
Voilà un objet éditorial singulier, à l’image de son autrice ! D’un côté médiéviste, de l’autre cheffe. Hélène Jawhara Piñer concilie ses deux passions dans un manuel de cuisine original, qui transcende les frontières et ravive l’Histoire. Son titre ? Séfarade. Une histoire culinaire des Juifs d’Espagne et de la diaspora en 55 recettes.
« Séfarade ». D’emblée, une mise au point historique et lexicographique s’impose. On trouve d’abord le mot hébreu dans le livre d’Obadiah, verset 20. Il y est fait référence à des lieux situés en Mésopotamie. Mais dans le contexte de l’Europe médiévale, objet des recherches historiques de l’autrice, ce même terme en vient à qualifier l’Espagne – une manière de signifier que les Juifs étaient présents en Occident bien avant la naissance du christianisme. Sefardim, par extension, devient le nom donné aux Juifs d’Espagne et du Portugal contraints à quitter en 1492, ce qui devient le royaume d’Espagne sous la férule des Rois Catholiques, Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon.
Et la cuisine dans tout cela ? Elle se trouve au cœur de cette histoire faite de persécutions : comme traces des pratiques liturgiques des Juifs que l’on force à se convertir au catholicisme.
Voici d’ailleurs ce qui fait l’originalité de l’ouvrage de Jawhara Piñer, disciple des travaux de feu David Gitlitz, coauteur en 1999 de A Drizzle of Honey : exhumer des sources méconnues de l’histoire médiévale, les croiser, les confronter et les faire parler, par le geste et la manière, auprès d’un public contemporain. Issue d’une lignée de pâtissiers et boulangers – ce qui n’est sans doute pas un hasard –, l’autrice entremêle son goût de l’Histoire, son obsession pour la quête des origines et son intuition de cuisinière.

Aux sources des sources
Pour rétablir les recettes originales conçues par les communautés juives séfarades – et leurs prolongements au sein de la diaspora aujourd’hui –, l’historienne a collecté quantité de sources. « Dans le cadre de ma thèse, pendant cinq ans, j’ai retrouvé, confronté, compilé et associé des éléments épars », précise‐t‐elle.
Aux fondements de sa recherche au long cours, ce sont trois livres, « deux rédigés en arabe au XIIIe siècle, le Kitāb al‐tabīh et le Fudālat al‐hiwān, et le troisième en catalan au XIVe siècle, le Sent Soví, soit un total de plus de mille recettes ». Trois livres essentiels qu’il faut croiser avec d’autres sources, issues de champs variés, pour tenter de percer les pratiques culinaires des Séfarades de la Péninsule ibérique au Moyen Âge : textes littéraires (le Libro de Buen amor, par exemple, témoin de la consommation de l’adefina, plat emblématique des Séfarades au bœuf et aux pois chiches, entre les XIVe et XVIe siècles…), écrits savants (les dictionnaires) et religieux (Houmash). Ou encore, pièces centrales et a priori inattendues, des sources judiciaires (les minutes des procès de l’Inquisition).
C’est dans ces dernières, écrits truffés de précisions – souvent pour le pire –, que l’on découvre, pointées du doigt comme chefs suffisants d’accusation, les pratiques culinaires des crypto‐Juifs, marranes qui pratiquent secrètement le judaïsme en affichant une pratique religieuse catholique.
En utilisant les sources inquisitoriales (l’Inquisition est établie en 1478) pour déceler des recettes juives séfarades, c’est aussi un continuum de pratiques culinaires qui s’établit avec le Nouveau Monde. L’historienne puise en effet dans les minutes de procès visant des Juifs au Mexique et au Brésil pour enrichir le répertoire des cuisines séfarades. Elle trouve et exhume par exemple à partir de mets consommés lors de Yom Kippour (Quipur ou El día Grande en espagnol dans le texte) deux menus qu’ont pu consommer deux conversos mexicains (Juif convertis de force) au milieu du XVIIe siècle : l’un d’eux, Gaspar Váez, allie aux aliments classiques de la rupture du jeûne (œufs, salade, poisson, olives…) le… chocolat chaud. « Considéré comme une boisson festive, le chocolat pouvait remplacer le vin utilisé pour le Kiddoush de Shabbat », écrit Jawhara Piñer.
Car à ces sources judiciaires, il faut, pour rétablir des menus, associer une fine connaissance des lois alimentaires de la kasherout et du calendrier des fêtes juives (Shavouot, Pessah, Hanoucca…) et de leurs spécificités culinaires.
Le Régime de Santé de Maïmonide (1135−1204) tient quant à lui une place particulière dans l’arsenal de sources qui permettent à l’historienne de l’alimentation de documenter la cuisine séfarade et d’en rétablir les origines et les prolongements. Ce texte dispensant préceptes médicaux et diététiques, écrit alors que le philosophe, théologien et rabbin vivait en Espagne, est d’autant plus précieux que contemporain du manuel du Kitāb al-tabīh : en recoupant les contenus des deux objets, la connaissance des pratiques culinaires séfarades au Moyen Âge s’éclaire.

