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“Le débat démocratique, ce n’est pas un combat ennemi contre ennemi, c’est un dialogue d’adversaires critiques”

Astrid Von Busekist, politiste et professeure à Sciences Po Paris, tisse une réflexion sur l’emprunt identitaire et la figure de l’imposteur. Dans L’ère des impostures, l’intellectuelle s’intéresse au paradoxe de nos sociétés libérales qui glorifient le libre choix tout en durcissant les frontières des appartenances communautaires. Entretien.

Publié le 12 septembre 2025

9 min de lecture

Il faut relire Philip Roth. Se replonger dans l’histoire de Coleman Silk, le héros de La Tache (2000), ce professeur de lettres d’un campus américain de la côte est, accusé de racisme anti‐​noir et dont l’existence est fondée sur une imposture identitaire. Coleman est noir ; il deviendra ensuite blanc et juif. Une imposture émancipatrice qui lui permet de déployer sa puissance d’action, d’assouvir ses ambitions sans être entravé par le racisme, et de refuser tous les ghettos essentialistes en quittant l’université noire d’Howard pour Greenwich Village, à Manhattan, ces “six kilomètres carrés les plus libres de l’Amérique”.

Il faut relire Philip Roth pour toucher du doigt ce désir d’être “libre sur une échelle inimaginable”, malgré “le nous coercitif”, la “tyrannie du nous (...) qui meurt d’envie d’absorber l’individu”. “La découverte de soi, le voilà le direct à l’estomac, écrit Roth. La singularité (...). Quoi de plus puissant ?”

C’est à partir d’une lecture minutieuse de La Tache qu’Astrid Von Busekist, politiste et professeure à Sciences Po Paris, tisse une réflexion sur l’emprunt identitaire et la figure de l’imposteur — de Coleman Silk à Hannah Arendt. 

Dans L’ère des impostures, paru en août dernier, l’intellectuelle met au jour le paradoxe de nos sociétés libérales : elles glorifient le libre choix, la fluidité des genres, tout en érigeant des interdits sur le trans‐​racialisme et en durcissant les frontières des appartenances communautaires.

Astrid Von Busekist a reçu Tenoua dans son appartement tapissé de livres, pour déplier les enjeux de son essai et livrer un plaidoyer contre les assignations identitaires.

Pouvez-vous revenir sur la genèse de votre réflexion autour des impostures identitaires et expliquer en quoi ces figures révèlent certaines névroses ou normes de notre époque ? 

Mon intuition de départ ne portait pas directement sur les imposteurs volontaires, mais sur ceux qui le deviennent malgré eux. Je pense notamment à Hannah Arendt, qui a subi des critiques très violentes après avoir écrit sur la race et la déségrégation scolaire aux États‐​Unis. En relisant La Tache de Philip Roth, j’ai commencé à voir se dessiner une sorte de puzzle autour de toutes ces personnes qui veulent — ou sont accusées de vouloir — être “un autre qu’elles-mêmes”.

Est‐​ce une névrose de notre époque ? Je crois plutôt que la véritable névrose, c’est le paradoxe dans lequel nous vivons : les sociétés libérales qui louent la liberté individuelle mais demeurent – aussi – des sociétés de corps. On ne peut pas entrer par effraction dans une communauté sans son assentiment. La condition est de respecter des frontières implicites, qui séparent le “nous” du “eux”. Et quand il s’agit de groupes historiquement dominés, marqués par l’esclavage, la colonisation ou une souffrance collective, il devient très difficile d’y accueillir de nouveaux membres qui n’ont pas vécu cette expérience‐​là.

