
Depuis le 7 octobre, nous sommes des dizaines et des dizaines à nous être rencontrés grâce aux réseaux sociaux. Lorsque des personnes étaient mutiques, incapables de sortir un mot ou même une pensée, elles ont pu se sentir soulagées d’en rencontrer d’autres qui réussissaient à dire les mots coincés dans leur gorge. D’autres se rencontraient, heureuses de découvrir un même sens de la nuance et de la complexité, autour d’un combat actif contre les essentialisations et les amalgames. Je suis de celles qui se sont exposées. Après des mois de silence, j’ai parlé et cela a consisté à répéter à peu près les mêmes mots. Chacun de ces mots était un appel à la nuance, toujours en voie de disparition, la clarté, l’humanisme, une volonté de sortir d’une binarité et d’une simplicité qui, chaque jour, nous menace davantage.
Grâce à cela, j’ai rencontré des personnes incroyables. Des alliés, non juives et non juifs, si rares que d’autant plus précieux, en font aussi partie. Chaque soirée avec elles, avec eux, me bouleverse et me remplit de force. Nous nous réunissons pour laisser vivre nos joies tout en partageant nos peurs grandissantes. Il semblerait que nous soyons devenus des Juives et Juifs coincés dans des équations insolubles et des forces contraires. On se réapproprie nos chemins, nos origines, nos forces autant que nos blessures.
On a la sensation de se connaître depuis longtemps. Presque comme celles et ceux se retrouvant vingt après leur « colo juive de 1995 ». Pourtant, aucun d’entre nous n’a connu cette ambiance communautaire dans l’enfance.
Rejoindre les « shalala » des années quatre‐vingt‐dix, beaucoup n’en avaient pas les moyens, ou bien la connaissance des « codes ». Nos cultures personnelles et notre absence de pratique religieuse créaient de grands fossés. Quelques années plus tard, ce sont nos idées « de gauche » qui ont posé problème.
En grandissant, nous avons tous dû nous faire une raison pour ne pas vivre dans un quelconque « manque ». Nous avons, pour beaucoup, pensé que les bulles communautaires pouvaient représenter un risque d’isolement, une certaine fermeture. Comme un risque de se conforter uniquement par le prisme des identités religieuses, en risquant d’oublier la multitude d’éléments qui forme une personne.
(Nous avons fait en sorte que cela ne nous manque pas). Nous avons continué nos vies sans ces groupes et beaucoup d’entre nous se sont éloignés de leurs identités juives. Certains sans s’en apercevoir et d’autres en conscience. Mais durant nos vies, dans nos cercles d’amitiés où nous étions souvent les uniques personnes juives, nos origines, notre religion, n’ont jamais été des obstacles, ni même un bastion à défendre. Nos amitiés se portaient bien, nous avions la joie, pour beaucoup, de poursuivre toute l’assimilation désirée et entretenue par nos familles.
Plus nous avancions, plus nos judéités devenaient floues. Les origines et les histoires ont pris la place des pratiques, qui n’étaient déjà pas bien solides dans nos familles. Nous savions d’où nous venions par les racines, mais les branches ne poussaient pas, car plus vraiment alimentées.
Puis les intifadas sont venues bousculer nos adolescences ; nos constructions, que nous pensions robustes, se sont faites rattraper. Si nous étions assez juifs pour subir des agressions, c’est que nous devions être plus légitimes dans nos judéités que ce que l’on pensait.
Ces blessures ont laissé des failles, mais la vie a repris comme avant. Les agressions se sont calmées dès que la situation en Israël‐Palestine s’est apaisée.
L’atrocité du 7 octobre nous a tous jetés dans un monde inconnu, car aucune possibilité d’un « avant » à regagner, n’a pu se dégager. Le monde dans lequel nous nous étions construits, et auquel nous nous pensions assimilés, a volé en éclats. Nos judéités sont revenues au premier plan de nos vies par l’abandon et les essentialisations de toutes nos familles politiques et militantes respectives. Tout ce sur quoi nous nous étions fondés, ce avec quoi nous avions grandi, n’existait plus. Alors que nos jeunesses s’étaient rassemblées dans les rues, pendant de si nombreuses années, au nom des valeurs de gauche, l’abandon de ces principes devenait nos vérités d’aujourd’hui.
Nous avons tout perdu. Ce que nous avions pensé comme des fondations n’étaient que des illusions. Tout comme un grand nombre de nos amitiés.
