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“La part sauvage” de Marc Weitzmann

Récemment couronné du Prix Femina dans la catégorie essai, La part sauvage, du journaliste Marc Weitzmann, revient sur son amitié avec le romancier américain Philip Roth. Et déploie une réflexion très riche sur la liberté et l’identité.

Publié le 11 décembre 2025

5 min de lecture

Commençons par lever un malentendu. Marc Weitzmann n’a pas écrit une biographie de Philip Roth ou une collection de souvenirs new‐​yorkais couleur sépia. La part sauvage n’est pas non plus une chronique linéaire de leur amitié. C’est un livre hybride, entre l’essai et le récit, mêlant la voix de Roth à la sienne. C’est un livre touffu, cérébral, parfois un peu brouillon mais non moins passionnant, notamment quand Weitzmann nous plonge dans les textes du romancier pour penser le temps présent et méditer sur la liberté. C’est peut‐​être, avant tout, un livre de deuil : le deuil d’une Amérique qui n’existe plus, engloutie sous les tendances politiques les plus toxiques, infidèle à ses promesses d’ascension sociale et de construction de soi.

On pourrait penser que Marc Weitzmann a cédé au pessimisme. Attablé dans une brasserie à Montparnasse, un béret sur la tête, il précise : « La matière des livres de Roth, c’est une sociologie et un moment de l’histoire américaine qui ont cessé d’exister quand il est mort en 2018. Ce n’est qu’à moitié pessimiste, en ce sens qu’une autre chose naîtra d’une manière ou d’une autre. Pour l’instant, on ne sait pas quoi. C’est le grand thème de ses livres : l’irrationnel, la sauvagerie, l’imprévisible, la brutalité qui bouillonne sous les couches fines de la normalité. »

L’imprévu et ses conséquences destructrices sur l’homme – qui peut « être défait par un mot », tel Coleman Silk, le professeur accusé de racisme dans La Tache – constituent le ressort romanesque rothien. Marc Weitzmann et Philip Roth discutent de ce livre lors d’une rencontre au début des années 2000, dans une maison dans les bois de Warren. Au cœur de leurs échanges : la trajectoire de Coleman, qui devient blanc pour s’émanciper de tous les carcans, donne corps à son « puissant désir d’intégration » pour ne pas être avalé par sa « tribu ». Cette prétention à inventer sa vie en faisant fi des assignations et en rompant violemment avec sa mère n’est-elle pas une forme d’hubris ?, demande en substance Marc Weitzmann à un Philip Roth en chemise écossaise. Y a‑t‐​il un fatum, un prix à payer pour se construire en sujet autonome, être libre, radicalement libre ? Roth ne souscrit pas à cette grille de lecture fataliste : « Trahir son appartenance, sa religion ? Parfait : c’est la règle, ici, c’est l’histoire de ce pays dans toute sa brutalité bénéfique. Je n’ai pas voulu montrer un homme poursuivi par un destin caché ou torturé par une culpabilité inconsciente mais tout le contraire : un homme fort, indépendant, qui est parvenu à créer sa vie comme tant d’Américains tentent de le faire. Il a voulu quitter sa communauté d’origine ? Il l’a fait. Il s’est fait passer pour juif ? Ça a marché (...) C’est un Américain, il contrôle son existence. Et soudain– boum ! Le voilà attaqué par surprise, de la manière la moins probable qui soit, par des gens qui ne sont pas du tout à la hauteur, et il s’effondre. C’est ce qui m’intrigue et m’intéresse dans son histoire. Jamais un faux mouvement, pas une erreur, et le voilà pourtant détruit par rien : le hasard et la stupidité. »

Ce sont deux visions de la liberté qui s’opposent : celle de Weitzmann, qui croit à la force réifiante des déterminismes « psychiques et historiques », et celle de Roth, dont la matrice est celle du self-made man. « Nous nous parlions chacun d’un côté de l’Atlantique, moi, l’Européen empêtré dans l’origine et le passé, lui, méditant sur des personnages occupés à naître », écrit Marc Weitzmann.

