
Antoine Strobel-Dahan - Depuis plusieurs mois, les appels au boycott d'artistes israéliens, voire simplement juifs, se multiplient. Dans un appel récent, "Stop au boycott et à la censure des artistes" (aujourd'hui signé par plus de 3500 personnes), vous vous exprimez contre ce boycott, à partir d'un cas récent. Pouvez-vous nous en dire plus ?
David Konopnicki - Effectivement, début octobre, nous apprenions l’annulation du concert de la chanteuse Liraz prévu le 25 octobre dans la salle parisienne Fleury Goutte d’Or – Barbara. En publiant cette pétition, je me suis rendu compte que nombre d’artistes ont vécu des situations similaires – j’ai reçu des dizaines de témoignages d’artistes qui veulent rester anonymes, qui sont simplement des artistes juifs. Ils ne pouvaient pas signer la lettre, m’expliquaient‐ils, parce qu’ils ont peur. Pour ma part, c’est un peu plus simple parce que, même si j’ai été touché symboliquement et que l’on m’a refusé des programmations avec mon groupe, je me sens moins en danger professionnellement car je travaille principalement en studio et moins en concert ces dernières années. Étant moins dépendant des scènes pour travailler, cela me permet de prendre la parole. Les autres pré‐signataires de cette lettre sont aussi dans des situations où ils ne risquent pas vraiment leur carrière, soit parce qu’ils ont assez de travail, soit parce qu’ils se sont déjà retirés du métier en raison de ce climat invivable. Me rendant compte de l’ampleur du phénomène, il n’est plus question de se taire.
ASD - Donc ce que vous dites, c'est que vous avez été choqué par ce boycott de Liraz, mais que vous n'aviez pas conscience que de nombreux artistes en souffraient…
DK – En octobre 2023, j’avais été meurtri par le fait que, dans notre secteur, personne n’ait réagi en solidarité avec les collègues du festival Nova, les techniciens son, les DJ, les artistes… et pas un mot non plus pour le public. La différence de traitement au sein du milieu professionnel entre le Bataclan et le festival Nova est choquante. Aucun mot d’aucune organisation professionnelle ou institution. Au printemps dernier, quand j’ai perçu les premiers signes de boycott insidieux de mon projet, je n’ai pas eu envie de prendre la parole, parce qu’il y avait plus urgent, les otages étaient encore là‐bas – forcément, on s’était tous un peu auto‐censurés, en se disant que nos petits problèmes d’artistes parisiens n’étaient pas l’urgence principale. Nous étions un petit groupe d’artistes à nous retrouver les vendredis au Trocadero et nous avions toujours en tête les musiciens de Nova qui étaient encore dans les tunnels du Hamas. Parmi eux, le pianiste Alon Ohel, l’un des derniers à avoir été libérés vivants. Et je n’avais absolument pas conscience et connaissance de ne pas être le seul à constater ces portes fermées….
Et puis, en l’espace de 10 jours, nous avons la nouvelle de ce boycott de Liraz. Nous sortons la pétition et il y a le retour des derniers otages vivants. Depuis le cessez‐le‐feu et la libération des otages, j’ai envie d’interpeller les « boycotteurs » en leur disant : « Bon, apparemment, il y a une pause dans le "génocide", mais il n’y a pas de pause dans le boycott, donc quelle est la vraie raison ? ».
J’analyse ça sous l’angle d’un antisémitisme systémique, parce que quand on parle individuellement avec les gens, la plupart, au bout d’un moment, comprennent l’erreur de ce boycott. Certes il existe des endroits où il y a un réel antisémitisme, nous n’avons aucun doute là dessus, mais il y a aussi tout un tas d’endroits où c’est de la peur – peur pour la sécurité, et plus souvent du simple mimétisme…
ASD - Bien des choses se mêlent là-dedans : il y a à la fois une part de boycott revendiqué comme tel, mais aussi des gens qui se retirent sur la pointe des pieds en disant "ça va être compliqué en termes de sécurité, je n'ai pas envie d'avoir des manifs devant la salle tous les soirs"...
DK – C’est effectivement l’argument que j’ai entendu personnellement. Il y a une grande salle parisienne de la scène jazz, dans laquelle j’ai souvent joué, qui a pu accueillir des étapes du festival Jazz’n’Klezmer, qui m’a expliqué récemment que le klezmer, c’était compliqué, qu’il allait falloir tripler le nombre d’agents de sécurité et que donc, c’était impossible…
ASD - Arrêtons-nous là-dessus un instant. Le klezmer, c'est un style de musique, qui vient de la culture juive d'Europe de l'Est. On est quand même très loin du cas d’un artiste israélien qui a probablement fait l’armée ou soutiendrait le gouvernement. Alors le klezmer, c'est compliqué pour quoi ?
