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Etgar Keret : “Quand je suis dans une disposition d’esprit où je sens que les choses sont difficiles à articuler, c’est le bon moment pour écrire.”

Correction automatique est le septième recueil de nouvelles de l’écrivain israélien Etgar Keret. Cet entretien s’est déroulé quelques minutes après une énième alerte aux missiles, et une énième descente aux abris. En remontant pour son rendez‐​vous zoom avec Fanny Arama, l’écrivain s’est montré, comme à son habitude, à la fois facétieux et profond face à la complexité de la réalité avec laquelle il doit à présent composer.

Publié le 27 juin 2025

7 min de lecture

Lire la critique de Correction automatique de Etgar Keret par Fanny Aram

FA : Comment naît une histoire ? Naît-elle quand vous vous mettez à votre table de travail, ou bien en faisant par exemple, des courses, de manière inopinée ?

Etgar Keret : En général, j’écris des histoires qui parlent de sentiments que je ne comprends pas ou à propos desquels j’hésite. Une nouvelle n’est jamais la mise en œuvre d’une idée que je voudrais partager. C’est plutôt une manière de s’égarer, de vivre le fait d’être perdu. Je ne contrôle pas grand‐​chose quand j’écris. 

Dans mon précédent recueil de nouvelles, Incident au fond de la galaxie (éditions de l’Olivier, 2020), il y a ce type qui sort dans la rue avec son fils et qui voit un homme sur le point de se jeter du haut d’un immeuble. Il essaie alors de convaincre cet homme de ne pas sauter, mais l’autre ne l’entend pas. Il lui dit : « Attendez, je monte, il faut que je vous parle ». Mais son fils ne veut pas l’accompagner parce qu’il veut voir l’homme sauter : il pense que c’est un super héros et il veut le voir voler ! Bref, l’homme se décide, il court vers l’immeuble, et dans les escaliers qui montent vers le toit où se trouve l’autre, il se demande : « Comment est‐​ce que je vais bien pouvoir le convaincre ? ». Comme écrivain, il faut que je m’en sorte avec la bonne réponse, de la même manière que cet homme doit s’en sortir en persuadant l’autre de ne pas sauter. Mais quand il arrive sur le toit, l’homme a sauté.

Il y a beaucoup de désavantages à la manière dont j’écris. Quand les autres me racontent une histoire, ils partagent avec moi une expérience du passé. Quand j’écris, je partage avec mes lecteurs une expérience présente. Ils sont embarqués avec moi et effrayés avec moi. Je pense que l’écrivain n’a aucune sorte d’autorité. Il est tout aussi bien sous le joug de l’histoire qu’il raconte que son lecteur.

FA : Qu’est-ce que l’acte d’écrire vous apprend sur vous-même ? 


EK : L’écriture a plusieurs fonctions dans ma vie. Le plus souvent, une histoire, une nouvelle, c’est quelque chose qu’on aimerait raconter mais qu’on ne peut pas raconter. C’est l’expression de l’impossibilité de raconter.

Quand j’étais petit les gens me demandaient « Mais pourquoi tu pleures ? » et je répondais, en pleurnichant « Mais je ne pleure pas … ! » C’est ce moment‐​là qui est le moment adéquat pour commencer à raconter une histoire ! J’essaie de comprendre le moment où la réalité et mon point de vue ne correspondent pas.

Il y a quelques années, j’ai eu un entretien d’embauche : je me suis rasé, bien habillé, etc. Je me rends à l’arrêt de bus et là, je vois un homme qui porte un journal sous le bras et qui a un verre de café chaud dans la main. On se reconnaît, on se salue. Il boit une gorgée de café et fait tomber le journal. Il ramasse son journal, me regarde et me sourit maladroitement, c’était un moment un peu gênant. Puis, il reprend une gorgée et le journal tombe à nouveau. Quand c’est arrivé pour la troisième fois, j’avais les larmes aux yeux. J’ai pleuré. Alors je me suis dit que je ne pouvais pas débarquer à l’entretien d’embauche avec des yeux bouffis de larmes. Je suis repassé chez moi pour asperger mon visage avec de l’eau. Quand j’ouvre la porte de mon appartement, ma femme me dit : « Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ? » et je lui raconte « Je viens d’être le témoin de quelque chose de très très triste… » et elle me répond « Ce n’est pas triste. C’est stupide ! Pourquoi tu pleures pour ça ? » C’est à ce moment‐​là que je me mets à écrire. Parce que cet homme c’est moi, c’est l’humanité, c’est tout un chacun. On refait les mêmes erreurs encore et encore, comme si c’était une fatalité. Quand je suis dans une disposition d’esprit où je sens que les choses sont difficiles à articuler, c’est le bon moment pour écrire. Je suis suffisamment chargé de nœuds pour commencer à écrire.

