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L’invention du judaïsme

Avec L’invention du judaïsme, le philosophe David Lemler signe un livre passionnant qui traverse deux millénaires de pensée juive pour montrer en quoi le judaïsme est une tradition qui se redéfinit et se reconfigure en permanence.
Son enquête, qui donne un rare accès à certains grands textes de la tradition juive, met en lumière un phénomène saisissant : c’est dans les moments mêmes où les Juifs ont tenté de définir ce qu’était le judaïsme qu’ils ont ouvert des voies nouvelles, et contribué à le transformer.
Si ces interrogations sur ce qu’est l’objet du judaïsme ou son message fondamental reviennent constamment, c’est qu’aucune des réponses apportées à travers l’Histoire n’a jamais clos la question, mais en a plutôt déplacé les termes, ouvert d’autres pistes, et entraîné la tradition dans de nouveaux contours.
Une telle dynamique ne vaut pas seulement pour le passé : elle nous engage aussi dans la manière dont nous recevons aujourd’hui le judaïsme. Être fidèle à cette tradition pourrait ainsi consister non pas à en fixer le sens, mais à accepter de se demander ce qu’elle est en sachant justement que la réponse ne sera jamais définitive.

Publié le 11 décembre 2025

7 min de lecture

Raphaël Schwab : Votre livre s’intitule L’invention du judaïsme. Le terme peut surprendre, tant il a parfois été utilisé pour contester l’ancienneté ou la légitimité du peuple juif. Pourquoi choisir ce mot, et que dit-il, selon vous, du judaïsme ?

David Lemler : « Invention » ne veut évidemment pas dire que le judaïsme aurait été fabriqué de toute pièce. J’emploie ce mot parce qu’il permet de cerner un élément récurrent tout au long de l’histoire juive : à plusieurs moments, les Juifs ont dû inventer des manières de dire ce qu’ils étaient. Inventer ce qu’est « Israël », ce qu’est la Torah, ce qu’est le cœur du message juif. Ces gestes apparaissent toujours dans des contextes de crise, qu’elles soient politiques, philosophiques, théologiques.
Et chaque fois, la réponse produite ne se contente pas de décrire la tradition : elle la reconfigure. Elle relit autrement ce qui précède, déplace les centres d’attention, redessine les frontières. Le judaïsme n’est donc pas seulement hérité : il est sans cesse reconstruit. Ce que j’appelle « invention » désigne ce mouvement : la capacité du judaïsme à se redéfinir lorsque l’histoire l’y oblige.

RS : Vous employez, dans votre livre, un autre terme délicat : celui « d’essence », un terme qui peut figer les concepts. Pourquoi ce terme, alors que vous cherchez précisément à montrer le caractère mouvant et réflexif de l’identité juive ?

DL : Ce mot est effectivement problématique, et c’est aussi pour cela qu’il est utile. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas l’essence du judaïsme, mais la question de l’essence dans le judaïsme. Le terme sert à nommer un geste : celui des Juifs, à travers les époques, à tâcher d’identifier ce qui est central, ce qui constitue le « tout de la chose juive ». Mais ce « tout » n’est jamais stable, il se déplace et se reconfigure en permanence.
En utilisant le terme « d’essence », on peut justement dire ceci : l’essence du judaïsme réside dans la possibilité de reposer en permanence la question de son essence !

RS : L’une des grandes reconfigurations que vous évoquez concerne la « croyance ». Vous considérez que c’est seulement entre le Xe et le XIIe siècles que la croyance devient centrale dans le judaïsme. Est-ce à dire qu’il n’y a aucune croyance dans la Bible ou dans le Talmud ?

DL : La catégorie de croyance n’est pas centrale dans le Talmud, c’est-à-dire que la croyance n’y figure pas comme une thématique à part entière. On y trouve des traités sur le Shabbat, le mariage, les bénédictions… mais pas sur la « création du monde » ou sur « l’unité de Dieu ». Cela n’empêche pas qu’il y ait un axiome puissant – Dieu, la révélation de la Torah au Sinaï, l’alliance entre Dieu et Israël – mais les Sages n’installent pas ces éléments au centre des débats.
C’est seulement au Moyen Âge, avec Maïmonide et ses contemporains, qu’apparaît une doctrine explicite de la croyance : des articles de foi, des principes qu’il faut tenir pour être pleinement juif. Et ce geste va profondément transformer notre manière de relire l’Histoire : nous allons projeter a posteriori l’idée d’un « judaïsme de la croyance », comme s’il avait toujours été ainsi.

