
Sarah Kofman est une philosophe française née en 1934. Elle est l’auteure d’une vingtaine de livres de philosophie, érudits et profonds, jusqu’au vertige : sur Friedrich Nietzsche et Sigmund Freud, sur des philosophes anciens et modernes, sur ses compagnons de pensée (Sartre, Blanchot, Derrida), sur la littérature du point de vue de la philosophie (Diderot, Hofmann, Nerval), pour ne citer que quelques figures connues. Et d’un seul texte explicitement autobiographique : Rue Ordener Rue Labat publié l’année de son suicide, en 1994.
Cette femme d’idées livre pour la première fois des faits bruts qui ont pour principale caractéristique de toucher à son intimité la plus inavouable. Enfant cachée pendant la Seconde Guerre mondiale, Sarah Kofman nous donne à lire ces années ambivalentes où la grande Histoire la place contre son gré sous la protection de sa mère, pour laquelle elle n’a jamais développé aucun véritable attachement. Le livre devient l’aveu du lien honni et de toutes les figures qui aboutiront à sa substitution.
À de nombreuses reprises, le récit impossible ressemble à une succession de listes. Il débute par une liste qui n’en est pas une – puisqu’elle cite l’unique objet laissé derrière lui par son père raflé en juillet 1942 et assassiné à Auschwitz – un jour de Shabbat : « un stylo comme l’on n’en fait plus, et qu’il fallait remplir avec de l’encre. […] Je le possède toujours, rafistolé avec du scotch, il est devant mes yeux sur ma table de travail et il me contraint à écrire, écrire ».
Viennent ensuite la liste des institutrices aimées : Madame Fagnard (une raconteuse d’histoires, qui donnait des leçons de piano gratuites à Sarah qui éprouvait à son égard « de la vénération ») et Mademoiselle Chevrin rue Doudeauville, avant la guerre, puis Mademoiselle Bordeaux, après la guerre. À Nonancourt, Madame Morin ;
la liste des amies disparues, certaines définitivement – Hélène Goldenberg, puis Mathilde Klaperman –, d’autres temporairement : Jeanne Le Sovoï, Olga Trokacheff, Simone Vidal, Geneviève Lablanche, Monique Delrieu.
La liste de ses frères et sœurs : Isaac, le plus petit (baptisé « Jacquot »), Joseph, et Aaron devenu « Henri », avec lequel elle fut cachée à quelques kilomètres de Nonancourt, à Merville. Ses deux sœurs Annette et Rachel, qui devint « Jacqueline ». Tous furent cachés, travestis, dé‐nommés, déplacés, re‐nommés, sauvés.
La liste des cachettes successives : à la campagne, où Sarah se refusa à manger de la nourriture non kasher, et risqua, par son attitude, de faire savoir à tous son origine juive. De retour à Paris, chez madame Fagnard, l’institutrice vénérée, pour une nuit. Puis à la campagne de nouveau, dans la Somme. Une semaine dans une famille rue du Département dans le 18e arrondissement. À l’hôpital Claude Bernard, dans le pavillon des contagieux. Puis rue des Petits‐ménages, rue Lamarck, où la Gestapo débarqua de nuit et déporta tous les enfants. Miraculeusement, la mère de Sarah l’avait reprise quelques heures auparavant, interpellée par les hurlements de sa fille au désespoir. Retour rue Ordener. Puis rue Labat, où une « ancienne voisine » de ses parents, qui s’informait toujours de leur santé, les accueillit en peignoir, et leur offrit des œufs à la neige. Sarah la trouva « très belle, douce, affectueuse. J’en oubliais presque ce qui nous avait conduit chez elle, ce soir-là ». Cet hébergement devait être provisoire ; il dura toute la guerre, car la Gestapo avait mis les scellés sur la porte des Kofman le 9 février 1943, contraignant sa mère à disparaître également, pour survivre.
Cette femme se fit appeler « Mémé » et appelait Sarah « Suzanne », « parce que c’était le prénom le plus voisin du sien (Claire) sur le calendrier ». Petit à petit, la relation entre « Mémé » et « Suzanne » se développe, laissant de côté la mère biologique de Sarah, avec son yiddish, ses craintes, et ses frustrations qui la transforment en ce que la guerre a fait d’elle, à savoir une créature lamentable et disloquée, véritable incarnation de celle qu’on cache, qu’on néglige, qu’on ne regarde plus et qu’on oublie souvent.
À la Libération, « ce fut un véritable déchirement. Du jour au lendemain, je dus me séparer de celle que j’aimais maintenant plus que ma propre mère ».
À la douceur de celle qui n’a pas été persécutée ni traquée (plats raffinés, culture livresque, légèreté), s’oppose l’austérité de la mère qui sanctionne et continue à penser en juive d’Europe de l’Est (faire des économies, travailler, protéger sa famille). La petite Sarah, qui a désormais 11, 12 ans, veut « rester chez mémé ». Un procès devant un tribunal des F.F.I. (Forces Françaises de l’Intérieur) plus tard, Sarah est définitivement confiée à sa mère biologique, à son grand désespoir. C’est l’école de la République qui lui procurera l’occasion de son émancipation : le seul endroit où elle put s’intégrer et « devenir » celle qu’elle n’imaginait pas encore héberger – elle‐même. Après‐guerre, elle passe « ses bacs » (à l’époque, il y en avait deux) dans des conditions matérielles épouvantables, négociant continuellement avec sa mère pour pouvoir poursuivre ses études :
« Ma mère me coupait l’électricité tôt le soir ; je me souviens d’avoir lu, sous les draps, à l’aide d’une lampe électrique, Les Chemins de la liberté, de Sartre. »
Une bourse d’étude lui permit de faire une khâgne et une hypokhâgne complètes, en habitant des foyers de lycéennes : « J’y eus, nous dit‐elle, pour la première fois, une chambre pour moi toute seule ».
Sarah Kofman est une voix rare, concise et retenue. Rue Ordener Rue Labat porte en son centre la nostalgie du père absent, celle de la langue jamais tout à fait oubliée – l’hébreu du Livre –, et des désirs de jeune fille déchirés par des modèles contradictoires s’excluant l’un l’autre. C’est un livre douloureux sur les situations paradoxales dans lesquelles la guerre plonge les individus, sur la persévérance des désirs individuels lors de catastrophes vécues collectivement, et sur la cruauté des affinités électives. La voix neutre de Sarah Kofman exprime le besoin de rester au plus près des faits et porte avec elle la discrétion et la retenue qui lui étaient propres. On sent la nécessité de tenir à distance le tragique des passions, de décrire les sentiments sans chercher à les revivre, de rendre hommage au courage sans le sublimer :
« Je n’ai pu me rendre à ses obsèques. Mais je sais que le prêtre a rappelé sur sa tombe qu’elle avait sauvé une petite fille juive pendant la guerre. »
La sobriété de Sarah Kofman permet de démêler l’écheveau des existences broyées par l’histoire en privilégiant une poétique du lieu qui ne ment ni ne déforme les événements. Quand tout a été dérobé, reste le nom des lieux – rue Ordener, rue Labat, L’Haÿ‐les‐Roses, le Moulin de Moissac –, appréhendés comme autant de personnages inconnus et potentiellement hospitaliers, quoiqu’impropres – et c’est là leur qualité principale – à la délation, celle‐ci demeurant invariablement humaine.
Dernière édition
Sarah Kofman, Rue Ordener, rue Labat suivi de Autobiogravures,
Édition augmentée, établie et annotée par Isabelle Ullern, Verdier, 2024, 12€
