
Un des phénomènes les plus surprenants après le massacre du 7 octobre 2023 a été, à gauche, l’émergence immédiate d’une coalition hétéroclite rassemblant militants antiracistes, féministes, écologistes, LGBTQ, décoloniaux et islamistes autour d’une même rhétorique : faire d’Israël – et, par glissement, des Juifs – le symbole du mal absolu. Cette inversion idéologique ne résulte pas du hasard ; elle procède d’une série de confluences historiques, doctrinales et culturelles.
L’antisionisme de la gauche radicale trouve ses racines dans le stalinisme et dans la longue tradition antisémite russe. Des Protocoles des sages de Sion forgés par la police tsariste jusqu’à la propagande soviétique d’après-guerre, l’idée d’un complot Juif mondial a été recyclée : on ne parle plus de Juifs, mais de « sionistes ». Léon Poliakov en soulignait déjà les ressorts dès 1969 [1], et Jankélévitch y voyait « la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux ». La répétition ad nauseam du terme de « génocide » dès le 8 octobre 2023 en est la confirmation.
Au cours des dix dernières années, de nombreux tropes antisémites originaires de l’extrême droite ont été recyclés par la gauche de la gauche, allant des Juifs contrôlant les politiques et les médias, en passant par le peuple déicide, jusqu’au meurtre délibéré d’enfants (datant du Moyen Âge).
Les fondamentalismes religieux extrémistes, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, sont antisémites. En France, ils sont marginaux chez les Catholiques. En revanche, la progression rapide de l’islamisme depuis les années quatre‐vingt‐dix en a fait un acteur central de la haine anti‐juive, en particulier dans les diasporas occidentales. Les enquêtes d’opinion [2] montrent un niveau élevé de préjugés et de tolérance aux violences antisémites parmi les Musulmans pratiquants. Cette pénétration de l’islamisme est aussi mise en évidence par le fort pourcentage de jeunes Européens d’origine musulmane radicalisés partis combattre au sein de l’État islamique ainsi que parmi les auteurs d’attentats meurtriers en Europe – dont certains, comme Ozar Hatorah en 2012 ou l’HyperCacher en 2015, étaient exclusivement antisémites.
La popularité des Protocoles des sages de Sion depuis les années cinquante dans l’ensemble des pays musulmans est un autre marqueur de cet antisémitisme propagé par les Frères musulmans – on retrouve même des extraits des Protocoles dans la charte du Hamas.
Né dans les années trente, le mot woke apparaît chez les Afro‐Américains, avec le sens de « rester éveillé » face aux injustices. Ce terme a refait surface au cours des années 2010 avec le mouvement Black Lives Matter pour désigner des militants vigilants face aux discriminations et au racisme. Ce mouvement tout à fait légitime a, depuis lors, connu une dérive qui a abouti au « wokisme ». Il s’agit d’une idéologie regroupant un corpus identitaire, manichéen et autoritaire développé par des universitaires américains. Leurs travaux connus sous le nom de French Theory sont un corpus postmoderne de théories où le concept de déconstruction tient une place centrale. Cette idéologie identitaire est devenue hégémonique sur les campus américains. Ses militants sont devenus intolérants, rejetant en bloc toute contradiction, inventant les micro‐agressions pour se victimiser, réclamant des lieux protégés (safe spaces), faisant annuler des conférences, et allant jusqu’à faire licencier des enseignants soupçonnés de ne pas adhérer à leur point de vue (cancel culture). Ces pratiques ont rapidement influencé la société tout entière, créant des antagonismes violents.
Comment tous ces militants, supposés attachés aux droits de la personne, notamment ceux des femmes et des LGBTQ, et se réclamant de la gauche pour qui l’égalité est une valeur fondamentale, peuvent‐ils faire cause commune avec des mouvements religieux fondamentalistes proches des islamistes dont l’idéologie sexiste et homophobe n’est plus à démontrer ?
