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“Les Juifs de Belleville” : cartographie du quotidien de Juifs immigrés pendant l’entre-deux-guerres

Tenoua a lu Les Juifs de Belleville, Die yiden fin Belleville en yiddish, roman de Benjamin Schlevin paru dans son intégralité pour la première fois en 1948, et dont une nouvelle traduction a été publiée par les éditions L’échappée dans la collection “Paris perdu”.

Publié le 3 juillet 2025

3 min de lecture

C’est un livre qui a traversé les temps. En le lisant un soir d’été 2025 dans un Paris étouffant et caniculaire, je réalise qu’il n’aurait jamais dû se retrouver entre mes mains, moi qui connaîs Belleville plus pour ses cafés branchés que pour son histoire juive. De nombreux obstacles se sont dressés devant la transmission de cette fresque littéraire qui narre le quotidien des petits patrons et travailleurs juifs immigrés des années 1920. Et pourtant, il est bien là avec ses 477 pages, cartographie riche et animée de l’entre-deux-guerres à Paris, une époque qui vit au rythme du travail acharné et de l’engagement communiste. L’histoire de son auteur est à l’image de celle de ses personnages, faite d’exils et d’obstacles, à la recherche d’un ancrage dans la “ville lumière”. 

Benjamin Schlevin est né à Brest‐​Litovsk en 1913 (en Pologne jusqu’en 1945, puis en Biélorussie), a passé plusieurs années à Varsovie, avant de rejoindre la capitale française en 1934 pour devenir ouvrier‐​imprimeur dans la presse communiste yiddish. Son désir d’écriture se fixe alors sur un projet : narrer le theâtre social, politique et culturel du monde juif qu’il rencontre à Paris, le quotidien de ces travailleurs et travailleuses qui ont fui l’Europe de l’Est et la montée de l’antisémitisme, sur fond de révolution bolchévique et d’instabilité politique. Le parcours de ces hommes et femmes est jalonné d’épreuves et de rencontres, à l’image de Beni Grinberger, l’un des personnages du livre, parti de Varsovie pour rejoindre Berlin, puis Paris. 

Après des années d’écriture et une première publication d’une partie de son texte dans la presse, la guerre interrompt le travail de Benjamin Schlevin : engagé dans un régiment de volontaires étrangers de l’armée française, il est fait prisonnier en 1940, puis enfermé dans un stalag (camp de prisonniers en Allemagne). Toujours vivant à la fin du conflit, il achève son projet littéraire en ajoutant un autre versant, beaucoup plus tragique : la période de l’Occupation. 

Une question se pose en ouvrant le roman. Pourquoi Belleville est‐​il devenu le quartier de nombreux Juifs pendant l’entre-deux-guerres ? Benjamin Schlevin décrit l’installation des nouveaux venus dans le Pletzl (qui signifie “petite place” en yiddish, le quartier du Marais), avant de monter sur les hauteurs de Belleville, pour des raisons de place : “Mais tous ces Juifs qui, en ces premières années, sont descendus à la ‘Gare Di Nor’ enfumée et ont respiré l’air de Paris, se sont vite retrouvés à l’étroit dans ces ruelles de Montmartre et du Pletzl.” 

Fresque sociale, la vie du quartier est décrite avec finesse : “Le dimanche matin, le large boulevard de Belleville, ensoleillé, est le point de rencontre de tous les compatriotes originaires de telle ou telle localité. Sur le trottoir, c’est un perpétuel va-et-vient. On descend de sa porte comme au shtetl le matin de shabbat, les revers relevés, la chemise attachée par une épingle, mal fagoté, pas encore rasé.” 

Le roman met en lumière le quotidien oublié de ces métiers de confection, tout autant que les bouleversements politiques de l’époque. L’affaire Stavisky (grand scandale financier) qui secoua les élites françaises, la crise parlementaire, les grèves de 1936, l’arrivée d’Hitler au pouvoir en Allemagne sont racontées par le prisme du prolétariat juif, comme autant de bouleversements dont l’issue n’est pas encore connue. Les vagues d’immigration se succèdent, notamment avec le départ des Juifs allemands de leur pays : “Du jour au lendemain, on voit apparaître de nouveaux visages, de nouveaux venus. Ils parlent un yiddish déformé, entrecoupé d’un tas de mots allemands durs à l’oreille”. Il est vertigineux de penser qu’aux premières heures de son projet, l’auteur souhaitait raconter la période d’instabilité née de la Première Guerre mondiale, ses conséquences sur Paris, l’émergence en France d’un monde juif venu d’une autre partie de l’Europe. Rattrapé par la réalité de l’Histoire, son récit se prolongera jusqu’à la traque dans la capitale. 

Le texte de Benjamin Schlevin a été achevé en 1946. Après plusieurs publications dans la presse yiddish, il paraît dans son intégralité pour la première fois en 1948. Désireux de faire connaître son œuvre aux descendants d’immigrés qui ne parlent pas la langue, une traduction en français est publiée en 1956, mais le texte est amputé d’une partie de son contenu et de son âme. Batia Baum et Joseph Strasburger (un pseudonyme, en réalité Denis Eckert), ont re‐​traduit intégralement le récit et ont permis à cette histoire de voyager jusqu’à nous. Comme un dernier signe du destin, Batia Baum est décédée d’une longue maladie au cours de leur travail commun en 2023. Mais le livre est là, lui, bien vivant, et il se tient devant nous.