
Jusqu’à mes quarante ans, j’aurais vécu dans une insouciance parfaite – état dont on ne prend conscience qu’une fois que tout fout le camp.
Un soir hivernal, chez mes parents à Montrouge, entre deux bougies de Hanouka et un dîner interminable, je scrolle sur Instagram. Une publicité me nargue : “Ce que tes ancêtres ne t’ont jamais dit, ton ADN te le dévoile. Swipe ici pour découvrir tes origines.” Trois clics, une carte bleue et un peu de salive dans une enveloppe plus tard, me voilà prête à découvrir ma vérité moléculaire. Côté maternel, je suis d’origine ukrainienne et roumaine avec des arrêts plus ou moins expéditifs en France avant la guerre, avant d’arriver en Angleterre, et française par mon père converti au judaïsme. Mais on n’est jamais à l’abri d’un pourcentage affriolant. Juste de quoi rajouter un peu de dramaturgie au sempiternel “Tu viens d’où ?” et de soupirer “Ah… l’âme slave, tu sais.”
Les résultats arrivent une semaine plus tard. Je crois d’abord à une erreur, puis à une blague étrange : “Votre profil ADN est fortement corrélé aux populations historiques d’Armorique occidentale, avec une persistance remarquable sur plusieurs siècles. Il est probable que vos ancêtres aient résidé dans un périmètre de moins de 150 km depuis au moins le XVIIᵉ siècle.” 97% Bretagne. 3% Loire‐Atlantique. Bretonne. Pas juive. En même temps, on m’a toujours dit que je ressemblais à Nolwenn Leroy.
Je ne comprends plus rien. Le judaïsme est pourtant notre unique sujet à table. Shtetl par‐ci, boucherie kasher en Alsace par‐là, Juifs des Carpates, bidonvilles moldaves, et toujours cette tante Hella, “la star du théâtre yiddish – elle avait les yeux violets”, me racontait‐on.
J’appelle ma mère. Elle marque une pause et lance à sa copine Lili : “Devine quoi, Alice est devenue goy !” — “Enfin, ça faisait déjà un moment, non ?”, répond l’autre, hilare. À ma surprise, cette information lui importe très peu : “Je t’ai toujours dit que ma mère mentait comme un arracheur de dents !”
Pourtant, ma grand‐mère Rosa m’avait détaillé sa fuite clandestine de Bessarabie et l’apprentissage du français en secret. “Oui enfin, elle t’a aussi dit qu’elle avait appris à Salomon de Rothschild à tricher au backgammon et qu’il lui devait une fière chandelle.”
Aurait‐elle vécu en Bretagne ? “Oh, tu joues avec les mots… Oui, brièvement, avant d’arriver à Paris.” Et mon père, en sait‐il quelque chose ? “Demande à ta mère.”
Les Juifs de Quimper
Je dois tirer cette histoire au clair. J’appelle l’Institut du Tourisme de Bretagne, relance, finis par tomber sur une stagiaire passionnée de généalogie. Elle me relate une rumeur de comptoir. Il y aurait eu, autrefois, des Juifs de Quimper (et surtout de passage). Une famille arrivée d’Odessa un soir de bruine. Pour se fondre dans le décor, ils auraient ouvert la Poissonnerie Shlomo Le Floch et vendu de la morue farcie. “On parle même d’un mikveh clandestin”, chuchote‐t‐elle au téléphone – on n’est jamais trop prudent.
Le fils, Chaïm – vite rebaptisé Charles – aurait eu une brève histoire d’amour avec une certaine Rosa, fille d’un tissandier de filets de la commune de Plouhinec. Il serait reparti sans laisser d’adresse, et Rosa, restée seule, aurait commencé à se présenter comme “la veuve Shlomo”. À force, elle aurait fini par y croire.
Rosa ? Ma Rosa ? Ma grand‐mère des Carpates ? Je raconte à ma mère cette histoire de Bretonne devenue mythologie locale – celle que le voisinage surnommait “la bigoudène de Yom Kippour” : autoproclamée réincarnation de la reine Esther, elle organisait des kiddoush au cidre, tressait des kouign‐amann comme des hallot, et affirmait que Gwenaël, l’archange des marées basses, lui parlait tous les vendredis soirs. Puis, elle s’est envolée pour Paris.
“Oy, meshugener”, répond ma mère. C’est vrai ? C’est faux ? “Presque”, lâche‐t‐elle.
Et mon père d’ajouter : “C’est vrai que ta mère rêve en breton.”
Sel de mer (juive)
Je ne suis pas des Carpates, je suis de Quimper. Adieu shtetl et faux papiers, l’exil que je vis n’a jamais quitté le territoire. Une fuite narrative, née d’un malentendu ou d’une nécessité.
Se découvrir rétroactivement goy, c’est faire le deuil d’un passé qui n’a pas eu lieu – d’une judéité fantôme, greffée sur des souvenirs empruntés mais qui continuent de piquer. C’est aussi me demander ce qui se cache dans cette Bretagne refoulée.
Alors je pars explorer cette terre que ma grand‐mère n’avait pas voulue. Je me prends d’affection pour les menhirs, qui tracent une cartographie du ciel… et pointent peut‐être même vers l’étoile de David. J’écoute du breton, langue effacée, moquée, interdite dans les cours d’école, et je pense au yiddish lui aussi presque disparu. À la façon du poète beatnik breton Youenn Gwernig, je me dis que, moi aussi, “ma langue est une chambre vide”, avant qu’il ne parte pour l’Amérique. Je verse une larme pour Bécassine, première migrante domestique montée à Paris, tant méprisée. Peut‐être que Rose, elle aussi, est arrivée comme ça à Montparnasse. Non pas d’Odessa, mais de l’Odet-sur-Mer, faute de mer Rouge ou mère juive.
“Ils ont des chapeaux ronds”
Quel vide, au fond, Rosa cherchait‐elle à combler en inventant une fable assez belle – ou assez douloureuse – pour avancer ? Après Chaïm, elle avait dû confondre géographie et nostalgie, et était restée là, sans bouger. Sa judéité par procuration était devenue son point d’ancrage. Elle s’était dit qu’entre deux folklores, un petit montage fait maison ne ferait pas de mal. Peut‐être voulait‐elle me léguer une histoire à la hauteur de ses espoirs ?
Dans un éclair, j’appelle ma mère. “Tu ne me croiras pas. J’ai la réponse. Il y aurait une treizième tribu juive en Bretagne, oubliée, entre Paimpol et Plomodiern. Le drapeau breton ? Un talit celtique. Les chapeaux ronds ? Des kippot extra-larges contre l’humidité. Le kouign-amann ? Il vient d’Amman, en Jordanie – c’est écrit dans le nom, Maman. Comment je le sais ? J’ai trouvé de la morue farcie sur le marché de Quimper. J’ai levé l’oreille, j’ai entendu du yiddish avec l’accent de Plougastel. Le type m’a dit qu’il avait bien connu ma grand-mère. Qu’il était le dernier Cohen du Finistère, issu d’une union celto-mizrahim.”
Rosa, je t’ai sauvé la mise. Je crois à ce qui t’a tenue en vie.
Et ma mère, sans même sourciller :“Tu veux des racines ? Va au marché avant que ça ferme.”