La clé se trouve dans la notion d’intersectionnalité. Formulé par Kimberlé Crenshaw [3] pour décrire la superposition de discriminations subies par les femmes noires, le concept a été dévoyé au fil des ans [4]. D’outil juridique et analytique , il est devenu étendard politique : la « convergence des luttes » s’est transformée en justification des alliances les plus improbables. Ce qui vient de se passer au sein de la flottille « pour Gaza » a mis ces incompatibilités en évidence : des activistes musulmans ont quitté la flottille pour ne pas légitimer la présence d’activistes queers dont ils ne tolèrent simplement pas l’existence.
Cette dérive s’est aggravée avec la hiérarchisation des oppressions : l’islamophobie a été érigée en racisme suprême : les islamistes ont substitué la catégorie « Musulmans » à celle de « immigrés », transformant la critique de l’islamisme en racisme. Le voile est devenu symbole de résistance, et non plus d’oppression patriarcale. Des militantes comme Rokhaya Diallo affirment que « la majorité des actes islamophobes concernent des femmes voilées et sont donc sexistes » [5]. Cette inférence, liant racisme et sexisme, a permis ensuite de justifier l’abandon du combat contre le patriarcat religieux au nom du féminisme. Cette stratégie a trouvé une expression politique visible lors de la « Marche contre l’islamophobie » de 2019, où militants de la gauche radicale et islamistes défilaient côte à côte.
Cette alliance a été nourrie par le courant décolonial importé des États‐Unis au début des années 2000 par le Parti des indigènes de la République. Pour ces militants, les rapports sociaux de domination sont des conséquences de la colonisation occidentale. Ils ont aussi une proximité évidente avec les islamistes : Houria Bouteldja met en avant l’appartenance religieuse avant l’appartenance à la République. Ils propagent aussi un antisémitisme très peu subliminal – « Les Juifs sont les boucliers, les tirailleurs de la politique impérialiste française et de sa politique islamophobe » – sous couvert de la défense des peuples colonisés.
Dans la même veine, un des maîtres à penser de l’écologie radicale, Andreas Malm [6], fait d’Israël le responsable de la catastrophe écologique mondiale. Ceci montre à quel point, sous couvert d’antisionisme, l’antisémitisme nourrit par toutes ces idéologies délétères, a totalement infiltré la mouvance « progressiste » radicale qui est désormais obsédée par Israël et les Juifs.
Parallèlement, pour les activistes « progressistes » aux États‐Unis, les Juifs sont passés de minorité opprimée à fer de lance de l’oppression blanche. Cette évolution a commencé à la fin des années soixante. La fin du numerus clausus imposé aux Juifs dans les universités au cours des années cinquante‐soixante a favorisé leur intégration à la société américaine, améliorant ainsi leur statut social. Les nouvelles générations de Juifs américains se sont donc retrouvées dans les classes moyennes et supérieures de la société, soit au sommet de la pyramide des « oppresseurs blancs » honnis par les militants identitaires.
Ce renversement a rompu l’alliance historique entre militants Juifs et Noirs du mouvement des droits civiques. Dès la fin des années soixante, des courants comme la Nation of Islam ou les Black Panthers dénonçaient les Juifs comme « blancs », voire comme complices de la domination raciale. James Baldwin exprime parfaitement cette réalité : « Dans le contexte américain, l’aspect le plus ironique de l’antisémitisme noir est que le Noir condamne en réalité le Juif pour être devenu un homme blanc américain ».
Ce glissement, nourri d’un ressentiment social, s’est accompagné d’une concurrence mémorielle : la souffrance des uns devait remplacer celle des autres. Dans ce contexte, certains militants noirs ont même diffusé des théories délirantes attribuant la traite atlantique aux Juifs – un discours que des figures comme Dieudonné ont repris en Europe. De la même façon, en France, l’alliance universaliste entre Juifs et Maghrébins, symbolisée dans les années quatre‐vingt par SOS Racisme, s’est effondrée sous le poids des idéologies identitaires et de l’islamisme.
