
Fanny Arama : Pouvez-vous vous présenter ?
Gal Hurvitz : Je suis israélienne et je vis à Paris depuis deux ans. Je suis metteuse en scène et j’enseigne le théâtre dans plusieurs institutions : l’Opéra entre autres, à Paris. Je suis la fondatrice de l’école de théâtre pour jeunes Etty Hillesum dans un quartier défavorisé de Jaffa, Yafo Dalet [sud de Tel Aviv, Israël]. Nous y accueillons des Israéliens, des Palestiniens, et aussi des immigrés illégaux éthiopiens, arabes, chrétiens et musulmans. Le théâtre a été fondé en 2014 et nous avons eu la chance de pouvoir réunir des centaines d’adolescents, en condition de grande précarité, et de pouvoir faire vivre un espace commun, ce qui est vraiment rare aujourd’hui en Israël. À travers le théâtre, ils ont rencontré la fragilité de l’autre. Le théâtre leur permet de comprendre la nuance, d’entendre d’autres voix, des voix qu’ils entendent peu, de faire en sorte qu’ils fréquentent des gens dont ils entendent parler mais qu’ils rencontrent rarement en personne, à travers des textes de Shakespeare et de Tchekhov par exemple. On a également travaillé des thèmes comme la passion, les choses qu’on ne dit pas, la fragilité humaine, la plus importante dans ce genre de rencontres.
FA : Quel a été le point de départ de ce projet ?
GH : J’étais étudiante à Paris et, pour gagner ma vie, j’étais conférencière au Mémorial de la Shoah. J’ai beaucoup lu sur la Shoah – j’ai trois grands‐parents survivants de la Shoah – et je suis tombée sur un livre, un jour : Le Journal d’Etty Hillesum. À travers ce livre, bouleversant, je rencontre une femme extraordinaire de 29 ans, une artiste, à Amsterdam, pendant les années quarante, juive libérale ne fréquentant pas forcément la communauté juive, mais ayant une foi énorme en l’humanité et dans le pouvoir de l’art et de la rencontre pour opérer des changements dans la vie des gens.
Mon outil, c’est le théâtre – j’ai été comédienne au Théâtre du soleil, j’ai travaillé avec Ariane Mnouchkine, j’ai travaillé avec beaucoup d’autres théâtres en Israël et je me suis posée la question de savoir comment lui rendre hommage à ma manière. J’étais très frustrée par la politique israélienne ; mon grand‐père était résistant lors de l’insurrection du ghetto de Varsovie et il m’a toujours appris à « passer à l’acte » quand on n’est pas d’accord. La meilleure manière de résister au racisme, au manque de connaissance de l’autre, à la séparation des communautés et à la parole hostile a été de créer ce lieu.
Aujourd’hui cela fait dix ans que ce lieu existe et, pendant ces années, nous avons formé des jeunes qui n’ont aucune hostilité à l’égard de l’autre, qui parlent avec nuance, avec retenue et responsabilité, même sur la situation actuelle qui est très délicate. Ils se connaissent, ils sont amis, ils travaillent ensemble. Cette expérience a complètement changé leur vie et, en parallèle, la vie citoyenne à Jaffa. Il s’agit quand même de centaines de personnes… Certains ont commencé il y a dix ans et ils viennent toujours au théâtre, certains en tant que soldats à l’armée, d’autres en tant que jeunes professionnels qui travaillent déjà. D’autres apprennent le théâtre à l’université, certains sont devenus comédiens. Je suis très fière de cette initiative, même si j’ai quitté Israël il y a deux ans avec beaucoup de peine.
J’ai nommé un directeur artistique qui a continué ce chemin mais, malheureusement, aujourd’hui, nous sommes face à une crise financière et idéologique et le théâtre va devoir fermer.
FA : Pourquoi avez-vous quitté Israël ?
GH : J’ai quitté Israël quelques mois avant le 7 octobre 2023. Ma langue maternelle, que j’aime, c’est l’hébreu. Je suis sioniste, mais actuellement, ce qu’il se passe en Israël diffère du sionisme auquel j’aspire. On m’a appris autre chose. Et surtout, je ne pouvais plus supporter les combats politiques que j’ai dû mener pour faire survivre le théâtre, qui est quand même une initiative de paix qui ne blesse personne ! De manière quotidienne, j’ai dû faire face à des objections de la mairie, du gouvernement qui ne nous a jamais soutenus, des fonctionnaires qui voulaient fermer le théâtre parce qu’ils ne pouvaient pas contrôler le contenu de ce que nous faisions. Notre indépendance les a beaucoup dérangés et cela m’a posé beaucoup de problèmes.
