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Asher Knafo, témoin du transit méconnu des Juifs maghrébins de Marseille vers Israël

Il y a près de soixante ans, à Marseille, se trouvait le camp du Grand Arénas. Ce lieu de transit a accueilli, entre 1949 et 1966, des milliers de Juifs  partis du Maghreb dans l’espoir de rejoindre l’État d’Israël. Parmi eux :  l’écrivain Asher Knafo. À 90 ans, il se souvient des conditions de vie précaires dans ce camp qu’il a connu enfant comme résident puis, jeune adulte, en tant qu'émissaire de l’Agence juive, gestionnaire du camp. Entretien.

Publié le 26 septembre 2025

4 min de lecture

Grand Arénas en 1961–1962 /​Collection personnelle

Avant d'arriver au  camp du Grand Arénas, vous viviez au Maroc. Parlez-nous de  cette période.  

J’ai grandi avec mes parents et mes frères et sœurs à Mogador (aujourd’hui Essaouira), une ville côtière du sud du Maroc. Nous vivions modestement, mon grand‐​père était le rabbin de la ville, mon père était comptable et ma mère tenait une librairie bilingue français‐​hébreu. Notre famille était sioniste, très attachée à l’idée d’une nation juive. En 1951, à l’âge de 15 ans, j’ai décidé de partir vers Israël avec mon frère Daniel, de deux ans mon cadet. Ma sœur devait aussi partir avec nous, mais, à minuit, quand nous sommes montés dans l’autocar pour le port de Casablanca puis vers Marseille, ma mère a surgi. Elle l’a récupérée en disant : « On  n’amène pas les filles ! ».

Une fois arrivés dans la ville blanche, mon frère et moi nous nous sommes enregistrés au bureau d’émigration avant de rejoindre un premier camp de transit. Puis, nous avons pris le bateau pour la France, pour un voyage de soixante heures. 

Quelle est la première chose qui vous a frappé en arrivant au  camp ? 

Une odeur charbonneuse. Celle qui s’accroche aux vêtements, remonte aux narines jusqu’à vous donner la nausée. C’était celle du charbon qui brûlait pour chauffer les quatre‐​vingt baraquements du Grand Arénas. Il faut s’imaginer : c’étaient des demi‐​tonneaux de béton qui mesuraient trente mètres de long et seulement trois mètres de haut. L’isolation était très mauvaise. Il nous est arrivé de manquer de charbon et de couverture. À cela, s’ajoutent la nourriture rationnée et la prolifération des maladies. À l’origine, ce camp construit en 1945 servait au rapatriement des travailleurs indochinois, puis aux Juifs d’Europe centrale, rescapés de la Shoah. Nous, les Juifs maghrébins, on est venus après. Aujourd’hui, il n’y a plus rien, juste un terrain vague, dans les hauteurs de Marseille, non loin de la prison des Baumettes. 

Vous n’étiez qu’un enfant… Ces conditions de vie éprouvantes ne  pesaient-elles pas trop sur vous ? 

Je garde en moi l’ennui et la violence, oui. Cela s’expliquait par le manque de moniteurs. Nous n’étions pas assez encadrés, nous nous retrouvions seuls, livrés à nous‐​mêmes. Les gamins se bagarraient, volaient. Je me souviens du vol de mes timbres, dans ma propre valise. Certains vendaient même du haschich entre eux. Le souvenir le plus marquant, c’est celui d’un garçon qui avait mis un seau rempli d’urine sur une porte pour qu’il tombe sur notre moniteur. Je n’ai pas voulu laisser faire, j’ai riposté… par la fête ! Avec une jeune fille, Solange, nous avons réuni tous les enfants à 19 heures pour un concours de chant, de blagues et un quiz de culture générale. Les moniteurs avaient apporté des disques et des biscuits. Ils étaient pourtant réticents au départ. Je savais qu’il était possible de vivre ces moments de partage dans un camp de transit car c’était ce qu’il se passait dans celui de Casablanca. Chaque soir, nous y dansions la hora et écoutions des chants israéliens.

Asher Knafo et son frère lors de leur premier séjour au Grand Arénas en 1951 /​Collection personnelle

Que se passe-t-il ensuite, vous partez directement pour Israël ? 

C’était ce que je pensais aussi ! Après trois semaines au Grand Arénas, j’ai été transféré dans le château de Julhans, proche du camp. Il faut savoir que l’Agence juive disposait de plusieurs châteaux dans les environs, ils servaient d’extensions de l’Arénas. À Julhans, il y avait tellement d’enfants que nous ne pouvions pas être tous logés dans le château. Je me suis retrouvé avec d’autres à camper dehors. Les moniteurs nous disaient que c’était pour s’entraîner aux kibboutz en Israël. J’y suis resté plusieurs mois. C’était terrible. Certains enfants étaient atteints de la tuberculose ou de la teigne. Quand je suis enfin parti pour Ashdod, en Israël, je me suis promis de ne plus jamais revenir au Grand Arénas. 

Une promesse que vous rompez donc en 1961… 

À 25 ans, je décide de retourner au camp mais cette fois‐​ci en tant qu’émissaire (de 1961 à 1962). Je m’occupais de l’administration et de la gestion d’un Grand Arénas qui avait bien changé. De plus en plus de personnes étaient accueillies. Le personnel aussi n’était plus le même. Désormais, c’était essentiellement des Sépharades et le commandant était tunisien. Ça changeait de mes débuts au Grand Arénas, alors tenu par des Ashkénazes, ce qui pouvait entraîner des tensions et des incompréhensions. Je me souviens des soupes polonaises qui, disons, s’éloignaient pas mal des dafinas et autres plats marocains de mon enfance !

Justement, le bien-être des enfants s’était-il amélioré ? 

Les conditions de vie étaient semblables à celles que j’ai vécues. Bien que cette fois, certains jeunes étaient accompagnés de leurs parents. Ceux jugés trop « turbulents » par l’administration étaient dorénavant envoyés dans une institution pour « délinquants ». Ça m’indignait ! Ils rencontraient d’autres jeunes aussi rejetés qu’eux, et le problème s’aggravait.

Pour améliorer la situation, j’ai décidé de fonder la première école du Grand Arénas. J’organisais trois sessions de quelques heures par jour pour apprendre aux enfants l’hébreu ainsi que l’histoire d’Israël. Comme à mon habitude, les festivités – Hanouka, Pourim et Shavouot – étaient au rendez‐vous !

Grand Arénas en 1961–1962 /​Collection personnelle

Que retenez-vous de votre expérience du Grand Arénas ? 

Ce camp fait partie de mon histoire et de celle d’une partie des Juifs du Maroc. Quand je me suis définitivement installé à Ashdod, j’ai continué mon travail de pédagogue, commencé au Grand Arénas. J’ai travaillé pour le ministère de l’Éducation israélien, fondé l’association pour la préservation du patrimoine juif d’Afrique du Nord, participé à la création de l’Orchestre andalou israélien et écrit de nombreux livres, notamment sur l’Arénas. C’est dans ce camp que j’ai rencontré ma future femme. Le hasard a voulu que nous nous retrouvions plus tard en Israël. Le Grand Arénas aura marqué ma vie autant dans la douleur que dans la joie, le partage et l’amour.

Propos recueillis par Camille Scali