M

Thématiques

Newsletter

Chaque semaine, recevez les dernières actualités de Tenoua

À propos

Qui sommes-nous

L'équipe

Les partenaires

Contact

Archives

Informations

Mentions légales

Recueil de nouvelles d’Etgar Keret : « objectif Terre »

Fanny Arama a lu le nouveau recueil de nouvelles d’Etgar Keret « Correction automatique ». 

Publié le 27 juin 2025

3 min de lecture

Lisez l'entretien de Fanny Arama avec Etgar Keret

Que feriez‐​vous si vous croisiez au café du coin votre petite‐​amie partie faire un doctorat en Australie et qu’elle vous répondait avec un aplomb pervers « Monsieur, je ne sais pas qui vous êtes » ? Si vous aviez la possibilité de rencontrer votre âme sœur par le biais d’une créature programmée à l’avance pour s’entendre avec vous – mais que votre petite amie avait eu la même idée narcissique ? Si vous deviez échouer sur une île déserte avec votre moitié et qu’elle mourrait : terrassé par la faim, la dévoreriez‐​vous ? Si vous deviez écrire la formule devant figurer sur la pierre tombale de votre meilleur ami ?

Le nouveau recueil de nouvelles de l’écrivain israélien Etgar Keret est un savant mélange du jeu sadique « Action ou vérité », d’un « Secret Story » qui aurait mal tourné sur une exoplanète que les hommes auraient réussi à rendre vivable et infernale tout à la fois, et de la vie quotidienne que nous tentons de mener sans perdre la raison, tant le chaos politique et sociétal actuel mènent les individus à adopter des comportements extrêmes, devenus impossibles à contenir ou à prévoir.

« C’était vers la fin du XXIe siècle, quand les nouvelles technologies commencèrent à ne plus s’intéresser à nous… »

Depuis quelques années déjà, Etgar Keret s’intéresse à la manière dont les nouvelles technologies changent notre rapport au monde et interviennent dans la vie des humains. Mais cette fois‐​ci, ce qui est frappant est la manière dont les personnages mis en scène ne remettent absolument jamais en question la place prise par ces technologies, et le chaos éthique et matériel qui en découle. Comme si elles constituaient une énième « fatalité » avec laquelle l’homme devait composer, au même titre que l’amour passionnel, la montée des hormones à l’adolescence ou les guerres fratricides. 

Ce qui est en jeu dans sa réflexion sur la place prise dans nos vies par les nouvelles technologies est le décalage entre notre capacité à les subir sans broncher et l’idée que l’on se fait de « l’humain ». Notre passivité fait de nous des suiveurs court‐​termistes et cyniques entretenant des rêves limités par des désirs rétrécis. Et c’est là où le merveilleux, tantôt violemment dystopique, tantôt finement subreptice – et sa dose de fantaisie drolatique – fait son entrée. 

C’est pourquoi, si l’écriture d’Etgar Keret devait correspondre à un art, ce serait sans doute le Kintsugi, qui signifie « jointure en or » en japonais : l’art de réparer les objets cassés en mettant en relief leurs cicatrices sublimées dans leurs imperfections. À ce détail près que son regard est tout autant celui de La Bruyère, moraliste froid des Caractères, que celui des Inconnus, trio comique français traitant avec une fantaisie burlesque loufoque et tendre – si si ! – l’égocentrisme pathologique de l’individu moderne empêtré dans le chaos collectif. Il faudrait inventer un adverbe qui puisse décrire ce regard irremplaçable porté par Etgar Keret sur notre monde en marche. Un regard à la fois maussade à force d’impuissance réitérée, et noble – sinon sublime – dans son infatigable traque des reliquats d’humanité là où n’importe quelle redoutable IA aurait lâchement abandonné, sans oublier la tendresse vis‐​à‐​vis des rêves de bonté partiellement torpillés. Nous proposons « Keretement ». 

La force de ses personnages vient de leur banalité, voire de leur médiocrité oppressante. On aimerait les secouer pour les faire sortir de leur torpeur, mais avant qu’on en ait le temps, ils se montrent bien plus sensés qu’ils n’en avaient l’air de prime abord, car en ce monde, une toute petite dose de bon sens – c’est-à-dire un retour aux sentiments et aux comportements humains – parvient à compenser le reste. Mais jusqu’à quand ? 

Il serait amusant de recenser les motifs récurrents des nouvelles d’Etgar Keret. Celui de la chute – en parachute, suite à une défenestration, dans l’oubli propre à la vieillesse, ou dans l’inconnu suite à une séparation… – se trouverait assurément en bonne position. Tous les jours, en écrivant, Etgar Keret chute sans savoir ce que lui prépare l’atterrissage. Ses personnages témoignent qu’au-delà de l’atterrissage, ce sont les choix dans la manière de l’accueillir qui définissent un parcours de vie. 

À travers ce recueil, Etgar Keret parvient à jeter un regard neuf et précieusement littéraire sur des fondamentaux très sérieux comme la prise de décision, l’amour filial, le fantasme, l’impuissance, à l’aune de nos quotidiens devenus impraticables mais toujours… keretement humains.