de féliciter publiquement le nouveau régime, sans doute par peur de représailles. Personne ne nous a explicitement dit de partir, mais on sentait bien que la situation allait devenir plus difficile qu’avant.

Tous les Juifs sont-ils partis dès 1979, ou certains ont-ils espéré pouvoir rester?
Michèle : Non, beaucoup nous demandaient : « Mais pourquoi vous partez ? Ça ne va pas durer, ça va changer ». Eh bien non, ça ne change pas. Ça fait 46 ans que ça dure. Et ceux qui ont attendu, qui pensaient que la situation allait s’améliorer, ont souvent dû partir plus tard, dans des conditions bien plus difficiles.
Joseph : Oui, il y en a qui ont fui par la route, à dos d’âne, avec des passeurs. Des passeurs kurdes, souvent, qui faisaient ça en échange d’argent, bien sûr. C’était dangereux, très dangereux. Mon frère, lui, est parti en 1983 avec sa femme et leur petite fille. Ils ont vraiment pris des risques. Ils devaient se déguiser en paysans, faire semblant de traverser le pays comme des villageois, à pied et à dos d’âne. Chaque jour qui passait après la Révolution rendait le départ plus compliqué et plus risqué.
Comment s’est déroulé votre départ ?
Michèle : Khomeini est arrivé le 1er février 1979 et a été proclamé chef de la Révolution le 12 février. Je suis partie deux mois plus tard, le 29 avril, avec ma fille qui avait deux ans, j’étais enceinte de six mois. J’ai voulu partir vite, par peur d’être empêchée de voyager. Alors j’ai pris l’avion, précipitamment, avec ma fille dans les bras. La deuxième est née en juillet 1979, et mon troisième enfant un an et demi plus tard.
Nous n’étions pas les exilés les plus malheureux. Mes parents vivaient déjà en France, à Courbevoie, dans un grand appartement. Ils nous ont accueillis, hébergés pendant plusieurs années. Nous avions un point de chute, ce qui a tout changé. Mais malgré ça, partir est toujours un déracinement douloureux.
Joseph : Moi, je suis resté en Iran jusqu’en 1980. J’avais encore beaucoup de choses à gérer là‐bas. Il y avait notre appartement à vendre, mon travail à quitter, je travaillais dans la technique, chez Xerox, et surtout, ma famille : ma mère, mes frères, mes sœurs… Je ne pouvais pas tout laisser comme ça, du jour au lendemain. Quand j’ai finalement décidé de partir, ça n’a pas été simple. J’ai été bloqué deux nuits à la frontière avant de pouvoir prendre un avion depuis Istanbul.
Comment avez-vous été accueillis en France ?
Michèle : Pour moi, ça a été. Je me sens plus française qu’iranienne, j’ai passé l’essentiel de ma vie ici. En tout, j’ai peut‐être vécu 14 ou 15 ans en Iran, pas plus. À l’échelle d’une vie de 77 ans, ce n’est pas grand‐chose.
Joseph : De mon côté, c’était un grand changement. Je ne me suis pas senti totalement étranger en arrivant, parce que ma femme était déjà là, avec ses parents. J’ai appris la langue, et nous avons obtenu tous les deux le statut de réfugiés politiques, avec une autorisation de travail valable deux mois. Grâce à ce document, j’ai pu décrocher un emploi. Comme j’avais travaillé pour Xerox à Téhéran, ils m’ont embauché d’abord pour un an à Paris, puis pour toujours. Heureusement que j’ai trouvé ce travail, parce que nous ne touchions aucune aide financière, et ma femme s’occupait de nos trois enfants. En 1993, nous avons obtenu la nationalité française.
Quand êtes-vous retournés en Iran pour la dernière fois?