Mais, nous avons pu nous trouver et créer de nouvelles familles. Ces nouvelles amitiés représentent désormais nos forces vives et les parts d’identités que nous pensions perdues. Ensemble, nous les réinventons, les faisons nôtres, tout en retraçant nos histoires et toutes les folies entendues depuis deux ans. Toutes nos familles d’hier – qui, au nom de la Palestine, se donnent chaque jour de plus en plus de mal pour nier nos paroles, nos vécus, nos expériences – nous sidèrent. Nous avons beau répéter les mêmes mots et révéler les mécanismes abominables des essentialisations qui n’ont jamais été « autorisées » à gauche, cela n’a pas d’impact. Nous avons beau alerter sur les amalgames et les contextualisations dingues visant à justifier l’antisémitisme, cela n’a pas d’impact. Nous avons beau répéter que l’antisionisme est un antisémitisme contemporain, cela n’a pas d’impact. Nous avons beau dire que nous sommes contre le gouvernement de Nétanyahou et sa politique d’extrême droite, cela n’a pas d’impact. Nous avons beau dire que ce qu’il se passe à Gaza ne peut plus se justifier, cela n’a pas d’impact. Nous avons beau dire qu’il aurait fallu conjointement s’indigner pour les otages et civils israéliens et pour les Palestiniens en danger, cela n’a pas d’impact. Aujourd’hui nous sommes toutes et tous « des sionistes génocidaires ». Plus aucun dialogue n’est désormais possible.
Pendant des années, nous nous sommes tant battus pour que les Musulmans de France échappent aux essentialisations, aux justifications de haine, aux sommations de se positionner. Mais cette sauvegarde, qui était juste juste, nos familles politiques n’ont pas daigné nous l’offrir.
Que nous reste‐t‐il aujourd’hui comme choix politique ? Pour qui voterons‐nous demain ? Comment rattraper une grande partie de notre communauté située de plus en plus à droite ? Comment pouvons‐nous souffrir d’un tel manquement et d’un tel silence à gauche et en même temps convaincre que la droite et l’extrême droite ne sont pas les solutions ? Nous n’avons plus aucun crédit et, entre nous, il ne nous reste plus que les yeux pour pleurer, et nos verres remplis d’alcool et de fêtes. Car ces morceaux de vie et de joie qu’on s’arrache sont les seuls qui puissent nous offrir un léger sentiment de paix et une illusion de sécurité.
Lors de notre dernière fête, nous étions plusieurs à échanger autour de la théorie de la grenouille.
Lorsqu’on la plonge dans l’eau bouillante, elle s’échappe. Mais si la grenouille est mise dans de l’eau à température ambiante et qu’on monte progressivement, elle reste, et elle meurt.
La nouveauté, c’est que pour beaucoup, nous ne sommes plus dans l’espoir que la situation se calme. Nous avons chèrement compris que notre santé mentale et psychologique étaient en jeu. S’opposer à un gaslighting permanent relève d’un réel danger et nous avons dû aménager nos activismes autour de nouvelles protections.
Il ne nous reste plus qu’à nous mettre dans la peau d’une grenouille. Une grenouille juive, qui se demande à quel moment partir. Et où.
La dernière réponse est souvent : Israël. Malgré tout. Malgré tout ce qu’on aurait à redire sur ce pays. Si l’on fuit l’antisémitisme comme nos ancêtres, autant aller directement là où nous n’aurons plus à fuir pour ce que nous sommes. La gauche propalestinienne qui flirte avec l’antisémitisme renforce chaque jour l’essence même du sionisme. Peut‐être que cela pourra leur rappeler qu’Israël est l’unique réponse à ces mêmes oppressions continuelles et millénaires, la seule mise en sécurité possible par l’auto-détermination de ce peuple ? Qui sait… se dit la grenouille dans la mare avec toutes ses amies grenouilles.
Puis, avant de nous éloigner, nous nous serrons dans les bras en nous souhaitant du courage, de l’amour et du soin. Et l’on se dit qu’encore une fois, nous avons su sortir la plus belle lumière de ces ténèbres : nos nouvelles amitiés, nos nouvelles familles. Et cette force, est bel et bien la preuve de nos judéités retrouvées.
LeHaïm les amis et peut‐être qu’on se retrouvera dans un kibboutz !