RS : Qu’est-ce qui a poussé Maïmonide et les penseurs de son époque à élaborer cette doctrine ? Et pourquoi leur manière de redéfinir le judaïsme a-t-elle été adoptée si largement ?

DL : La question de la croyance est particulièrement intéressante parce qu’elle est complètement liée à la manière dont le christianisme, l’islam et le judaïsme se sont définis et redéfinis les uns par rapport aux autres. Paul fonde le christianisme en opposant la foi à la loi. L’islam hérite de cette centralité de la foi dans le rapport des hommes à Dieu. Des penseurs juifs majeurs à l’époque médiévale, tels que Maïmonide, immergés dans le monde musulman reprennent cette catégorie et l’intègrent dans le judaïsme. L’immersion des Juifs dans l’empire musulman a été un grand moment de crise qui a nécessité une redéfinition de soi. Tout le paradoxe est que cette redéfinition s’est faite dans les termes mêmes de la culture majoritaire. C’est ainsi à l’islam que le judaïsme doit d’être devenu un « monothéisme », c’est à dire d’avoir mis au centre de sa propre définition la croyance en l’existence, l’unité et l’incorporéité de Dieu.

RS : Dans la modernité, vous montrez que les penseurs juifs (tels que Freud ou Hermann Cohen) utilisent les catégories universalistes de leur temps pour redéfinir le judaïsme, parfois en mettant l’accent sur son message éthique, parfois en élargissant ce qu’ils considèrent comme relevant de la tradition. Comment comprendre ce geste ?

DL : Là aussi, tout part d’une interpellation externe. Dans l’Europe moderne, les Juifs sont sommés d’expliquer ce qui justifie leur attachement à une tradition particulière dans un monde qui valorise l’universel. Cette pression conduit certains auteurs à présenter le judaïsme comme porteur d’un idéal éthique.
Mais si ce geste fonctionne, c’est parce que le judaïsme permet précisément ce type de projections : il offre des catégories suffisamment souples pour accueillir des lectures nouvelles. Et ce qui me frappe, c’est que même les penseurs qui prétendent sortir ou s’extraire du judaïsme, comme Spinoza ou Freud par exemple, le font à travers une relecture des textes juifs.
La modernité juive est donc, paradoxalement, très traditionnelle dans sa forme : elle continue de procéder par commentaire, réinterprétation, déplacement.

Une capacité à transformer des catégories très particulières en questions presque universelles

RS : Vous montrez comment, au fil des siècles, le judaïsme se reconfigure régulièrement : les catégories changent, se déplacent, se redéfinissent. Mais il existe aussi un invariant très fort : l’étude du Talmud. Et dans cette étude, on continue de travailler des lois qui n’ont plus d’application concrète, parfois même des cas dont les Sages reconnaissent qu’ils n’ont presque jamais existé.
La figure du « fils rebelle » en est un exemple parmi d’autres : les Sages reconnaissent que le cas n’a presque jamais existé et, pourtant, il reste un objet d’étude. Comment comprendre cette démarche ? Pourquoi accorder tant d’attention à des lois inapplicables ? Est-ce parce qu’elles servent avant tout d’outils de pensée, permettant d’éclairer des expériences humaines plus larges que le cas qu’elles décrivent ?

DL : Le fait que certaines catégories talmudiques demeurent alors qu’elles ne sont pas ou plus applicables peut être vu comme symptomatique d’une vision plus universelle du judaïsme : ces catégories restent pertinentes précisément parce qu’elles permettent de penser au‐​delà de leur cas d’origine. La figure du « fils rebelle » en est une belle illustration. Ce fils qui persévère dans le non‐​respect de ses parents et qui est pour cela condamné à mort. À cette terrible destinée, certains sages rétorquent que ce cas ne s’est jamais produit. Pourquoi dans ce cas étudier cette situation ? Peut‐​être parce qu’elle vise à être un cas limite, qui donne à réfléchir sur la complexité de l’adolescence ou les enjeux de l’autorité. Et on pourrait procéder au même raisonnement sur des catégories identitaires au sein du peuple d’Israël – parfois même si les lois sont encore applicables. Pourquoi un Cohen ne peut‐​il pas se marier avec une convertie ? Est‐​ce simplement un sujet de pureté identitaire ? Ou y a‑t‐​il un message derrière ?
Il semblerait que ces réflexions autour de la législation aient une double nature. Elles sont formulées dans un langage juridique, mais elles fonctionnent comme des catégories de pensée : il s’agit de dégager des tensions, des archétypes, des situations humaines fondamentales.
C’est cette ambivalence qui est propre au judaïsme : la capacité à transformer des catégories très particulières en questions presque universelles. Elles ne se maintiendraient pas si elles n’étaient que de la loi ; elles ne nous parleraient plus si elles n’étaient que des idées abstraites. Elles persistent précisément parce qu’elles portent en elles cette incarnation particulière, qui peut se prêter à un message universel.