DK – C’est compliqué parce que ce sont des Juifs. Dans une autre salle que je connais bien et qui nous refusait aussi, j’ai d’abord entendu un argumentaire qui ne tenait pas la route : on me disait qu’ils ne faisaient pas tel ou tel style de musique mais l’histoire du lieu prouvait le contraire. Après avoir beaucoup insisté, une programmatrice m’a finalement expliqué sans ciller : « Non, les trucs juifs, en ce moment, moi je ne fais plus ». Et ensuite, silence, aucune explication, juste « Je ne fais plus ». Le truc est tellement énorme pour une salle des « musiques du monde » qu’ils ont maintenu quelques artistes de jazz juifs, mais ils n’en font aucune mention dans leur communication, cela n’apparaît pas dans leur agenda….
ASD - Oui donc c'est vraiment sur la pointe des pieds. Et ça, selon vous, est-ce de la peur ? Une solidarité avec ce boycott ? Une forme de "y en a marre de ces Juifs"?
DK - C’est un mélange de tout ça, je crois. Il y a des endroits où c’est clairement un boycott parce que ce milieu‐là est très à gauche, voire à l’extrême gauche et cela crée tout ce climat propice au boycott. Quand les gens ne lisent pas et s’accrochent à des slogans Facebook, le moindre « truc juif » est à boycotter. Et puis il y a d’autres personnes avec qui j’ai parlé, par exemple des salles de concert de banlieue, qui expliquent simplement que c’est impossible pour eux d’afficher un artiste juif, un symbole juif ou le mot « Israël ». Je pense à ce groupe qui vit entre Tel Aviv et New York, un groupe génial composé de musiciens juifs, dont des Israéliens d’origines irakienne, yémenite et ashkénaze qui tourne dans le monde entier. Ils étaient programmés dans une belle salle d’Ile de France, mais le concert a été annulé. Je connais bien les professionnels de cette salle, il n’y a pas d’antisémitisme chez eux, c’est juste que ça devenait financièrement impossible pour eux de maintenir un concert auquel les gens ne viendraient pas – parce que le public aussi a peur – et pour lequel il aurait fallu recruter 15 agents de sécurité. Une puis plusieurs salles qui annulent, et c’est la tournée qui finalement ne passe pas par la France…

ASD - Quand vous parlez d'un antisémitisme systémique, que voulez-vous dire ?
DK – Dans ce milieu, il y a eu deux mouvements majeurs ces dernières années, MeToo et More Women on Stage [plus de femmes sur scène]. Un énorme travail a été fait pour remettre en question les pratiques, notamment dans le milieu alternatif, techno, rock, rap… Durant des années, on a dit partout : « Écoutez les femmes, il faut les croire ». Et j’ai mis un coup de pied dans la fourmilière, en faisant remarquer que, lorsqu’il s’agit de Juifs, ça devient « oui mais », et on ne nous croit pas. C’est ce que j’appelle systémique, dans le sens où je n’ai pas de doute, individuellement, sur la philosophie des gens ou des institutions que je connais et côtoie. Ils ne sont pas tous fans de Mélenchon mais il y a toujours ce réflexe qui dit : « Et Gaza ? Et l’islamophobie ? ». Quel rapport avec ma musique Klezmer ? Alors, je les interpelle : ça fait 10 ans qu’on nous dit qu’il « faut croire les victimes » mais quand ça concerne les Juifs, il faut se justifier dix fois sur le fait qu’on n’est pas pro‐Nétanyahou… À un moment, j’ai refusé de me justifier de quoi que ce soit : « Je vous dis qu’il y a un problème pour les Juifs, point. Maintenant, si vous ne me croyez pas, c’est à vous de vous remettre en question mais moi je ne vais pas batailler pour montrer que je suis un "bon Juif" ». Et ça, selon les endroits, ça peut être audible.
ASD - Quand vous dites "ça peut être audible", avez-vous le sentiment que, de temps en temps, cela éveille une forme de prise de conscience ?