Joseph : Je suis retourné trois fois en Iran depuis la Révolution. La dernière fois, c’était en 2017. J’y suis surtout allé pour aider ma sœur, qui était malade, nous devions l’emmener en Israël se faire soigner. Cela surprend toujours quand je le dis, mais il y a encore des synagogues à Téhéran. Je suis allé à la synagogue en portant une kippa, sans aucun problème. On la portait en pleine rue, les gens nous voyaient, ils savaient qu’on était juifs. Il n’y avait pas d’agression. C’était dans un quartier huppé – bien sûr, c’est différent dans les quartiers populaires.
Concrètement, est-ce qu’on peut être ouvertement Juif en Iran aujourd’hui ?
Michèle : Oui, il reste peut‐être 8.000 ou 10.000 Juifs en Iran, pas plus. C’est une toute petite communauté comparée à ce qu’elle était. Près de 90% des Juifs sont partis. Avant, les Juifs étaient tolérés, mais depuis le 7 octobre, et tout ce qu’il se passe à Gaza, c’est beaucoup plus compliqué. Les rabbins ne peuvent pas afficher leur sionisme, ils doivent prétendre marcher avec le régime, certains se sont même rendus à des manifestations anti‐israéliennes par obligation.
Joseph : Nous connaissons encore beaucoup de Juifs qui vivent en Iran. Beaucoup aimeraient partir, comme mon cousin qui est là‐bas avec sa femme et ses enfants. Mais il y a aussi la question matérielle, financière. Ce n’est pas si simple de tout quitter. C’est pour ça que je dis que nous avons été relativement favorisés. On avait un point de chute ici, en France. On a pu rentrer avec nos biens. On a eu beaucoup de chance.

Avec leurs 3 enfants, 8 petits enfants, leurs trois gendres et belles‐filles (collection personnelle)
Comment vivez-vous le fait d’être à la fois d’origine iranienne et profondément liés à Israël ?
Michèle : Dans des circonstances pareilles, on est plus Juifs qu’Iraniens. Et puis, on a tous les deux une grande partie de notre famille en Israël. Joseph y a trois sœurs et deux frères et moi j’y ai des cousines et leur famille.
Joseph : En fait, presque toute notre famille est soit en Iran, soit en Israël, soit aux États‐Unis. On est très liés à ces pays. C’est une situation difficile.
Depuis les frappes israéliennes du 13 juin sur l’Iran, la situation semble très tendue à Téhéran. Est-ce que vous avez pu avoir des nouvelles de vos proches ? Comment vivent-ils cette escalade ?
Joseph : Nous avons eu quelques échanges par SMS avec nos proches en Iran, mais c’est très difficile. L’accès à Internet leur est coupé, les communications sont instables, et on ne peut pas les joindre par téléphone. Ils nous disent que ça va, mais on sent bien qu’ils essaient de nous rassurer. On espère surtout qu’ils sont à l’abri.
Michèle : Côté israélien, on reste en contact constant avec notre famille. C’est très dur pour eux, mais ils tiennent bon. Une partie était venue à Paris nous rendre visite, ils devaient repartir lundi dernier… et ils sont toujours bloqués ici. Ils ne savent pas quand ils pourront rentrer. C’est une période vraiment éprouvante.
On pense beaucoup à eux, on s’inquiète. Il y a des missiles d’un côté, des bombes de l’autre… c’est très, très dur. Autour de nous, on nous demande de prier.
Propos recueillis par Shaya Baldassari
Dates à retenir
- 1941 : Début du règne de Mohammad Reza Pahlavi, dernier Shah d’Iran.
- 16 janvier 1979 : Le Shah quitte l’Iran en exil.
- 1er février 1979 : Retour de l’ayatollah Khomeini à Téhéran.
- 11 février 1979 : Chute du régime impérial.
- 1er avril 1979 : Proclamation officielle de la République islamique d’Iran, après un référendum.
- Décembre 1979 : Adoption officielle d’une constitution islamique, instaurant un régime théocratique chiite.
- Dès 1979 et durant les années quatre-vingt : Exode massif de la communauté juive iranienne.