FA : Certains de vos personnages mènent des vies banales, voire médiocres. Pensez-vous que la médiocrité permette d'écrire de bonnes histoires ?

EK : Je pense que dans le processus de l’écriture, on est souvent confronté à la démesure. Nos contes de fées mettent en scène des rois et des reines intelligents, beaux et prospères. Mais la majorité d’entre nous ne correspond pas à ce groupe ! Dans Correction automatique, disons que j’essaie de trouver de l’humanité à des endroits où il est difficile d’en trouver. C’est une sorte de « chasse au trésor » d’humanité. Que se passerait‐​il si ton mari mourait, si tes enfants mouraient et qu’on te disait : « Tu n’es qu’une benne à ordures ! » ? Est‐​ce que tu aurais encore des sentiments d’humanité ? 

Mes personnages tombent dans les escaliers, mais finalement ils se relèvent. Ils souffrent, mais ils sont capables de conserver une certaine dose d’humanité, sans laquelle il est vraiment inenvisageable de continuer à vivre. 

FA – Vous êtes-vous déjà senti débordé, « dépassé » par votre écriture et les histoires que vous racontez ?

Etgar Keret – Oui, tout le temps. Je suis un enfant de survivant de l’Holocauste – ma mère a vu sa propre mère et son frère être assassinés devant ses yeux et elle a traversé des moments très difficiles. Quand j’étais enfant, eu égard à cette histoire traumatique, on ne pleurait pas « pour rien ». J’ai pleuré pour l’enterrement de mes parents, mais sinon je ne pleure vraiment pas souvent. Or, quand j’écris, je pleure.

Dans une de mes nouvelles il y a ce personnage inspiré par moi‐​même – une femme qui ne peut pleurer que sur des choses qui ne sont pas réelles. On pourrait dire que je ne veux pas ressentir un « trop plein » de réalité.

Quand on réfléchit à ce qu’il se passe dans le monde aujourd’hui – [juste avant notre entretien Zoom, plusieurs missiles iraniens ont contraint Etgar Keret à se réfugier dans des abris anti‐​bombes], on est bien plus mobilisés par ce qu’il se passe à l’extérieur de nous qu’à l’intérieur. On est sollicité par nos portables, par des notifications en tout genre. 

Si les humains devaient être comparés à des arbres, on verrait nos branches se tendre vers le ciel, essayer d’arrêter le réchauffement climatique, d’arrêter les guerres, mais on ne fait pas attention à nos racines. Que se passerait‐​il si on restait tranquilles, silencieux, et si on pensait à nous en fonction de notre intériorité ?

FA : Dans la nouvelle « Zen pour débutants » vous mettez en scène un homme dont le paysage qui lui est familier change, se transforme d’un jour à l’autre, sans que cela ne pose un problème à ses proches (sa femme ne remarque rien, par exemple). Avez-vous voulu dire que parfois des choses qui semblent fixes peuvent changer, sans que cela soit dramatique ?

EK : Nous vivons dans un monde où tout change tout le temps. Le monde, notre environnement font en sorte qu’on pense que tout est bien dans le meilleur des mondes, alors que ce n’est pas le cas.

Nous sommes très exposés aux nouvelles technologies, sollicités par toutes sortes d’applications. Et à aucun moment nous ne réfléchissons à la manière de vivre avec ces changements, qui ne sont pas anodins. L’exemple qui me vient en tête est la mode des « deep fake » : une fausse information qui se présente sous la forme d’une vidéo falsifiée grâce à l’intelligence artificielle ; par exemple cette vidéo qui montre Trump et Kamala Harris s’embrasser. Pour moi ces vidéos constituent un genre de harcèlement moral. Parce que de la même manière qu’on peut fabriquer des vidéos « cool », on peut aussi en fabriquer des malveillantes, pouvant avoir un impact sur nos vies. En revanche si je dis « Imagine Trump embrasser Kamal Harris », je mets en marche ma propre imagination, mes propres projections et je ne les impose pas aux autres. Le Deep Fake, ou la pornographie – qui représentent une réalité qui n’existe pas – donnent lieu à des réalités que je n’ai pas choisies de regarder. Et je suis contre ! Donc oui, tous ces changements liés aux nouvelles technologies sont effrayants, et mon livre aborde ces sujets aliénants.