Des recettes recomposées
Reste toutefois une difficulté, et non des moindres, pour faire voyager ces recettes jusqu’à nous. Celle qui concerne la transposition d’un format vers un autre. Le manuel de cuisine a en effet lui‐même considérablement évolué. Au Moyen Âge, pas de listes d’ingrédients séparés sur la page ; pas non plus de grammage. Cela oblige à une autre approche de la cuisine : « Ceci dit, ma grand-mère pesait encore avec ses mains, en estimant les poignées à l’œil », explique Jawhara Piñer, qui s’est parfois repris à dix fois avant de trouver les proportions justes pour les plats présentés.
À cet égard, le recoupement de sources permet d’affiner les listes d’ingrédients et d’identifier les plats typiques. La cheffe souligne toutefois qu’il n’existe dans le Kitāb al-tabīh que six recettes explicitement qualifiées de juives. C’est le cas de l’alléchante perdrix farcie : « La perdrix apparaît dans les sources bibliques : il est écrit dans le Houmash (Lévitique/Vayyiqra) que 'contrairement aux animaux et poissons kasher dont l’identification est basée sur des caractéristiques physiques, l’identité des oiseaux autorisés est très floue. La Torah énumère vingt-cinq espèces d’oiseaux non kasher, ce qui signifie que les autres sont kasher'. La perdrix ne figure pas sur cette liste. Al Razi (mort en 925 ou 935) reconnaît les bienfaits de sa consommation et Maïmonide en parle également. »
C’est l’occasion pour la cuisinière‐historienne de lever le voile sur les instructions associées aux recettes : ainsi apprend‐on qu’à l’époque déjà, les jaunes d’œufs durs devaient être disposés en étoile pour décorer le plat. « Cette disposition est d’ailleurs mentionnée dans les procès de l’Inquisition de la ville de Teruel (au nord de l’Espagne) où les conversos – estraballan (du mot estrella signifiant «« étoile ») les œufs dans une poêle » – comme un rappel de l’étoile de David.
Ainsi le livre de Jawhara Piñer alterne‐t‐il entre petites leçons d’histoire de l’alimentation et précisions sur des plats remis au goût du jour par l’autrice – qui les prolonge sur son compte Instagram (11.000 followers) sous forme de tutoriels comme celui des huevos hammados, ces œufs cuits dans des pelures d’oignons rouges. Sa notoriété, l’historienne, la doit autant à son talent de cheffe qu’au destin de son livre à l’étranger.

Un parcours éditorial et des circulations
« En fait, mon livre a d’abord paru en anglais aux États-Unis en 2021, où il a reçu un accueil très favorable [le Gourmand World Awards 2023 dans la catégorie Best Jewish Cuisine Book], et il paraît aujourd’hui, quatre années plus tard, en France », explique l’autrice avant de poursuivre : « C’est étonnant car pour l’instant, ici, l’ouvrage a plus de mal à trouver sa place qu’aux États-Unis, où il m’a immédiatement donné l’occasion de tournées dans les plus grandes universités, du Brésil à Israël. »
Autant de tournées qui se sont enrichies de rencontres en marge des conférences. Comme celle à l’Université de São Paulo, au Brésil, qui donne l’occasion à l’autrice de visiter le restaurant Mocotó du chef Rodrigo Oliveira, « très engagé socialement ». Pour ce même pays, l’autrice fait état de recettes curieuses. Comme cette tourte à la viande, qui figurait « parmi les plats préférés des conversos. Cette recette est basée sur les minutes d’un procès de l’Inquisition datant de 1590, où il est expliqué comment la famille Fernandes, originaire de Bahia, au Brésil, fut dénoncée à cause du plat qu’elle cuisinait pour Shabbat : une viande cuite au four avec oignons, huile d’olive, graines, épices et autres ingrédients, le tout enfermé dans une pâte ». Ou encore les pãos de queijo, pains au fromage typiques du Brésil, confectionnés avec du tapioca, sans farine de blé ni levure, donc, et dont le goût « fait penser au muğabbana ».
L’ouvrage de Jawhara Piñer, désormais disponible en français, prolonge une vie entamée entre autres à Philadelphie, Madrid, Casablanca et New York. En l’occurrence, c’est à Périgueux, en Périgord, où l’autrice participait à la 20e édition du festival du Livre Gourmand, sous le patronage du chef Pierre Gagnaire, qu’il trouve sa place.
Sourceuse de recettes anciennes, créatrice de trouvailles culinaires ; historienne des mondes médiévaux et passeuse convaincue, Jawhara Piñer poursuit son parcours avec le même credo : « Un plat n’a pas le même goût quand on sait d’où il vient réellement. Son histoire rend chaque bouchée plus intense, plus délicieuse ».
La drasha est dite. À vos manuels de cuisine, à vos livres d’histoire, dans un sens, dans l’autre – pour les éveiller tous !
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