J’ai été éduquée avec un esprit républicain français, ici en France ! Il y a une vraie confrontation entre ce que j’ai appris ici et ce que j’ai trouvé là‐bas. J’ai été très inspirée par Ariane Mnouchkine. Elle a accueilli les jeunes de mon théâtre de Jaffa ici en France, en 2018, alors qu’elle avait reçu des pétitions pour ne pas nous accueillir au prétexte que nous étions une association israélienne – même si nous travaillons avec des Israéliens et des Palestiniens : c’est là que j’ai compris pour la première fois l’influence de l’extrême gauche au sein de ces milieux.
Cette atmosphère a donc commencé bien avant le 7 octobre 2023 et, aujourd’hui, cela devient irrespirable. Il ne s’agit pas seulement de paix, mais avant tout d’humanité : nous faisions du théâtre, nous ne parlions pas du conflit. Je voulais que cela reste une association apolitique, que nous travaillions des textes humains, et que nous arrêtions de parler du conflit. Cela envahit tellement notre espace : je voulais faire sortir les adolescents de cette atmosphère oppressante et leur faire écouter des réalités quotidiennes, celles des personnes qu’ils avaient en face d’eux. C’est comme cela que l’on rencontre des amis.
La reconnaissance de la fragilité de l’autre est une condition essentielle pour accomplir la paix. Si on ne reconnaît pas la fragilité de l’autre, si on ne reconnaît pas l’impuissance des uns et des autres, on ne peut pas se diriger vers le dialogue. Je pense que nous avons réussi. Cela me peine affreusement que cet espace ferme, alors que je souhaiterais au contraire que ce genre d’espaces de dialogues et d’écoute ouvrent un peu partout en Israël. Ce devrait être la norme. Il y a trois ans, on a créé un nouvel espace à Ramla [Ramallah], une ville où cohabitent Juifs et Arabes, ils sont venus, se sont fréquentés, ont été réunis par une passion qui n’est pas la violence : c’est essentiel. Je voulais dire aussi que de nombreux fonds de soutien du théâtre viennent de France : des fondations juives françaises mais pas uniquement.
FA : Pourquoi ces fonds ne suffisent-ils plus aujourd’hui ?
GH : En période de guerre, ces fonds vont ailleurs. Et alors qu’il y a une vraie demande et un véritable besoin de la part des Arabes israéliens et des Juifs israéliens pour ce genre d’initiatives, le gouvernement considère qu’elles ne sont pas prioritaires. À la mairie, il y a des gens qui souhaitent voir le théâtre disparaître, et d’autres qui luttent à nos côtés pour sa survie. On nous a enlevé le théâtre : on travaille dans un miklat [un abri public contre les bombardements].
FA : En plus d’un cruel manque de financement, il s’agit également d’épuisement, moral et physique ?
GH : Tout à fait, pour lutter, il faut être un super‐héros… Et il faut de l’argent : ces jeunes ont des professeurs, et il faut également les nourrir pour qu’ils puissent s’investir, voir des spectacles, rencontrer des gens, être accueillis sereinement. Même si Jaffa a été bombardée récemment…
Mais notre théâtre continue d’ouvrir ses portes : alors que la guerre continue à Gaza, il y a des jeunes Arabes israéliens dont la famille est à Gaza, on a des jeunes soldats, ou des jeunes dont les frères et sœurs sont soldats. Ils se rencontrent, ils voient la peine de l’autre, ils voient l’angoisse et la peur infinie que représente cette guerre chez l’autre. Il n’y a jamais eu de remarques déplacées du genre : « Vous le méritez » ou « Le Hamas l’a fait donc vous devez souffrir » ou « Ton frère est soldat donc c’est un suppôt du gouvernement »… Ils comprennent la complexité des situations. La nuance est la clé. On trouve rarement cela en Israël, on ne trouve pas cela ici en France, à l’extrême-gauche ou à l’extrême-droite. Et c’est très problématique pour une paix future.