Vous commencez votre livre en invitant le personnage de Coleman Silk dans La Tache de Philip Roth. Vous écrivez qu’il incarne “le désir de singularité, l’individualisme, l’émancipation face aux idéologies oppressives. Il rejette aussi bien le grand « nous » que le petit « nous » et refuse tous les carcans qui enferment l’individu, la famille, la société ou la race”. Peut-on, à la lumière des débats actuels sur l’identité, voir en lui la figure d’un refus courageux de ce que certains politologues — Laurent Bouvet, par exemple — ont appelé la “tenaille identitaire” ? D’un côté, une extrême droite qui fantasme un corps social homogène, une nation organique fermée à toute altérité ; de l’autre, une partie de la gauche radicale qui tend à essentialiser les appartenances communautaires ?

Coleman révèle bien cette “tenaille”, mais je ne suis pas certaine qu’il s’agisse d’une question de droite ou de gauche. Roth a compris au tournant du siècle — il l’écrit en 2000 — qu’un changement profond était en cours. Coleman, lui, ne le comprend pas : il est en quelque sorte hors de son époque. Sa sœur, dans le roman, en revanche, a parfaitement saisi ce basculement.

Ce que Coleman n’a pas compris, et que Roth met en lumière, c’est l’émergence d’une alliance entre les minorités, les victimes et les groupes marginalisés, ou plutôt, une bascule où la majorité est appelée rendre des comptes. 

Roth révèle un paradoxe fascinant : Coleman est accusé de racisme pour un mot malheureux, “un égarement” écrit‐​il, alors que, plus tard dans le roman, on apprend qu’il est lui‐​même noir. Ce qu’il incarne surtout, c’est le désir d’échapper à toutes les assignations — et cela est un désir très contemporain. Il dit en somme : “Je ne veux pas être enfermé dans un rôle, dans une identité qui m’assigne à mon origine.”

Pour y échapper, il croit qu’il faut devenir blanc : le blanc, devient pour lui la “couleur de la liberté”. Il pense que c’est la seule façon de vivre librement, face à une société américaine raciste, mais aussi face à sa propre famille, qui veut le garder “pour elle” et ne comprend pas qu’il veuille faire carrière dans des institutions réservées aux Blancs plutôt que dans une université noire à laquelle il était destiné.

Coleman est donc une métaphore puissante du désir d’émancipation et du refus des carcans identitaires.

Mais n’est-il pas finalement rattrapé par sa propre identité, notamment sa judéité ?

Oui, tout à fait. Coleman s’invente une identité blanche pour échapper à ses origines, mais il meurt en tant que Juif, tué par un ancien soldat antisémite du Vietnam. C’est une ironie tragique : il est doublement perdant. Son désir d’émancipation est puni à la fois par les justiciers du politiquement correct — comme on les appelait alors — et par un vengeur antisémite.

Il est hors de son temps : s’il s’était déclaré noir au moment où Roth écrit le roman, à l’époque de l’affirmative action, les portes de l’université se seraient ouvertes devant lui. C’est une mise en abyme assez vertigineuse.

Vous évoquez Hannah Arendt et la manière dont elle a été critiquée pour avoir établi, dans un article portant sur la ségrégation, une analogie entre son expérience de Juive et celle des Noirs américains. En quoi la relecture qui est faite aujourd’hui d’Hannah Arendt éclaire-t-elle ce débat sur la place des Juifs dans le combat antiraciste ?

Je voudrais commencer par une anecdote que j’aime beaucoup. J’ai écrit un livre avec Michael Walzer, Faire justice, paru en 2020, dans lequel je l’interroge sur son engagement pendant la décennie des droits civiques.

Walzer, en tant que Juif, a été très actif dans la lutte pour les droits civiques et, plus tard, contre la guerre du Vietnam. Il raconte qu’il y avait alors une solidarité parfaite : des rabbins sont allés en prison, Martin Luther King écrivait à son ami rabbin depuis sa cellule… C’était une solidarité entre deux peuples exclus.

Il faut rappeler que les Juifs sont devenus « blancs » assez tardivement aux États‐​Unis. Après la guerre, ils n’étaient pas admis dans les grandes universités comme Harvard ou Princeton. Ils allaient à Brandeis, comme Walzer lui‐​même. Il existait même des quotas anti‐​juifs après‐​guerre, qui ont évidemment disparu depuis.

