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Jérémy Guedj : “Les années trente peuvent nous enseigner qu’il ne faut pas renoncer à ses responsabilités devant l’Histoire”

Depuis le 7 octobre 2023 et la résurgence (et récurrence) des actes antisémites, certains comparent la réalité des Juifs de France à celle qu’ont pu connaître les Juifs dans les années 1930. Ces rapprochements s’entendent-ils ? L’antisémitisme actuel est‐​il spécifique ? Nous avons posé la question à l’historien Jérémy Guedj, auteur d’Histoire des Juifs de France (2025).

Publié le 12 septembre 2025

7 min de lecture

Aujourd’hui, comme souvent dans des périodes de retours de la haine antijuive, de plus en plus de personnes comparent l’antisémitisme actuel à celui d’avant-guerre, d’avant la Shoah. Pour un historien, ces comparaisons sont-elles légitimes ?

La situation est en effet inquiétante et le “retour” dont vous parlez, malgré une indéniable accélération, s’est installé depuis des années. Régulièrement, revient en effet le spectre des années trente. Mais encore faut‐​il savoir de quoi on parle : d’un “retour”, d’une résurgence, d’une répétition ? Il faut d’emblée écarter l’idée d’un passé qui se rejouerait aujourd’hui sous nos yeux, mais des analogies sont possibles. Comparer, c’est d’ailleurs le travail de l’historien, on dit qu’il n’y a de bonne Histoire que comparée. Il est donc tout à fait normal pour un historien de mettre des périodes en relation et la chose est tentante.

Aujourd’hui, si la comparaison avec les années trente persiste, c’est, dans une certaine mesure, surtout en raison du climat de crise généralisée, de montée des extrêmes et d’affaiblissement du sentiment démocratique, que nous traversons. Et, c’est dans ce contexte plus général que s’inscrit le sujet d’un éventuel retour de l’antisémitisme ou pour certains de sa répétition. 

Chercher dans le passé le calque du présent peut se révéler aussi utile qu’aveuglant.

Rétrospectivement, les années trente symbolisent la décennie du paroxysme de l’antisémitisme ; Ralph Schor avait sous‐​titré son important ouvrage sur L’Antisémitsme en France dans les années 1930 : Prélude à Vichy. Cela en dit long. Certains peuvent rapprocher les mécanismes qui s’opéraient dans les années trente de ceux d’aujourd’hui, mais il faut faire preuve d’une extrême prudence. Ce que nous vivons peut nous troubler en raison de ressemblances – des “récidives” dirait le philosophe Michael Foessel – mais demeure radicalement différent. Chercher dans le passé le calque du présent peut se révéler aussi utile (pour penser la complexité du monde) qu’aveuglant. Comme si tout s’était déjà produit, comme s’il suffisait d’observer le déroulement des événements sans s’interroger sur leur caractère inédit en cherchant toujours dans le passé un parfum de “déjà vu”, comme si nous pouvions nous passer de comprendre la nouveauté de notre temps. Comme disait l’écrivain Paul Valéry, le présent, c’est ce qui “ne s’est jamais présenté jusque‐là”. 

Donc, je pense qu’il ne faut ni abuser de la comparaison entre les années trente et la période actuelle, ni plaquer l’antisémitisme du siècle dernier sur celui d’aujourd’hui. Même si, il y a, dans l’antisémitisme des paramètres qui semblent immuables comme l’accusation de double‐​allégeance du Juif, toujours considéré par certains comme un étranger même lorsque ses racines remontent au plus lointain passé, la menace qu’il ferait peser sur l’équilibre des peuples voire son entreprise délibérée de destruction de la communauté nationale ou encore le mythe du complot juif selon lequel les Juifs contrôleraient le monde et en tireraient toutes les ficelles. Les années trente nous donnent cependant matière à réflexion sur ce qui est nouveau et sur ce qui ne l’est pas. 

On croit à tort que les Juifs français avant la guerre n’ont pas saisi ce qui était en train de leur arriver, qu’ils n’ont pas su identifier le danger, la nouveauté… Quelle était leur perception face à la montée du nazisme, des extrêmes, de l’antisémitisme ? 