Le gouvernement de Nétanyahou ne nous a jamais donné de fonds, il n’est pas intéressé par ce genre d’initiative. Le contenu des œuvres que nous mettons en scène est absolument pacifique : et pourtant, on nous empêche de parler : c’est inimaginable ! On crée une initiative porteuse d’espoir et on se retrouve en exil, comme ma famille a pu l’être par le passé. Moi je suis israélienne et j’aurais voulu continuer à jouer un rôle dans mon pays.
FA : Que pensez-vous du mouvement actuel d’opposition au gouvernement en Israël ? Pensez-vous qu’il a un avenir ?
GH : Il y a des gens très bien dans l’opposition en Israël. Ils sont épuisés. Il y a un consensus par rapport à la guerre qui doit se terminer, parce que l’armée est en train de commettre des crimes de guerre à Gaza, les otages doivent rentrer. En tant que sioniste, je pense que nous devons réfléchir à ce projet sioniste : quelles valeurs incarne‐t‐il ? Pour le moment, ni l’opposition ni, bien évidemment, le gouvernement de Nétanyahou ne représentent des valeurs qui me représentent. Quand je vois la République française, je me dis : quel beau projet ! Ce projet a du sens. Aujourd’hui, on ne peut plus dire que le sionisme est un projet uniquement pour les Juifs. Beaucoup de gens ont réfléchi à la question : Gershom Scholem, Hannah Arendt, j’ai entendu récemment un atelier de Delphine Horvilleur sur la question… Il faut réfléchir et savoir quelle société nous voulons construire en Israël : un peu à l’image de mon théâtre.
FA : Quels sont les textes qui ont été les plus marquants pour vous ?
GH : Chaque spectacle a été construit en fonction de l’état d’esprit des élèves. J’aime beaucoup les textes qui ont été écrits par les élèves eux‐mêmes – car nous avons aussi des cours d’écriture. On a monté Shakespeare en Commedia dell’arte. Le fait de porter des masques a été salvateur : ceux qui ont travaillé sur ce spectacle sont restés amis jusqu’à aujourd’hui. Un autre beau projet a été de les faire venir au Théâtre du soleil d’Ariane Mnouchkine. Certains d’entre eux n’avaient jamais quitté le pays avant ce voyage. Certains, ensuite, ont fait leur coming out, ils sont devenus amis avec des adolescents de Saint‐Denis, ils ont rencontré un autre univers.
Un autre texte que les jeunes ont écrit que j’aime beaucoup est Un bâtiment à Jaffa. C’est sur l’Eid al‐Fitr qui tombe à la même période que la fête de Kippour. Et pendant que certains font des barbecues, d’autres jeûnent et la cohabitation devient difficile ! C’est un très beau texte qui parle des relations entre voisins.
FA : Envisagez-vous le théâtre Etty Hillesum comme un projet en pause à cause de la guerre ?
GH : On essaie de transférer les jeunes de notre association dans un théâtre juif et arabe à Jaffa. On verra si cela marche. Mon rêve, c’est de fonder un nouveau projet, dans le même esprit, mais post‑7 octobre. Quand j’ai imaginé ce projet il y a dix ans, l’ambiance n’était pas du tout la même. C’était avant les manifestations, avant que Nétanyahou soit tyrannique, avant octobre 2023. Presque toutes les familles sont affectées par la guerre en Israël. Il faut imaginer un espace commun où les gens pourraient venir tous les jours pour parler de ce qu’il se passe. Je souhaite construire des espaces de théâtre dans toutes les villes où existe une cohabitation, dans tous les quartiers. Cela me semble essentiel.
FA : Y a-t-il une personnalité politique qui vous donne de l’espoir aujourd’hui en Israël ?
GH : Je pense que Yaïr Golan ne serait pas contre soutenir notre théâtre : on a déjà parlé avec certains membres de son équipe, qui sont favorables à notre initiative. Je pense aussi à Ayman Odeh, un député arabe récemment exclu de la Knesset. C’est un vrai partenaire, qui est né à Haïfa, qui a grandi avec des Juifs. Mais même l’opposition ne le voit pas comme partenaire… On ne peut pas fonder un gouvernement composé uniquement de Juifs. Il y a 20% de citoyens Arabes israéliens, ils doivent faire partie du pays, même si nous ne partageons pas leurs opinions : c’est au fondement de la démocratie.
FA : Est-il déjà arrivé que vous soyez désignée comme Israélienne en France et que cela vous cause des problèmes ?