Walzer raconte qu’un jour, dans cette lutte commune, un camarade noir lui a dit : “C’est très bien, vous aussi avez été esclaves en Égypte, mais désormais nous prenons en charge notre propre combat”. C’est une phrase magnifique. À partir de ce moment‐​là, explique‐​t‐​il, l’autonomisation était nécessaire : les Juifs ne se sont plus battus comme “jumeaux de l’exclusion” avec les Noirs, mais en tant qu’êtres humains solidaires d’une cause juste.

Hannah Arendt ne cache rien de son identité — elle le dit d’ailleurs dans le disclaimer qui précède Little Rock — et elle espère une forme de sollicitude de ses lecteurs. Mais on lui reproche, notamment, de faire des analogies entre identités.

Pour moi, tout cela marque le début de ce qu’on a appelé la “concurrence des victimes”. On en voit poindre les prodromes dans ce petit texte, sans qu’il soit nécessaire de forcer le trait. La réception de Little Rock a été d’une violence inouïe : on a accusé Arendt d’être une suprémaciste blanche, voire une antisémite, alors qu’il suffit de lire Les Origines du totalitarisme, L’Impérialisme ou L’Humaine Condition pour voir que c’est absurde.

Il faut rester honnête dans la lecture des textes : ne pas tout réécrire (et discréditer une œuvre entière) à partir d’un seul moment polémique. C’est ce que j’ai voulu montrer : l’écart entre ce qu’elle disait réellement et la réception caricaturale qui en a été faite.

Comment trouver un équilibre entre, pour reprendre vos mots, le refus d’une “société fondée sur la marque indélébile des origines et des appartenances” et le nécessaire respect de l’histoire des groupes ? Comment être un allié légitime d’un combat antiraciste universaliste sans forcément accéder à toute la souffrance de l’autre, sans prétendre tout comprendre ? 

Je ne suis pas certaine d’avoir une réponse définitive. Mais ce dont je suis à peu près sûre, c’est que nous sommes tous coupables : la majorité et les minorités, mais aussi nous autres intellectuels. Quand je dis qu’il faut échapper aux sociétés d’assignation, cela vaut donc aussi pour les minorités, qui doivent échapper à leur propre auto‐assignation.

Pour cela, il faut faire une place juste au passé. Il doit avoir toute sa place dans le présent : on ne peut pas faire comme si l’égalité formelle équivalait à l’égalité réelle. Mais on ne doit pas non plus faire du passé le seul horizon.

Si la seule référence reste tournée vers l’arrière, si le point de fuite n’est pas le présent ni l’avenir mais uniquement le passé, alors il n’y a plus de possibilité de cohabitation ou de coexistence. 

L’identité d’un individu ne peut pas s’épuiser dans son origine, sa race, sa religion. Les sociétés libérales n’ont jamais aimé les minorités dans les minorités, mais j’ai l’impression qu’aujourd’hui elles les adoubent (sélectivement) — c’est l’un des problèmes du présent. Et tout le monde y contribue : les racistes, les antiracistes, les communautés, la majorité…

L’une des solutions, me semble‐​t‐​il, consisterait à donner au passé toute sa place dans le présent, sans qu’il l’écrase, et à préserver un véritable espace pour le dialogue. C’est cela, la démocratie.

Le débat démocratique, ce n’est pas un combat “ennemi contre ennemi”, c’est un dialogue “d’adversaires critiques”. La liberté d’expression est essentielle, mais elle doit s’exercer dans le respect du dialogue, de la vérité et des faits. On ne peut pas dire n’importe quoi. C’est ce que j’essaie de montrer dans le dernier chapitre : les fausses victimes engendrent d’autres victimes, les fausses vérités produisent d’autres mensonges. Le problème est là. Quant à l’universalisme, j’y crois encore. 