Ces dérives ont produit ce qu’Eva Illouz [7] appelle un « antisémitisme vertueux », déjà proposé par Jean Améry [8] comme un « antisémitisme honorable » : on peut désormais haïr les Juifs sans culpabilité, puisqu’ils sont perçus comme « blancs, colonialistes et racistes ». Israël, dans ce récit, devient le « poste avancé de l’impérialisme occidental ».
Au début des années 2000, une alliance entre gauche radicale et islamistes semblait impensable : la gauche républicaine, laïque et universaliste, se voulait l’exact opposé d’une idéologie théocratique. Mais l’influence croissante des théories identitaires américaines a bouleversé cet équilibre. L’idéologie victimaire intersectionnelle a pénétré les milieux féministes, antiracistes et LGBTQ, puis la gauche radicale. Les militants décoloniaux ont alors importé leurs réseaux islamistes dans l’espace politique de gauche. L’entrisme a fini par payer : Houria Bouteldja pouvait se réjouir – « il y a un butin de guerre qui s’appelle Mélenchon. Il a fait un choix, on revient de loin ». Ce choix, c’est celui d’abandonner les valeurs traditionnelles de la gauche (universalisme, laïcité) et de basculer vers l’identitarisme pour essayer de récupérer les voix des Français musulmans. La « marche contre l’islamophobie » de 2019, où certains manifestants arboraient des étoiles jaunes pour assimiler les Musulmans aux victimes juives de la Shoah, a matérialisé cette inversion victimaire théorisée par Alain Badiou [9] : le Musulman devient le « nouveau Juif », et le Juif devient l’oppresseur.
Depuis le 7 octobre 2023, cette convergence idéologique a montré sa portée destructrice. Tout était prêt pour que le glissement sémantique allant d’Israélien vers sioniste génocidaire, puis vers Juif s’opère très aisément. La croissance exponentielle des agressions antisémites allant jusqu’au meurtre dans de nombreux pays occidentaux en est la preuve.
L’antisémitisme s’est redéployé dans les rues et sur les réseaux sociaux avec une rapidité inédite, porté par des jeunes convaincus d’agir pour la justice. C’est sans doute le point le plus inquiétant : cette haine n’est plus perçue comme un vice moral, mais comme une vertu. Les enquêtes montrent qu’elle s’enracine particulièrement chez les moins de trente‐cinq ans, imprégnés d’une culture politique où la grille identitaire prévaut sur toute réflexion historique. Cette génération n’éprouve ni culpabilité ni doute : elle croit agir au nom du Bien. Les préjugés antisémites ne disparaîtront pas facilement car ils sont désormais profondément ancrés dans leur esprit.
L’enjeu pour les années à venir sera donc immense : réaffirmer la valeur de l’universalisme, rappeler que la lutte contre le racisme ne peut s’accommoder d’aucune hiérarchie des haines. Tant que l’antisémitisme pourra se dissimuler derrière les masques de l’antisionisme, de l’anticolonialisme ou du combat identitaire, il prospérera en toute bonne conscience.
[1] Léon Poliakov, 1969, De l’antisionisme à l’antisémitisme. 2016, Calmann‐Lévy
[2] Fondapol, Radiographie de l’antisémitisme en France, Edition 2024
[3] Kimberlé Williams Crenshaw. 1989, Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine. University of Chicago Legal Forum. 1989:139–168
[4] Bernard Maro. 2017, L’intersectionnalité dévoyée : le cheval de Troie des islamistes. Médium.
[5] Sonya Faure, 2015. Intersectionnalité [nom] : concept visant à révéler la pluralité des discriminations de classe, de sexe et de race, Libération, 2 juillet 2015.
[6] Andreas Malm, 2025. The Destruction of Palestine Is the Destruction of the Earth. Verso ed.
[7] Eva Illouz, 2024. Le 8 octobre, généalogie d’une haine vertueuse, Collection Tracts (n° 60). Gallimard ed.
[8] Jean Améry, 1969. L’antisémitisme honorable. dans Le nouvel antisémitisme, 2025, Les Belles Lettres ed.
[9] Alain Badiou, 2008. Circonstances 3. Portées du mot “Juif”. 2008, Leo Scheer ed.