RS : Vous décrivez le peuple juif comme une "minorité réfléchissante", contrainte par sa précarité historique à interroger constamment ce qu’elle devait préserver pour survivre. En quoi cette condition façonne-t-elle la manière même dont le judaïsme se définit et se reconfigure ?

DL : L’idée de « minorité réfléchissante » renvoie au fait que, dans l’Histoire, le peuple juif a quasiment toujours vécu dans une situation de fragilité politique, sociale ou symbolique. Cette précarité crée une obligation particulière : il faut constamment déterminer ce qui doit être maintenu pour que l’identité tienne, et ce qui peut changer pour permettre la survie.
Ce n’est pas un exercice théorique, mais une nécessité historique. Être minoritaire oblige à penser son propre cadre, à se demander ce qui fait lien, ce qui fait sens, ce qui mérite d’être transmis. Cette condition a produit une dynamique intellectuelle très singulière : le judaïsme ne se contente pas d’appliquer un ensemble donné de catégories, il les interroge. Il se définit en réfléchissant à sa propre définition. C’est pourquoi les grandes reconfigurations que j’analyse ne sont pas des exceptions : elles sont rendues possibles, et parfois nécessaires, par cette position de minorité. La pensée juive s’est construite dans cette tension : comment rester soi dans un monde qui vous rend toujours incertain de votre place ? Et c’est cette tension qui explique, pour une large part, la vitalité de la tradition.

RS : Si la condition de minorité a joué un rôle aussi déterminant dans la façon dont le judaïsme s’est pensé et reconfiguré, l’avènement de l’État d’Israël pourrait sembler bouleverser cette dynamique. Pour la première fois depuis l’Antiquité, les Juifs deviennent majoritaires quelque part, avec un cadre politique qui leur appartient.
On pourrait imaginer que cette normalisation stabilise enfin certains contours de l’identité juive. Est-ce vraiment le cas ?

DL : On aurait pu imaginer qu’un État juif mette fin à cette incertitude. C’est en réalité l’inverse : Israël n’abolit pas la question identitaire, il la rend plus visible encore.
Au sein du pays, les débats sont constants : quel équilibre entre le fait juif et le fait démocratique ? Quelle place donner aux règles religieuses, comment organiser la vie collective, comment penser la présence des minorités ? L’État met ces tensions au jour. Il ne les résout pas : il oblige à les formuler, à les discuter, à les reconnaître comme constitutives de l’identité juive contemporaine. N’en déplaise à l’extrême-droite israélienne, qui aurait préféré clore une bonne fois pour toutes ces débats (elle qui, pour le coup, n’interroge pas son identité juive).
En diaspora, la relation à l’État d’Israël divise et interroge : en Europe, l’attache semble se renforcer, alors qu’une partie du judaïsme américain s’en éloigne davantage. Là encore, aucune ligne simple ne s’impose : les appartenances et les affinités se recomposent en permanence.
Ce que montre l’État d’Israël, c’est que l’interrogation ne disparaît pas lorsque les Juifs deviennent majoritaires. La souveraineté politique n’efface pas le besoin de réflexion sur ce qui fait lien, ou sur la manière d’habiter un héritage. Elle déplace ces questions, parfois les intensifie, mais ne les abolit pas.
Israël n’interrompt donc pas la dynamique que je décris : il en ouvre une nouvelle étape. Une étape où la chose juive, même dotée d’institutions et d’un espace politique, reste sommée de se demander ce qu’elle est et ce qu’elle veut devenir.
L’État d’Israël ne stabilise pas le judaïsme ; il le met au défi de se penser encore.

Jeudi 18 décembre à 20 heures, Ayeka rencontre David Lemler à l'ECUJE à Paris pour une discussion autour de L’invention du judaïsme.

David Lemler, L'invention du judaïsme, Albin Michel, Collection « Présences du judaïsme », 2025, 22,90 €