GH : Heureusement non. Il m’est arrivé une fois d’être exclue d’un spectacle, parce qu’une autre participante a reçu des menaces. Elle ne pouvait pas être sur scène avec moi, qui suis Israélienne. Et la décision qui a été prise a été de m’exclure, moi. Je n’ai pas apprécié : je trouve qu’on ne devrait jamais laisser la terreur gagner. C’est mon avis personnel.
Quand je travaille avec des gens, personne ne me pose la question de mon origine : les gens entendent mon accent, ils peuvent me googliser, mais mes élèves ne posent pas la question. Les artistes étrangers sont nombreux en France.
Après le 7 octobre, pendant longtemps je me suis tue. D’abord parce que je connaissais énormément de gens au kibboutz Be’eri, j’ai perdu beaucoup d’amis qui militaient pour la paix. J’étais dans un état de choc. J’ai imaginé les pogroms qu’ont vécus mes grands‐parents, je les voyais revenir… Mais, aujourd’hui, mon rôle, c’est de faire vivre ces espaces de dialogue. Je dois dénoncer la politique israélienne désastreuse pour les civils Palestiniens, Israéliens et pour le futur des deux peuples. Pour moi, Israélienne, c’est une tragédie. Je ne suis pas une Juive de la diaspora ! Je suis Israélienne. Cela m’angoisse. Même si je suis très bien accueillie en France.
FA : Comment la diaspora juive française peut-elle aider Israël à être un pays ouvert, où le sionisme est émancipateur et non replié sur lui-même et excluant ?
GH : Il faut imaginer des espaces de dialogue et de tolérance. Il faut les construire. Certains le font entre Israéliens et Palestiniens, mais il y a de nombreuses ruptures dans la société israélienne.
Chacun à sa façon, selon son humanisme, sa perspective, devrait pouvoir parler. Il faut arrêter d’avoir peur de critiquer Israël. C’est un état malade et qui doit être guéri : on ne guérit pas une personne en lui disant : tu n’es pas malade, tout va pour le mieux, tu n’es pas en dépression… Il faut faire face au problème et se confronter au racisme, aux dynamiques fascistes. Ben Gvir et Smotrich ont soutenu Yigal Amir, qui a assassiné Rabin en 1995 ! Pour l’anecdote, j’étais sur la place quelques minutes avant son assassinat avec ma mère, j’avais 9 ans. Et ces gens‐là sont aujourd’hui au pouvoir : on ne peut pas se taire. On n’aide personne en se taisant, et surtout pas les Israéliens. Le gouvernement n’a pas le monopole du sionisme.
Nous avons le devoir, comme Delphine Horvilleur l’a fait, de parler, même si cela signifie de recevoir une vague de harcèlement, de menaces diverses… C’est le prix à payer. Chacun doit parler et trouver une alternative.
FA : Que pensez-vous de la déclaration officielle de la direction du Festival d’Avignon publiée le 2 juillet dernier sur la guerre à Gaza et de la tribune d’artistes publiée dans Télérama déclarant « Nous, femmes et hommes du spectacle, déclarons notre solidarité avec le peuple palestinien » ?
GH : Je comprends profondément la solidarité avec les habitants de Gaza, confrontés à une catastrophe humanitaire d’une ampleur dramatique. Il est urgent de faire cesser cette violence et de protéger les civils, qui sont les premières victimes de ce conflit. Aucune cause ne peut justifier un tel niveau de souffrance humaine. Mais je n’arrive pas à identifier l’objectif de cette déclaration : où se trouve la déclaration de solidarité avec les Israéliens qui souffrent de cette situation ? De la guerre ? Avec ceux qui se battent tous les jours pour survivre à ce gouvernement ? Bien qu’ils disent « La vie d’un enfant palestinien vaut la vie d’un enfant israélien », ils évoquent à peine les otages, ils ne mentionnent pas les militants de la paix israéliens qui ont été massacrés le 7 octobre, ils ne mentionnent pas le viol des femmes israéliennes le 7 octobre… Et que dire de l’abandon total de la gauche israélienne, isolée par la gauche mondiale, de l’exclusion des spectacles des Israéliens parce qu’Israéliens, quelles que soient leurs opinions… ?
Cette tribune, je l’aurais écrite, mais autrement. C’est une tendance qui est à la mode de ne soutenir qu’un « camp ». Heureusement que beaucoup d’amis à moi dans le milieu du théâtre n’ont pas signé cette tribune : la solidarité oui, mais avec tous ceux qui souffrent.