
Dans la Torah (Lévitique 16,21), il est écrit « Aaron appuiera ses deux mains sur la tête du bouc vivant ; confessera, dans cette posture, toutes les iniquités des enfants d'Israël, toutes leurs offenses et tous leurs péchés, et, les ayant ainsi fait passer sur la tête du bouc, l'enverra, sous la conduite d'un exprès, dans le désert ». C’est de cette parabole biblique que naît l’expression « bouc émissaire ». Curieux paradoxe qui a fait des Juifs, auteurs de cette image, les « boucs » universels.
Ce n’est donc pas un hasard si René Girard [1] ouvre son essai Le Bouc émissaire en se référant à un texte de Guillaume de Machaut datant du XIVᵉ siècle :
« Il y a des signes dans le ciel. Les pierres pleuvent et assomment les vivants. Des villes entières sont détruites par la foudre. Dans celle où résidait Guillaume – il ne dit pas laquelle – les hommes meurent en grand nombre. Certaines de ces morts sont dues à la méchanceté des juifs et de leurs complices parmi les chrétiens. Comment ces gens-là s’y prenaient-ils pour causer de vastes pertes dans la population locale ? Ils empoisonnaient les rivières, les sources d’approvisionnement en eau potable. »
Pendant des millénaires, les sociétés humaines reposaient essentiellement sur des représentations magiques et/ou religieuses du monde. Le recours au bouc émissaire offrait une réponse simple à des phénomènes inexplicables et angoissants. Le choix du bouc émissaire, marginal, répond quant à lui à un instinct fondamental de l’être humain : le tribalisme. Cette tendance à diviser le monde entre « nous » et « eux », mécanisme qui a longtemps aidé à la survie de groupes humains, demeure profondément ancrée dans nos comportements modernes, malgré les progrès de la civilisation.
Les Juifs, peuple ultra‐minoritaire, accusé de déicide et refusant de se fondre dans la religion dominante, sont devenus le paradigme du bouc émissaire. Ils ont donc ainsi longtemps été désignés comme responsables de catastrophes naturelles, d’épidémies ou de malheurs collectifs. Des fantasmes tenaces se sont ajoutés – comme les accusations de meurtres rituels d’enfants – nourrissant cette vision diabolisante. Avec le XIXᵉ siècle, l’essor de la pensée critique et des sciences transforme l’antisémitisme sans pour autant le faire disparaître. Il change de visage : politique (les Juifs seraient tour à tour capitalistes ou communistes), complotiste (comme avec les Protocoles des Sages de Sion) ou pseudo‐biologique (à travers l’obsession raciale des nazis). Ces idéologies conduiront à la Shoah, l’extermination de près des deux tiers des juifs d’Europe.
Après 1945, l’horreur de la Shoah rend l’antisémitisme largement tabou en Occident. Beaucoup pensaient alors qu’il disparaîtrait grâce à la progression du savoir, de la rationalité, de la sécularisation et de la mise en place d’institutions internationales. Mais les vieux préjugés ne s’éteignent jamais vraiment : ils demeurent latents, prêts à ressurgir lorsque les conditions s’y prêtent.
En Occident, l’antisémitisme connaît depuis le début du XXIe siècle une progression constante, puis décuple paradoxalement à partir du massacre du 7 octobre [2]. L’un des aspects les plus inquiétants est sa forte présence chez les jeunes. En France, près de 40 % des moins de 35 ans adhèrent à des préjugés antisémites, et 23,5 % se montrent tolérants envers la violence antisémite [3]. Les enquêtes de l’ADL aux États‐Unis confirment cette tendance [4].
Des transformations profondes au sein des sociétés occidentales ont fragilisé le rapport des jeunes à la complexité du monde dans lequel ils vivent, ouvrant la voie à des idéologies séduisantes parce qu’elles proposent des explications simples à un monde devenu compliqué et opaque. Dans l’histoire, la haine des Juifs a toujours prospéré lorsque la compréhension du monde qui nous entoure s’affaiblissait lors de crises – économiques en particulier – ou lorsque des visions religieuses ou politiques imposaient une lecture dogmatique du monde. Le populisme, d’extrême droite ou d’extrême gauche, est aussi favorisé par ces conditions de crises : reposant sur l’opposition entre « peuple » et « élites », boucs émissaires et dérives complotistes sont les ressorts mêmes de son fonctionnement.
Si les réseaux sociaux jouent aujourd’hui un rôle majeur dans cette déconnexion du réel, il me semble que cette fragilisation leur est antérieure. Les jeux vidéo ont parfois été accusés d’alimenter cette perte de contact avec le monde. Pourtant, les recherches montrent que cela dépend essentiellement de la personnalité du joueur, ou de la fonction psychologique du jeu, et n’a pas d’effet global.
