Nous sommes plus d’une semaine après la fin du procès de Courbevoie (nom qui a été donné à ce dossier). Les auteurs des viols (âgés de 13 ans en 2024) ont été condamnés à neuf ans et sept ans de prison ferme. Que retenez-vous de ce procès ?
Nous retenons tout d’abord que ce procès était nécessaire pour rendre justice à cette jeune fille de 13 ans (12 ans au moment des faits), lui reconnaître sa qualité de victime, exiger des mesures de réparation et demander des explications à ses bourreaux.
Mais – et nous le regrettons –, parce que les auteurs des faits sont mineurs, le huis‐clos a été imposé. Ce qui veut dire que la société passe à côté de nombreux enseignements et que notre parole ne suffira pas à rendre compte de la richesse des débats. Nous pouvons tout de même rappeler deux éléments essentiels qui ont marqué ce procès : à la haine du Juif, qui a été la ligne rouge de cette affaire, s’ajoute la haine de la femme. L’antisémitisme des auteurs a été nourri par de nombreux contenus sur les réseaux sociaux et le caractère sexuel des actes commis par leur addiction à la pornographie (images qu’ils visionnaient en boucle). Dès 12 ans, ces garçons avaient construit leur image – très dégradée – de la femme à partir des mises en scènes des films qu’ils visionnaient, à partir de violences récurrentes et normalisées dans les rapports sexuels. Attention, ils étaient bien conscients que ce qu’ils infligeaient à leur victime était interdit par la loi, que c’était quelque chose de moralement condamnable (ils ont d’ailleurs menacé la jeune fille pour la dissuader d’en parler à ses parents et de porter plainte à la police). Pour autant, ils ne se sont pas rendus compte du niveau de gravité de leurs actes. Ils n’ont manifesté aucune empathie envers leur victime qu’ils ne considéraient pas comme leur égale puisque juive. Un an après les faits (et un suivi socio‐judiciaire), les agresseurs ne semblent toujours pas conscients de la prégnance de leur haine antisémite allant jusqu’à contester le caractère antisémite des actes commis sur leur jeune victime.
C’est à travers une réponse judiciaire que l’on peut faire émerger une réponse sociétale : en 2024, une enfant de 12 ans a été violée en région parisienne parce que juive. Ce n’est pas un fait divers. C’est un fait de société. Si elle n’avait pas été juive, elle n’aurait pas été victime.
D’après, un sondage Ifop sur la haine antijuive, 16% des élèves ne souhaiteraient pas être l’ami d’un Juif. Dans ce contexte, de plus en plus d’enfants juifs choisissent de ne pas révéler leur identité juive voire de la cacher. C’était le cas de la préadolescente qui a été violée en juin 2024 à Courbevoie. Comment envisagez-vous les années à venir, les enfants sont-ils condamnés à vivre leur judéité chez eux ?
D’après les signalements qui nous parviennent, la haine antijuive commence dès l’école primaire et ce sont des actes graves : un enfant a eu la tête plongée dans la cuvette des toilettes d’une école très chic du 16e arrondissement de Paris, des élèves se retrouvent avec le pupitre tagué d’une croix gammée, d’autres sont traités de « sales Juifs » ou sont la cibles de blagues visant à minimiser la Shoah (ou à « reprendre le travail »), d’autres encore sont stigmatisés, marginalisés, coupés de tous leurs camarades (dans les jeux, dans la cour de récréation, en classe), ils ne sont même plus invités aux anniversaires. En conséquence, les parents prennent les devants, ils déménagent pour s’installer dans des quartiers perçus comme plus préservés (ce que l’on appelle une alya interne), ils demandent à leurs enfants de se faire discrets sur leurs vacances en Israël, sur leurs cours de Talmud Torah, sur leurs pratiques à la maison. Mais, peu importe les mesures de précaution, certains enfants sont vite stigmatisés après avoir été désignés comme Juifs par leurs camarades. Nous ne savons pas comment ces générations d’enfants pourront évoluer…
Comment comprendre la "précocité" des auteurs d’actes antisémites ? De quelles sources se nourrit leur haine ?
La haine des Juifs s’apprend habituellement au sein de la cellule familiale ou du cercle proche : si les parents martèlent de vieux poncifs antisémites, l’enfant les intègre. Mais depuis quelques années, un nouvel élément entre en ligne de compte : l’addiction aux réseaux sociaux qui démarre de plus en plus jeune et qui enseigne la haine de l’autre, des Juifs, présentés comme responsables de la politique du gouvernement israélien, « colonisateur », « génocidaire » (la liturgie antisémite peut aller de Dieudonné au GUD, un groupuscule d’extrême droite qui appelle à l’intifada). Donc, dans un monde binaire (celui façonné par les réseaux sociaux), « si je soutiens la Palestine et que toi aussi, nous sommes amis. Si tu es Juif alors tu soutiens Israël, je suis donc antisémite, nous sommes ennemis et je dois te combattre (voire te nuire) ». L’antisémitisme est un ciment social, il fédère. Par l’antisémitisme, on se situe socialement. C’est un « raisonnement » que l’on retrouve dans de plus en plus de cas. À ce manichéisme (pro‐Palestiniens vs Juifs) s’ajoutent les clichés antisémites traditionnels véhiculés depuis le Moyen Âge.
Après un acte antisémite perpétré à l’école, que faire ? Faut-il interpeller la direction de l’établissement, porter plainte ? La justice est-elle encore en capacité d’accompagner les victimes d’antisémitisme ?
Dès qu’une demande d’aide émerge, nous la recevons (à partir du moment où nous jugeons crédibles les accusations), nous l’accompagnons en encourageant systématiquement les parents à porter plainte, nous saisissons le rectorat et contactons l’établissement en espérant que certains renforcent leur cours d’éducation civique ou puissent mettre en place un temps dédié au vivre ensemble. Au sein de l’OJE [Organisation juive européenne que les deux avocats dirigent], nous estimons que toute infraction à caractère antisémite doit être poursuivie (même quand les auteurs ont moins de 13 ans et qu’ils ne s’exposent qu’à des mesures éducatives) et la victime ne doit pas débourser un centime pour obtenir justice. Tous nos avocats interviennent donc de façon bénévole.
Dans chaque dossier, ce qui nous préoccupe c’est comment protéger l’enfant au plus vite. Nous le savons, le temps judiciaire est un temps long (au plus rapide 4 à 5 mois soit la moitié d’une année scolaire mais, en moyenne, 12 à 18 mois) et dans des cas de harcèlement antisémite, il n’est pas possible d’attendre une réponse judiciaire pour soulager un jeune. Nous ne pouvons pas prendre le risque d’un décrochage scolaire, d’une phobie scolaire, d’une dépression voire d’une tentative de suicide. À titre d’exemple, pour s’en sortir, une jeune fille scolarisée dans un lycée public du 93 a dû être exfiltrée, suivre ses cours à distance, passer ses épreuves du bac dans une salle isolée du reste des lycéens. C’est la solution temporaire que nous avons pu trouver. La procédure judiciaire, elle, est lancée et nous la mènerons à terme.
Propos recueillis par Léa Taieb