DK – Exactement, mais je n’arrive à faire entendre ça que lorsque l’on a des discussions individuelles. Quand on est face à des réseaux de salles de concert, des collectifs d’artistes ou des associations, dès qu’il y a l’effet de masse, c’est impossible : il y a une forme de bien‐pensance qui veut qu’Israël soit un État génocidaire et d’apartheid, fin de la discussion. Encore une fois, pour moi, c’est plus facile, mais mon histoire est singulière. J’ai sorti plusieurs albums chez le label américain Tzadik, avec une magen David sur les pochettes et des titres en hébreu sur l’album Masada. Alors quand je rappelle les salles pour organiser mon concert au printemps, ils se souviennent tous que j’ai déjà joué chez eux, que ça s’était bien passé, mais ils se souviennent aussi que l’affiche de l’époque et les visuels du groupe montrent une jolie étoile juive – ça fait partie de l’artwork de Tzadik… Même si ça n’a rien à voir avec Israël, la connotation est hallucinante. Ca n’a jamais posé question auparavant. Aujourd’hui, « c’est compliqué » ou encore « je ne veux plus de ce genre de truc dans ma salle »…
ASD - C'est là que se pose une question, parce que si on pousse cette logique jusqu'au bout, il faudrait boycotter n'importe quel artiste russe (ou chinois voire américain) qui est en exil ou qui se produit en France, or c'est le contraire qui se passe...
DK – C’est un argument que je leur oppose souvent. On ne boycotte pas les rockers américains sous prétexte qu’il y a Trump. Et on ne leur demande pas leur avis sur Trump (et tant mieux d’ailleurs, parce que beaucoup sont des rednecks qui ont voté Trump, qui ont un public en France qui écoute du Rock…), ça n’a jamais été une question. Souvent, je signale qu’il n’y a qu’à « nous » qu’on demande des comptes ou de montrer patte blanche.
Par ailleurs, j’ai beaucoup de témoignages d’Israéliens qui vivent à Paris. Il faut savoir que le conservatoire de Tel Aviv fait partie des meilleures écoles de jazz au monde. Depuis 15 ans, quand on a fait ses études à Tel Aviv et qu’on fait partie des meilleurs, on dit qu’on va faire son « alyah jazz », soit à New York, soit à Paris, soit à Berlin… Ce qui fait qu’à Paris, il y a vraiment beaucoup de musiciens israéliens et ce sont ceux qui rasent le plus les murs aujourd’hui : quand ils sont entre eux dans une salle, ils parlent anglais, pas hébreu, parce qu’ils ont peur. Personne ne sait qu’ils sont israéliens, ils s’en cachent, parlent de « jazz d’Orient », ou de « musique de la Méditerranée »… Quand on voit une star montante du jazz, d’origine syrienne, qui refuse systématiquement de jouer avec des artistes juifs… Durant longtemps, elle assumait complètement d’avoir été invitée par Bachar El‐Assad, puis elle soutient la révolution syrienne… mais on ne lui a jamais demandé de compte, moins encore boycottée, ça n’a jamais été une question. La seule autre communauté à vivre quelque chose de comparable, ce sont les Arméniens du jazz parisien. Quand il y a eu les événements en Arménie, certains ont été déprogrammés parce qu’ils prenaient la parole et les salles craignaient des ennuis avec les Turcs et les Russes – comme ce qui s’est passé dans la région Lyonnaise…
ASD - Question un peu compliquée : le boycott culturel (et sportif et académique) le plus célèbre reste celui contre l'Afrique du Sud durant l'apartheid. Et ça fonctionne. Le boycott, fondamentalement, reste un outil non-violent. Est-ce toujours illégitime ?
DK – On ne peut pas boycotter tout et n’importe quoi. Si on boycotte les Pussy Riots parce qu’elles sont russes, c’est Poutine qui est content. Les artistes israéliens dont je parle manifestaient tous les samedis avant le 7 octobre contre Nétanyahou. Quand on les boycotte, Nétanyahou est content : ses opposants ne jouent plus, ils ne gagnent plus leur vie. Moi aussi je boycotterais un concert d’artistes qui jouent en soutien à Nétanyahou et à ses ministres extrémistes… Mais il faut être plus spécifique, plus complexe. Une idée juste ne peut pas être simple, c’est un peu plus compliqué que cela, ça ne peut pas être « c’est israélien, on boycotte ». On ne peut plus tout résumer en quelques mots. Et faire encore de l’essentialisme.
L’exemple de Liraz est révélateur : Liraz est une artisane de la paix, elle chante en hébreu mais aussi en farsi et en arabe, elle joue avec des musiciens turcs et iraniens, elle collabore avec des Arabes israéliens et des Palestiniens, elle chante en soutien à la liberté des femmes d’Iran. La boycotter est absurde – en fait, là c’est du pur antisémisme, le seul argument, c’est « Juive/Israël = boycott ». Quand il s’agit d’autres opposants à leur pays, iraniens, russes, chinois, américains, il se passe même le contraire. Soyons factuels : on soutient les opposants à beaucoup de régimes mais on boycotte tous les Israéliens.