La référence au nazisme, d’où qu’elle vienne, sature aujourd’hui l’espace public et je pense que la nazification de l’approche de l’antisémitisme actuel n’apporte pas grand‐​chose. Toutefois, s’il est une réflexion instructive que l’on peut tirer des années trente, ce n’est pas tant dans les modalités et le discours antisémite que dans les réactions des Juifs face à l’antisémitisme. Dans les années trente, comme je le montre dans mon livre Les Juifs français et le nazisme 1933-1939, les Juifs comprenaient leur temps mais, comme n’importe quel groupe (ou individu), ils n’étaient évidemment pas capables de prédire ce qui allait se produire. Ils étaient par ailleurs très bien informés de ce qui se jouait en Allemagne nazie. Au moment des lois de Nuremberg en 1935, ils prononcent même le mot “extermination”. Quant à la France, malgré leur compréhension du contexte, ils n’ont pas pu prévoir l’effondrement de la République française et de ses valeurs parce qu’ils ont cru en l’intelligence humaine et en la force des institutions. Ils ne pouvaient nullement se douter qu’un jour l’antisémitisme se hisserait au rang de politique d’État. Ils ont cru que l’humanité élémentaire qui sommeille en tout un chacun écraserait le danger. De nombreuses organisations, comme le Consistoire, l’Alliance israélite universelle (AIU), la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) ont choisi d’agir, beaucoup plus qu’on ne l’a dit, dans la légalité, plaçant leur confiance dans l’intelligence collective, pour convaincre de l’inanité de l’antisémitisme. Mais, à partir des Accords de Munich en 1938, les Juifs français se sont sentis très seuls comme si leur combat était trop bruyant et ne correspondait plus aux grandes orientations de la politique française. Leurs préoccupations étaient en décalage avec ce qu’éprouvait une majorité de Français.

Depuis fin 2023, de plus en plus de Juifs de France témoignent de leur solitude face au déferlement de haine antijuive. Comme s’ils combattaient seuls ce fléau. Dans votre livre consacré aux Juifs français face au nazisme (de 1933 à 1939), vous décrivez ce même sentiment, celui de ne plus parler le même langage que le reste de la population française. Quelles leçons tirer des actions des Juifs des années 1930 pour tenter de renouer le dialogue ? 

Ils se sentaient seuls car ils auraient aimé rencontrer un plus grand soutien mais n’oublions pas les soutiens extrêmement nombreux qu’ils reçurent. Heureusement, la lutte contre l’antisémitisme n’est pas que l’affaire des Juifs. Pas plus hier qu’aujourd’hui. Jamais les Juifs ne se sont avoués vaincus, ils ont essayé de convaincre les indécis en montrant que le combat contre l’antisémitisme ne concernait pas que les Juifs mais l’ensemble des citoyens français. Aujourd’hui, nous pouvons rester fidèles aux discours des Juifs d’hier, eux aussi en première ligne face aux bouleversements de la société : ne pas baisser la garde, rester vigilant, continuer de rappeler que l’antisémitisme ne menace pas seulement les Juifs mais l’ensemble de la société française, que le mal qui les vise demain peut frapper ailleurs sous une autre forme.

J’ajoute qu’il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui non plus les Juifs ne sont pas seuls, des Français qui ne sont pas juifs, tous habitants et citoyens d’un même pays en partage, qu’ils s’expriment publiquement ou non, s’émeuvent de ce qui se passe. Contrairement aux années trente, où les Juifs étaient souvent perçus comme des étrangers par une grande partie de la population française, aujourd’hui, de nombreux Français sont acquis à l’idée qu’il faut lutter collectivement contre l’antisémitisme ; de récents sondages le montrent. Nous ne nous trouvons pas dans un tête à tête entre Juifs et antisémites, les premiers pouvant compter sur d’importants soutiens. Et je crois que chaque fois qu’il s’exprime, ce soutien les touche. 