FA : J’ai remarqué que de nombreuses nouvelles interrogent le cartésianisme, la cohérence, la logique. Plutôt que de montrer les défauts des hommes, comme un satiriste, vous mettez en scène l’absence de logique propre à l’existence humaine. Est-ce bien le cas ? Et serait-ce lié avec la diffusion de l’antisémitisme aujourd’hui, qui fait appel à l’irrationnel ?

EK : J’ai étudié les mathématiques et la physique à l’université. Et toute ma vie j’ai donné une grande importance à la pensée rationnelle. Cette pensée rationnelle a été une manière de m’accrocher à quelque chose dans la vie. Mais en même temps, nous vivons dans un monde empli d’émotions, de pensées irrationnelles, un monde fondé sur des rumeurs complètement inattendues.

L’écriture me ramène à la modestie, à l’humilité.

Quand j’écris, je me rends dans des coins de mon esprit qui me semblent a priori rassurants, et je me montre à moi‐​même qu’en réalité, ils ne le sont pas du tout ! Je me dis : « Ne sois pas blasé ! ». Je me rends aux endroits de mon esprit qui constituent un défi vis‐​à‐​vis de ma manière de penser le monde.

En ce qui concerne l’antisémitisme, c’est effectivement une pensée irrationnelle, et elle a un statut unique en son genre, quoiqu’on puisse par exemple la rapprocher de l’homophobie. L’antisémite et l’homophobe ont en effet en commun le fait que les gens qu’il craint ou qu’il appréhende comme différents n’apparaissent pas, extérieurement, différents. Ce qui ne pourrait jamais être le cas avec le raciste anti‐​noir, par exemple. Les Juifs ne paraissent pas Juifs.

Mais l’antisémitisme n’est pas un cas unique. Il existe tant de manières de haïr l’autre aujourd’hui. Je me souviens avoir vu une manifestation féministe à Paris – mouvement que je soutiens entièrement –, où une femme tenait cette affiche : « Tous les hommes doivent mourir ». Ce genre de pensée irrationnelle, anti‐​logique, ressemble à de l’antisémitisme. De la même manière pendant le Covid, des gens tenaient des discours complètement irrationnels. Je pense que l’on vit une période très sombre, où la bienveillance est rare.

FA : Pensez-vous que ce recueil soit plus cynique et plus cruel que les précédentes ?  

EK : Je pense que mes nouvelles ont toujours été cruelles et cyniques, mais il est vrai qu’elles sont peut‐​être un peu plus désespérées qu’avant. Avant j’écrivais : « Bon, il pleut, mais je sors acheter un paquet de cigarettes même s’il pleut. Je vais me mouiller un peu, ce sera une aventure ». Aujourd’hui j’écris plutôt des choses du genre : « Je dois sortir pour nourrir mes enfants ».

Donc oui, j’écris sur des choses plus « cruciales ». Quand j’écris, je veux comprendre quelque chose. Je veux atteindre des lieux fondamentaux, décrire des actions décisives, pas accessoires.

D’ailleurs, depuis le début de la guerre le 7 octobre 2023, les lecteurs ressentent les choses comme cela également. J’avais créé un groupe WhatsApp où chaque Shabbat, les gens me réclamaient une histoire. Ils me disaient : « J’étais au kibboutz le 7 octobre, je ne peux plus dormir, s’il te plaît, raconte‐​moi une histoire, fais‐​moi penser à quelque chose d’autre ». Les gens venaient toquer à ma porte pour que je leur raconte des histoires ! 

Un jour, un jeune soldat amputé m’a dit : écrivons une histoire ensemble. « J’écris un paragraphe, tu en écris un autre… » Je lui ai répondu que j’étais un écrivain reconnu, et que lui, par contre, n’avait jamais rien écrit, que cela allait compliquer la donne ! Finalement on a écrit une histoire ensemble. Ce n’était pas une « bonne histoire », mais c’était une histoire spéciale et qui avait une signification particulière. L’idée n’était pas de concurrencer la littérature classique mais de faire en sorte que deux personnes communiquent et expriment, à travers un récit, des peurs et des douleurs dont ils ne parviennent pas à se débarrasser.

Etgar Keret – Correction automatique, éditions de l’Olivier, 2025