ASD - C'est l'autre aspect compliqué de ce boycott : il consiste aussi à faire taire ceux qui contestent de l'intérieur. Cet argument-là peut-il parfois être entendu? À l’époque du boycott culturel contre l’Afrique du Sud, des artistes en exil comme Miriam Makeba ou Hugh Masekela gagnaient en visibilité et recevaient du soutien.
DK – Comme pour les Pussy Riots aujourd’hui. À mon avis, leur musique n’est pas exceptionnelle, c’est leur courage, et ce sont des stars dans le milieu punk rock. Simplement, elles sont un symbole tellement fort que tout le monde les écoute, tout le monde les streame, tout le monde les relaie ; parce que c’est politiquement juste. Plutôt que de boycotter les Russes globalement, on soutient ceux qui s’opposent au régime.
ASD - C'est là où il y a quelque chose de radicalement différent quand il s'agit des Israéliens, des Juifs voire de tout ce qui touche à la culture juive…
DK – Dans mon groupe de rock klezmer, justement, un musicien qui n’est pas du tout juif, ne comprend pas. Il est extrêmement solidaire avec nous, et me dit : « Mais c’est fou, il n’y a qu’avec vous qu’on se pose ces questions‐là ».
Si on était dans un contexte où on boycottait l’Amérique de Trump, l’Italie de Meloni, la Hongrie de Orban, pourquoi pas ? mais personne ne s’est jamais demandé s’il fallait boycotter les artistes américains, italiens ou hongrois. C’est pour ça que je refuse de me justifier sur Nétanyahou. Je n’aurais aucun problème à expliquer que je déteste ce qu’il fait, si on posait la même question à toutes les nationalités, cultures ou religions. Mais j’en ai marre de devoir « montrer patte blanche » parce que je joue de la musique juive ou que je suis moi‐même juif sans me cacher.
ASD - Qu'est-ce qu'on fait alors ?
DK – Il se trouve que j’ai participé à créer une association qui s’est bien développée et qui a maintenant une salle de concert, une école de musique, des studios de répétition, un vrai lieu de vie – tout ça fait une communauté très agréable de musiciens, de bénévoles, de militants associatifs. Chez nous, ces débats sont arrivés plus tard qu’ailleurs. Quand c’était en réunion, en conseil d’administration ou en groupe WhatsApp, pour moi, c’était parfois l’enfer. J’ai alerté mes amis et on s’est réunis plusieurs fois pour souligner le problème et, ensuite, j’ai pris le temps de parler avec les personnes les plus virulentes, un par un, ou par petit groupe. Ils ont tous changé d’avis sur plein d’aspects et ont « ouvert les yeux ». Certains sont venus me voir jouer au Musée d’Art d’Histoire du Judaïsme et, aujourd’hui, ce sont mes copains de là‐bas, de jeunes « gauchistes goy », qui arrachent les autocollants antisémites dans les toilettes du local quand il y en a. Ça a pu se faire parce que j’ai pris le temps, fait preuve de patience, parce que je les connais bien et depuis longtemps, et parce que eux‐mêmes ont eu cette volonté et ce respect de parler et d’écouter.
Il faut se parler. C’est une micro‐société et j’ai utilisé leurs termes à eux (c’est un haut lieu aussi du combat More Women on Stage). Je leur ai expliqué qu’en tant que Juif, globalement, je ne me sentais plus dans une safe zone. Je leur ai dit : « Je sais bien que vous n’êtes pas antisémites, vous, individuellement, mais le climat, lui, l’est. Vous répétez des trucs venus du brouhaha extérieur, vous relayez des slogans de LFI ou d’Urgence Palestine, vous n’avez aucune idée de ce que cela implique. Comprenez que je ne suis plus dans une safe zone, donc je ne vais plus venir ».
Qu’est ce qu’on fait alors ? En tant qu’artiste, je suis en train de travailler sur des projets où on va jouer et surtout rejouer ensemble, Juifs et Arabes, et de toutes les musiques du monde. Paris est la ville du métissage, et je ne veux pas rester dans une « safe zone » entre juifs. il faut créer des espaces de dialogues et de rencontres, rien de mieux que de commencer par la musique, et jouer ensemble !
NDLR : À la suite de cet entretien, David Konopnicki nous a fait savoir que, depuis le début de la semaine, les cosignataires de cette lettre subissent insultes et menaces en ligne et se font exclure de certains réseaux et collectifs.
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