Vous expliquez que la victimisation, le poids accordé à la “vérité émotionnelle”  mettent en danger  la vérité historique. Vous soulignez aussi le danger d’une dépolitisation de la Shoah, quand certains transforment la mémoire en décor pour des récits mensongers ou relativistes. Pouvez-vous revenir sur ces enjeux ? 

Quand on invente une histoire, quand on rompt le pacte autobiographique, on fait croire à une vérité qui est usurpée. Plusieurs ingrédients entrent en jeu.

D’abord, le désir d’être victime : l’anthropologue René Girard le disait déjà, la victime occupe aujourd’hui la place la plus désirable. Elle a remplacé celle du héros, comme l’a aussi montré l’historienne Annette Wieviorka dans son ouvrage consacré à L’ère du témoin (1988), ou le philosophe et historien François Azouvi plus récemment (Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré, 2024). Le témoin, surtout celui des tragédies les plus extrêmes comme la Shoah, bénéficie d’une autorité telle qu’on n’ose pas le contredire. Le remettre en question, ce serait l’offenser une seconde fois.

Nous, lecteurs, sommes aussi coresponsables : nous semblons accorder d’emblée crédit à ce type de récits. Même lorsqu’ils sont incohérents ou manifestement invraisemblables, on n’ose pas douter, car ils seraient signés par une “victime” — et, dans notre imaginaire contemporain, les victimes sont les héroïnes morales de notre époque.

Raconter une histoire fausse, comme le soulignent, entre autres, les philosophes Adorno ou Ricœur, c’est, en plus de manquer à sa promesse “d’être soi”, abîmer la connaissance. Et surtout, cela nourrit une industrie culturelle friande de récits larmoyants, de happy endings, comme si l’humanité pouvait tourner la page après Auschwitz à coups de bons sentiments, qu’il faudrait faire rire et pleurer en même temps, comme si l’horreur pouvait être embellie ou encore mise à distance.

Cela crée une rupture artificielle entre le “monde normal” et la barbarie, comme si le bourreau et le citoyen ordinaire n’avaient rien en commun. Des récits comme Le Liseur de Bernhard Schlink ont parfois alimenté cette illusion. Mais l’Histoire nous montre un continuum : le mal n’est pas extérieur à l’humain, il en fait partie. La binarité des récits qui font comme si la normalité avait été suspendue pendant la Shoah nous trompent.

Les fausses victimes et les récits kitsch donnent une vision binaire, simpliste, fausse — et donc antidémocratique. Car la vérité historique, la mémoire collective, supposent des faits partagés. Si la “vérité émotionnelle”, la mémoire individuelle l’emporte sur la factualité, il n’y a plus de langage commun possible – et partant, plus de “commun”.

En 1964, Hannah Arendt revenait sur l’expérience des Juifs allemands lors de la montée du nazisme : “Le problème n’était pas tant ce que faisaient nos ennemis que ce que faisaient nos amis. Un vide s’était formé autour de nous. Je vivais pourtant dans un milieu intellectuel. Je n’ai jamais pu oublier cela”. Ces paroles résonnent-elles en vous ? 

Ce que je partage avec Arendt, c’est cette idée de solitude et de vide autour des Juifs aujourd’hui. Les Juifs sont, depuis le 7 octobre, automatiquement assimilés au gouvernement israélien et à sa politique néfaste. Je suis juive et, comme beaucoup d’autres, j’ai ressenti la solitude et le désespoir d’un dialogue rompu. J’ai participé à plusieurs ouvrages sur le 7 octobre, j’ai signé des tribunes pour militer pour un peu de raison dans un débat très difficile à porter qui doit reconnaître toutes les souffrances sans, justement, confondre l’identité des individus et les actions des gouvernements ou ceux qui prétendent les représenter. 

Propos recueillis par Ismaël El Bou‐Cottereau