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Auschwitz‐​Birkenau : comment Depardon a forgé nos mémoires visuelles

Comment représenter Auschwitz‐​Birkenau, plus grand centre de mise à mort des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ? Nous souvenons‐​nous, dans nos livres d’Histoire, à quelles images était associé ce lieu d’anéantissement ? Étaient‐​ce les photographies réalisées en 1979 par Raymond Depardon, photographe et réalisateur ? Aujourd’hui, une partie de ce reportage est exposé au Mémorial de la Shoah à Paris. 

Publié le 27 juin 2025

4 min de lecture

“Ces images, on les connaît. En France, ce photographe a véritablement forgé notre mémoire visuelle de ce camp”, estime Sophie Nagiscarde, responsable des activités culturelles au Mémorial de la Shoah. Comme beaucoup, elle avait croisé les photographies du reporter sans savoir qu’il en était l’auteur. Sans savoir que c’était son regard qui avait influencé nos regards (et nos représentations). 

En 1979, le site d’Auschwitz-Birkenau entre au patrimoine mondial de l’Unesco, Paris Match propose à Depardon de réaliser une série de photographies sur cet autre monde. Il accepte. Sans avoir préparé sa visite, il se retrouve là‐​bas, de l’autre côté du rideau de fer. “Quand il arrive, le choc l’absorbe. Il est très marqué par les films réalisés par les soldats de l’Armée rouge en janvier 1945 qui ne s'attendaient pas à ça”, précise Sophie Nagiscarde. 

Il reste sur place deux semaines. Il arpente dans un premier temps les lieux avec un guide du Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, fondé en 1947 sur décision du Parlement polonais. Et ensuite, il semble assez libre de ses déplacements, assez seul aussi : sur ses images, nulle trace de vie. 

Au Mémorial, nous entrons dans une première salle consacrée aux espaces extérieurs du camp. Sur les murs, des photographies en noir et beaucoup de blanc sont collées. Nous sommes prévenus : notre regard est déjà habitué à ces photos. Mais pas dans de telles proportions. Pas d’aussi près. “Depardon ne souhaitait pas réaliser une exposition de photos, il voulait créer une immersion totale dans l’image”, nous précise la responsable de l’exposition. Une vue aérienne du camp, prise depuis un hélicoptère, occupe l’espace du sol au plafond : la neige est omniprésente, un tapis blanc recouvre les sols. Pas les baraques en bois (ou en brique), pas les barbelés, pas les miradors, pas la voie ferrée. Pas la mort. 

Le photographe commence son travail par la zone d’intérêt du KL Auschwitz, la zone la moins peuplée de toutes, la plus proche des Polonais vivant aux alentours (qui ne pouvaient pas ne pas savoir ce qui s’y passait). Tal Bruttmann, commissaire d’exposition de “Comment les nazis ont photographié leurs crimes, Auschwitz 1944” (exposition toujours visible au Mémorial), nous l’assurait : “Ce sont des témoins oculaires et olfactifs de ce qui se déroule à quelques mètres de chez eux, de la gare si fréquentée, de leurs usines”. 

Comment Depardon se rend‐​il compte de ce qui compte dans l’histoire du camp ? “Les barbelés et les miradors se retrouvent sur de nombreuses photographies”, remarque Sophie Nagiscarde. “Très rapidement, il comprend le système du camp, comment ça se passait, il trouve les points névralgiques”, poursuit‐​elle. On s’arrête sur un épis de blé (ou ce qui y ressemble) échappant presque à un fil de fer. Ce n’est pas beau, c’est informatif : l’ensemble du camp, soit 170 hectares, était entouré de barbelés. Pas possible donc de s’échapper. Si des détenus s’en approchaient trop, ils étaient instantanément exécutés. Depardon capte aussi l’éclatante lumière des lampadaires lorsque la nuit tombe, une lumière aveuglante qui revient dans de nombreux témoignages de survivants. 

Une photographie du mirador central dominant Birkenau, appelé “porte de Birkenau”, figure aussi parmi les photographies présentées. Comme celle du portail “Arbeit macht frei” [« Le travail rend libre » en allemand]. Sauf que là, on ne passe pas à côté de la lettre B montée à l’envers, signe de rébellion des prisonniers. Avant la construction du camp de Birkenau [qui signifie « bosquet de bouleaux » en allemand], il y avait un village, il y avait des arbres, des bouleaux. Depardon ne manque pas cette histoire. Peut‐​être, est‐​ce en raison de ses origines paysannes ? 

On entre dans la deuxième salle, celle des espaces intérieurs. Pas tout à fait. Un peu quand même. Dans cet espace, le noir domine, entoure, oppresse, appelle à fuir. On discerne la façade du bloc 11 (situé dans Auschwitz I, aujourd’hui le musée), un assemblage de briques, le bureau des SS, “le bloc de la mort” : les premiers prisonniers polonais et russes y ont été torturés. “C’est aussi ici qu’a été expérimenté la mort avec le zyklon B”. Rien qu’à l’évocation, on détourne le regard comme s’il était possible de voir ce qui s’y déroulait à l’intérieur. On tombe sur l’entrée du crématoire I (reconstitué par le musée à partir de pièces d’origine) qui cesse de fonctionner à partir de juillet 1943. On se confronte à la suite des photographies géantes, “le double aspect du camp, la mise à mort et la survie pour ceux qui sont sélectionnés” : l’intérieur d’une baraque du camp des femmes, l’amoncellement de chaussures et de valises qui portent encore le nom des déportés (perversité des nazis qui laissaient croire qu’un jour les détenus seraient libres). Depuis 1979, le musée a bien entendu évolué : ces photographies servent aussi d’archives pour comprendre comment cet espace a été aménagé pour transmettre l’horreur (nous n’avons plus que ce mot en bouche).

À certains endroits dans l’exposition, nous avons accès aux planches contact des photographies de Depardon. C’est ainsi que l’on saisit comment se fabriquent les images, quelles images resteront dans nos mémoires, quelles images seront laissées de côté. 

Le catalogue de l’exposition publié avec Calmann-Lévy donnent à voir l’intégralité du reportage, les 77 planches contact, aujourd’hui conservées aux archives du Mémorial de la Shoah. 

« Auschwitz‐​Birkenau vu par Raymond Depardon », jusqu’au 9 novembre.