D’autres influences ont en revanche contribué à brouiller la frontière entre réalité et fiction. Les jeunes ont grandi dans un environnement où cette frontière s’est progressivement estompée :
À travers l’affaiblissement de l’école et du savoir : contestation de faits établis – scientifiques ou historiques – au nom de croyances religieuses ou idéologiques ; perte d’autorité intellectuelle des enseignants et relativisation de leur mission de transmission. En France, cette dérive a pris une tournure tragique avec les assassinats de Samuel Paty et de Dominique Bernard.
Par la délégitimation progressive de la science : elle est contestée par des idéologies religieuses ou politiques (en biologie, en histoire), mais aussi par des intérêts économiques (en climatologie). Pire, la science est aussi dévalorisée au sein même des universités, sous l’influence croissante d’universitaires identitaires la remettant en cause, certains la considérant désormais comme un « système d’oppression blanche », et ceci au profit d’un discours relativiste. Cette vision nuit profondément à la formation critique des étudiants.
Depuis les années quatre‐vingt, les médias – en particulier la télévision – ont de leur côté contribué au brouillage des repères :
- les frontières entre information et divertissement se dissolvent, avec la prolifération des talk‐shows réunissant artistes, intellectuels, humoristes et politiques autour de discussions mi‐sérieuses, mi‐satiriques. En France, Les Guignols de l’info, où des marionnettes caricaturent les dirigeants, deviens un phénomène culturel influençant l’image publique des responsables politiques ;
- la télé‐réalité, apparue en 1992 aux États‐Unis avec The Real World, dont le titre est emblématique, puis en 2001 en France avec Loft Story, met en scène une fausse authenticité. L’émergence de Donald Trump, figure façonnée par The Apprentice, illustre parfaitement ce brouillage ;
- l’information se polarise selon les chaînes, créant des univers parallèles, l’exemple extrême étant Fox News aux États‐Unis ;
- dans le cinéma et l’édition, la multiplication des œuvres « inspirées de faits réels », l’essor de l’autofiction et l’influence identitaire sur les récits hollywoodiens, qui prétendent représenter fidèlement la société tout en la déformant, contribuent également à brouiller les limites entre représentation et réalité.
L’arrivée des réseaux sociaux en 2006 amplifie toutes ces dynamiques. Leurs algorithmes enferment chaque individu dans une bulle d’informations façonnées sur mesure, où il devient possible d’habiter un monde qui n’existe que pour soi. L’IA générative accentue encore cette confusion.
Ces évolutions ont affaibli chez beaucoup la capacité à distinguer la réalité de la fiction. Elles favorisent l’adhésion à des idéologies religieuses ou politiques proposant des schémas explicatifs simplistes et manichéens, particulièrement attractifs pour des jeunes en quête de repères. Dans cet univers fragmenté, où le tribalisme identitaire est amplifié, la réalité devient une « version » parmi d’autres – souvent moins séduisante que celle promue par sa communauté numérique ou idéologique.
Comme nous l’avons observé au début de ce texte, l’histoire montre une corrélation forte entre la difficulté à appréhender le réel et le recours à des boucs émissaires. Si, pendant des millénaires, la compréhension du monde passait par des médiations magiques ou religieuses, le paradoxe contemporain est qu’alors même que la science, l’éducation et l’information n’ont jamais été aussi accessibles, nous perdons une partie de notre lien au réel [5,6]. Le brouillage entre réalité et fiction ainsi que les idéologies identitaires, réactivent des réflexes tribaux que les Lumières avaient tenté de contrôler avec l’universalisme. Et dans ce « nouveau » monde, la tentation du bouc émissaire revient – avec, toujours, les Juifs en première ligne.
Autant se débarrasser des préjugés antisémites me semble illusoire, autant recréer du lien entre différentes bulles identitaires afin de partager un même monde, et rendant ainsi les boucs émissaires superflus, est possible. Pour sortir de cette dynamique délétère, il faudra renforcer l’éducation critique, recréer du commun à travers des institutions favorisant les contacts entre groupes, et promouvoir des identités multiples, fondées non seulement sur ce que l’on est, mais surtout sur ce que l’on fait.
1 René Girard, 1982. Le Bouc émissaire. Grasset ed.
2 Bernard Dov Maro, 2025. « Comment les Juifs sont‐ils devenus la cible de la « gauche progressiste » occidentale ? » Tenoua, 14 novembre 2025.
3 Fondapol, Radiographie de l’antisémitisme en France, Édition 2024
4 Jonathan A. Greenblatt, 2024. « The Growing Antisemitism Among Young Americans », Time, 21 mars 2024.
5 Claudine Tiercelin, 2023. La post-vérité ou le dégoût du vrai. Éditions Intervalles.
6 Gérald Bronner, 2025. À l’assaut du réel. PUF.