Aujourd’hui, une partie des Juifs de France estiment que l’État français ne joue plus son rôle dans la lutte contre l’antisémitisme. D’autres considèrent que l’État devrait surtout mettre à jour sa définition de l’antisémitisme pour mieux le condamner. Que dire du rapport des Juifs des années trente à l’État français ? Qu’en attendaient-ils ?

Sur la première partie de votre question, la comparaison avec les années trente permet largement de se consoler et de mesurer le chemin parcouru. Hier comme aujourd’hui, les Juifs refusent de réduire la France à l’antisémitisme. Sans nier son existence et sa trop grande importance, ils ne parlent pas de “France antisémite”. Dans les années trente, même si l’extrême droite appelle à ce que les Juifs soient visés par des lois d’exception, même si des personnalités juives sont menacées de mort, même si l’antisémitisme se déchaîne dans les rues quotidiennement les Juifs sont toujours pétris d’un amour immodéré pour la France, et croient malgré quelques craintes à la puissance du modèle républicain, ils sont encore ce que l’historien Pierre Birnbaum appelle “des fous de la République”. D’où le sentiment de trahison qu’ils éprouveront dès 1940. C’est-à-dire qu’ils sont persuadés que la France sera toujours là pour les protéger. En 1932, au moment de l’accession d’Hitler au pouvoir, dans un journal juif, les Archives israélites, on peut lire : “Quel contraste avec l’Allemagne”, car 21 Juifs venaient d’être élus députés alors que de l’autre côté du Rhin les élections de cette année allaient dans le sens que l’on sait. Tout au long de la décennie, des figures politiques qui ne sont pas juives s’engagent dans la lutte contre l’antisémitisme, elles se manifestent lors de meetings, dans des médias. En 1939, les décrets‐​lois Marchandeau (du nom du ministre de la Justice de l’époque) obtenus par la LICA, prévoient de pénaliser les expressions de haine et l’antisémitisme (ce que Vichy abrogera). 

La défiance de la part de certains Juifs à l’égard de divers gouvernements français, sur le registre de la désillusion, n’est pas nouvelle. Que ce soit au moment de la conférence de presse de De Gaulle en 1967, plus tard sous Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing ou encore, d’une manière plus complexe, sous Mitterrand. Certains en ont peut‐​être oublié l’importance car la patine du temps fait son effet, mais l’attente de l’État est toujours là, et c’est plutôt la crainte que celui‐​ci soit impuissant à juguler l’ampleur de l’antisémitisme, bien installé, que son absence de volonté qui s’empare de beaucoup.

Mais, aujourd’hui, il est vrai on assiste à une accoutumance généralisée à l’antisémitisme de la part de tous les citoyens français y compris les Juifs. Cela dépasse l’entendement. Nous sommes constamment sidérés, comme dans les années trente ; il y avait comme une impossibilité à affronter l’accumulation de la haine. Quand des enfants sont assassinés dans leur école. Quand une jeune fille est violée. Quand une nouvelle agression nous est rapportée. Dans une certaine mesure, comme dans les années trente, on se demande : quand est‐​ce que cela va s’arrêter ? En espérant qu’il y ait un sursaut car la suite des années trente a de quoi inquiéter ; qu’il y ait un renversement de l’Histoire, thème que j’ai beaucoup développé à propos des Juifs français face au nazisme.

Même si la puissance de l’antisémitisme nous submerge, qu’elle obscurcit durablement l’avenir au point que nombre de Juifs ne parviennent plus à s’y projeter en France – et il faut entendre leur désarroi –, nous constatons une vigilance des pouvoirs publics, une vigilance qui ne faiblit pas, ainsi que de la part de nombre de nos concitoyens. Les années trente peuvent nous enseigner qu’il ne faut pas renoncer à ses responsabilités devant l’Histoire, et se saisir de la palette de ce qui est à notre disposition pour agir tant qu’il en est encore temps, car la solution ne viendra que d’un sursaut collectif. Sans doute pour cela, faut‐​il penser de nouvelles modalités de la lutte contre l’antisémitisme.

Propos recueillis par Léa Taieb