Philip Roth en 1995 à New York (photo par Nancy Crampton sur la bandeau de couverture du livre de Marc Weitzmann)

La liberté et les liens que cette notion tisse avec l’identité constituent le cœur de La part sauvage. Entre la fin des années quatre‐​vingt‐​dix et les débuts des années 2000, Marc Weitzmann traverse une mauvaise passe. Il quitte son poste aux Inrocks, se brouille avec son milieu culturel de gauche, brûle dans un même mouvement tous ses vaisseaux et ses pôles de stabilité. La France connaît une vague d’antisémitisme après la Seconde Intifada ; les Juifs sont réassignés ; il se débat dans une « judéité non réglée », un climat à l’air vicié. « Pour la première fois de ma vie, je me suis retrouvé à ne plus parler qu’avec des Juifs, dit‐​il à Tenoua. Je n’ai pas du tout été élevé comme ça. Ma famille entière était complètement assimilée. Ce que l’on vit tous depuis le 7 octobre, j’ai l’impression de l’avoir vécu à ce moment-là et donc de comprendre à peu près ce qui se passe. »

À l’époque, ses allers‐​retours à New York pour voir Roth lui permettent de sortir de sa prison identitaire et d’accéder à « une judéité victorieuse », délestée de la peur de la disparition imprimée par la Shoah. Une judéité, développe‐​t‐​il dans le livre, « inédite (...), assimilée, oui, mais d’une assimilation qui aurait préservé l’énergie de la non-domestication (...) Agressive, vivante, aussi proche que possible de l’idée que je pouvais me faire du monde juif d’Europe, si ce monde avait pu poursuivre sa métamorphose plutôt que d’être anéanti par l’Europe (...) L'attachement et l’émancipation. L'identité et la non-identité ». Pourtant, au sein de ce versant solaire d’une identité juive faisant fusion avec le récit libéral américain et avec une ville, New York, se loge « un fond d’anxiété », dont parle Roth dans ses livres. Même à Newark ou dans l’Upper East Side, le pire de l’histoire peut revenir. « Après la victoire, quelque chose doit bien survenir », écrit Roth.

Le romancier tombera lui‐​même dans un piège, autopsié par Marc Weitzmann. Un piège à deux niveaux : d’abord, sur le plan de la réception, une fiction dévorée par le désir de réalité, qui conduit à superposer des personnages – évidemment imparfaits – à leur créateur, réduit alors à un misogyne sans cœur ; ensuite, le choix de Roth de publier une biographie autorisée pour défendre sa réputation. Car, après avoir multiplié les actes « d’auto-compromission » littéraires grâce à ses personnages de fiction, il a voulu répondre aux critiques féroces en se pliant à la soif de récits vrais. « Il a voulu être innocent et ça ne pouvait pas marcher », explique Marc Weitzmann. Après avoir connu un certain succès, la biographie posthume a été retirée de la vente après des accusations de viols visant son auteur, Blake Bailey.

Ce fiasco aurait pu devenir un roman de Roth, à condition de laisser à la fiction toute sa place, pour restituer la complexité et l’insoluble. Devant nous, Marc Weitzmann insiste sur la nécessité de la fiction telle que pratiquée par Roth : « C’est une arme très puissante qui permet d’explorer toutes les explications plausibles mais qui ne sont jamais définitives ».

Concluons par ce passage, cité dans La part sauvage, situé à la fin de la trilogie de Zuckerman, le personnage emblématique de Roth : « Notre histoire n’est pas une peau dont on peut se dépouiller comme d’une mue – on ne lui échappe pas, elle est notre chair et notre sang, on ne cesse de la faire circuler en soi jusqu’au jour de sa mort, cette histoire dont les veines sont les thèmes de notre vie, que nous inventons en même temps qu’elle nous invente ». Charge à la littérature d’en ouvrir les brèches.

Marc Weitzmann, La part sauvage, Grasset, 2025, 24 €