Le 30 juin dernier, un collectif d’artistes a organisé une soirée intitulée « Jazz for Palestine », destinée à alerter sur la situation dramatique à Gaza et à dénoncer ce qu’ils qualifient de « génocide en cours ». Le jazz, nous dit‐on, doit être le cri de l’émancipation et de la justice.
Mais cette soirée n’a pas été qu’un élan artistique : elle s’est appuyée sur une tribune au ton accusatoire, où l’engagement glisse vers l’uniformité idéologique. Face à une parole qui prétend dire le vrai sans appel, il ne s’agit plus seulement de répondre : il s’agit de rétablir la complexité, sans laquelle aucune justice n’est possible.
Je dirige l’ECUJE, un lieu de culture, de débat et de transmission où le jazz a une place essentielle. Nous programmons des musiciens israéliens, français, européens, juifs, arabes, qui tous, chacun à sa manière, portent une parole de liberté. Et cette parole est précieuse, nécessaire, vitale. Mais elle ne peut porter toute sa force que si elle s’appuie sur une exigence : celle de la vérité, de la nuance et de la prise en compte de la complexité du réel. Sans cela, la puissance de l’art risque de se transformer en slogan et sa portée en clivage.
Le 7 octobre : l’événement fondateur
Le 7 octobre 2023, plus de 1.200 civils israéliens ont été massacrés par le Hamas. 250 otages, dont des enfants, ont été enlevés. Il ne s’agissait pas d’un acte de guerre mais d’un pogrom. Ce jour‐là, la guerre s’est imposée. Et les premières victimes civiles, outre les Israéliens, sont les habitants de Gaza eux‐mêmes, otages d’une organisation terroriste qui instrumentalise leur souffrance. Rappeler cela n’est pas un détail. C’est une condition morale pour toute parole honnête.
Génocide ? Le poids des mots, la rigueur de l’Histoire
Parler de « génocide » à propos de l’action israélienne à Gaza n’est pas seulement inexact : c’est une trahison du langage. Le mot, né du XXe siècle, désigne l’intention d’exterminer un peuple en tant que tel. Il a un sens juridique, moral, mémoriel. C’est le sens d’un éditorial remarquable de Gérard Biard, rédacteur en chef de Charlie Hebdo, publié récemment, et qui rappelle avec lucidité que l’usage abusif du mot « génocide » constitue une offensive sémantique, qui brouille les responsabilités et déforme le réel. L’utiliser à tort, c’est affaiblir sa portée, insulter les victimes du passé et rendre impossible tout dialogue.
Jean Quatremer le disait autrement dans une tribune publiée le 5 mai 2025, dans je journal Libération : « Par un glissement subreptice… la condamnation légitime des victimes civiles… s’est transformée en accusation absolument contestable de génocide… et l’opprobre contre les Israéliens s’est mué en chasse aux Juifs. »
Oui, la souffrance à Gaza est immense. Oui, en Israël aussi, la souffrance est immense. Oui, des familles entières sont détruites. Oui, des enfants meurent dans l’indifférence de certains. Cette réalité doit être dite et dénoncée. Notre solidarité envers les civils palestiniens qui souffrent doit être sans réserve, comme elle doit l’être envers les Israéliens, marqués par la terreur, le deuil et l’attente.
Mais elle ne peut se traduire par l’effacement de la souffrance de l’autre, ni par l’accusation mensongère d’un génocide.
Et cette solidarité existe aussi en Israël.
Comme dans toute démocratie, une part importante de la société israélienne exprime sa colère face à la guerre, sa compassion envers les victimes civiles palestiniennes et parfois même son désaccord avec la politique du gouvernement. Des rassemblements ont lieu, des voix s’élèvent au nom de valeurs d’humanité et de responsabilité. Cette réalité est souvent ignorée par ceux qui préfèrent figer Israël dans une caricature d’unanimité guerrière. Mais cette solidarité est bien là, et elle est une promesse de justice et de paix à venir.
Israël, la paix, et les occasions manquées
On nous dit qu’Israël refuse la paix. L’Histoire montre l’inverse. Depuis 1947, les offres de compromis se sont succédé : plan de partage de l’ONU, accords d’Oslo, propositions de Clinton, retrait unilatéral de Gaza, initiative d’Olmert et Al‐Qidwa…
À chaque fois, c’est le refus palestinien, sous pression des factions les plus radicales, qui a enterré l’espoir. La paix exige deux volontés. Israël ne peut la construire seul.
En France, la confusion nourrit la haine
Depuis le 7 octobre, les actes antisémites en France ont bondi de manière dramatiquement spectaculaire. Plus de 1.600 en 2023, un record depuis vingt ans. La tendance est la même en 2024. Ce n’est pas un hasard. Ce sont les conséquences d’un discours importé, amplifié par certains segments de l’extrême gauche qui opposent des « bons » et des « méchants » et qui désignent implicitement les Juifs de France comme responsables d’un conflit à des milliers de kilomètres.
Et c’est une blessure pour notre pacte républicain.
Le jazz ne ment pas
Le jazz est une musique de la douleur et de la dignité, née des marges, des luttes, des rencontres. Il est afro‐américain, européen, israélien, arabe, créole. Il ne peut être assigné à une cause unique, ni à une vision du monde qui oppose les douleurs au lieu de les faire dialoguer. Le jazz ne parle pas au nom d’un seul peuple. Il est l’espace où les voix du monde se croisent.
Ce que nous affirmons à l’ECUJE
À l’ECUJE, nous affirmons :
– Que le droit d’Israël à exister et à se défendre est inaliénable,
– Que la cause palestinienne mérite une réponse politique, pas une instrumentalisation militante,
– Que nul ne devrait être stigmatisé pour son origine, sa religion ou son identité, et que la lutte contre l’antisémitisme, le racisme anti musulman et toutes les formes de racisme est indissociable de notre engagement républicain,
– Que la paix se construit par un effort lucide, partagé, réciproque.
Nous appelons à la libération des otages. À un cessez‐le‐feu durable à Gaza. À la relance d’un processus de paix crédible, basé sur la coexistence de deux États.
Et à la reconnaissance de toutes les souffrances, sans hiérarchie, sans slogans, sans haine.
Nous appelons les artistes et les citoyens à refuser les simplifications dangereuses : non, Israël n’est pas un État colonial, non, les Juifs ne sont pas les nouveaux oppresseurs blancs, non, le soutien à la Palestine ne passe pas par la haine d’Israël.
Nous voulons aussi exprimer notre solidarité envers les artistes de jazz, israéliens, juifs ou simplement attachés à la nuance, qui se sentent aujourd’hui marginalisés dans leur propre milieu, non pas pour ce qu’ils jouent, mais pour ce qu’ils pensent. Refuser de signer une tribune à charge et partisane, ce n’est pas refuser la compassion ; c’est parfois affirmer une conscience exigeante, un attachement à la complexité. Nous dénonçons la pression croissante, parfois insidieuse, exercée sur celles et ceux à qui l’on impose un choix binaire : s’aligner ou se taire. Aucun art ne peut s’épanouir sous le chantage émotionnel. Aucune conscience libre ne devrait être sommée de s’unir à une parole unique.
Le jazz ne se joue pas sur un seul tempo. C’est pour cela que nous continuerons à le faire vivre. En musique. En dialogue. Et en vérité.