Une étymologie hébraïque traditionnelle fait dériver le mot « homme » du mot « terre » : Adam vient de adama. L’homme « fabriqué poussière de la terre » du verset de Genèse 2:7 inscrit cette étymologie dans le texte lui-même et en est la mémoire1 . Mais un renversement de cette logique peut être fructueux pour penser l’articulation de l’homme et de la terre de manière totalement nouvelle.
La célèbre expression èn moukdam oumeouhar batora, « il n’y a pas d’avant et d’après dans la Torah » qui s’applique le plus souvent aux catégories de l’Histoire et de sa chronologie peut aussi s’étendre aux catégories logiques dans leur ensemble et au lien qui articule la « cause » et l’« effet » en particulier.
Ainsi, s’il existe bien un lien de causalité entre la terre/adama et l’homme/adam au point que Couraqui traduise très judicieusement adam par « glébeux » et ha-adam par « le glébeux », il est possible d’inverser la causalité de cette articulation dans le cadre d’une « éthique de la nature » et du « principe de responsabilité » pour reprendre à la fois les termes et les grandes lignes de L’éthique du futur proposée par Hans Jonas à qui l’on doit cette réflexion majeure sur la responsabilité de l’homme pour la nature et la responsabilité pour l’homme dans la nature2.
L’articulation ne serait plus celle d’adama/adam mais d’adam/adama, l’humain donnant son nom à la terre, celle-ci devenant la réalité privilégiée pour laquelle l’homme donne tout son soin : care et cure, disent aujourd’hui les Anglais, thérapéïa disaient les Grecs anciens. Enseignement déjà écrit en filigrane dans le texte de Genèse 2:15, immédiatement après la plantation du jardin d’Éden et l’installation de l’homme en son cœur, pour qu’« il le travaille et le protège » : Le’ovda ouleshomra. Double injonction dans laquelle le « et » doit être traduit, ou du moins compris, comme un « mais » : L’homme doit (peut) travailler la terre MAiS en même temps la protéger.
Pour comprendre cette idée de l’homme devenant « source de la terre », source et protecteur de la terre, il faut approfondir le sens de cet « homme responsable ».
« Homme responsable » est une belle formule même si elle est malheureusement galvaudée aujourd’hui. Elle dit quelque chose d’essentiel de la capacité à répondre de, à répondre à et donc de sa capacité à entendre, et en particulier les questions qui lui sont posées par les hommes et le monde. Dialectique de la question-réponse au cœur de l’humanité de l’homme que j’ai nommé « quoibilité » un clin d’œil à la guematria du mot adam: 45 = ma ? = « quoi ? ».
L’homme est une question, un être capable de remise en question, d’entendre les questions et de tenter de trouver les réponses les plus justes et les plus adéquates à chaque situation3 .
Question qui témoigne ontologiquement d’un non-savoir qui est le signe d’une non-totalité et de l’existence, au-delà, d’une autre réalité, d’un « Autre » et des « Autres ». Ce que rappelle le mot « responsable » en hébreu, aheraï, dont la racine, comme aimait à le souligner Eliane Amado-Lévy Valensi est aher, c’est-à-dire justement « autre ». Ahariyout, serait à la fois « responsabilité » et « altérité », responsabilité car altérité4 .
Altérité : mot dont la signification exacte est « qu’il existe de l’autre », qu’il existe une réalité qui échappe à ma prise, à mon emprise, à ma puissance, à ma domination. En un mot, qu’il existe, comme nous l’a enseigné Lévinas, une transcendance5 . Ce que le Zohar exprime à sa façon : le nom de Dieu-yhvh, développé en aleph (milouï aleph), possède aussi une guematria de 45, enseignement que je traduirais ainsi : l’homme/45 porte en lui ontologiquement la transcendance du divin, et Dieu, la transcendance de l’humain. Transcendance logiquement possible car chacun accepte de ne pas être la totalité de soi, ni de son propre être, ni de son propre pouvoir. Chacun se retirant en un tsimtsoum, laissant une place vide, « quant-à-soi » compris en même temps comme une « disparition de soi », (hé’almout), terme hébraïque qui est à la racine même du mot olam : « monde »6.
Olam qui se double ainsi d’un balam, d’un « frein », d’une retenue7 . « Un homme ça s’empêche », disait le père de Camus ; formule où se rejoue toute la Création du monde émané en dix sefirot belima, à la fois Hessed comme l’invite à le penser la guematria de ce mot équivalent à 72 et Din, puisqu’engagé à partir d’une limitation8. Expérience shabbatique9 dont l’action est de « ne pas faire ». Premier « serment » sur lequel est fondé l’édifice de toute la Création, mystère du nombre 7 (shéva’), inscrit en filigrane dans les sept mots du beréshit inaugural, qui donne toute sa force à l’élan vital du monde devenant éssèv, « herbe des champs » dans le grand théâtre d’un monde où le décor a été posé : ciel, terre, mers, continents. Paradoxe d’un monde qui ne pourra être rassasié (sova) que dans ce renoncement à la totalité – à la totalisation –, laissant exister une altérité en sa transcendance et sa non-inclusion-dans-un-tout, excession ontologique qui explique le sens même de l’« élection », du « choix » et de l’« amitié ».
Havrouta avec Dieu, le monde et l’homme, faisant de ce dernier un être conjonctif, un être de relation et non de domination. Le redou de Genèse 1:28, (« et vous dominerez ») le souligne en nous offrant une guematria qui est à la fois celle du mot havèr, mais aussi celle de bahar (« choisir », « choix », « élection »). Non-domination et retrait, que l’on retrouve aussi dans le mot même qui dit cette domination : oukivshoua.
En effet le mot oukivshoua/333 (« … et la terre assujettissez-la… ») se transmute en oulezarékha/333, c’est-à-dire « … et pour ta descendance… ».
Alchimie verbale que l’on peut comprendre ainsi : … La terre, tu l’as- sujettiras, c’est-à-dire tu la géreras, dans les limites de la responsabilité qui t’est conférée, celle de transmettre cette terre à tes enfants et à toutes les descendances qui viendront après toi…
La responsabilité pour la terre possède une forme et une visée nouvelles : « elle ne concerne plus seulement le proche et le prochain mais aussi le lointain c’est-à-dire ceux que nos yeux ne seront plus là pour voir, autrement dit les générations futures dont nous n’avons pas le droit d’hypothéquer l’existence par notre simple laisser-aller10. » Éthique du futur que Lévinas a nommée « liturgie11 » dont la main devant les yeux, matin et soir, accompagnant le Shema Israël serait le signe d’engagement, un rappel pour celles et ceux que l’on ne voit pas, que l’on ne voit plus ou pas encore et pour « ceux que nos yeux ne seront plus là pour voir », exigence de responsabilité au-delà de soi-même et du cercle de ses prochains.
Au cœur de cette « liturgie », l’homme, en sa quoibilité fondamentale, se doit non seulement de trouver des réponses mais préalablement d’imaginer les bonnes questions. L’homme/adam se doit de développer une imagination créatrice féconde comme l’enseigne le midrash en rapprochant le mot adam du verbe adamé dans l’expression d’Isaïe 14:14, édamé leélyon, que l’on peut traduire par « j’imaginerai afin de m’élever ».
Imagination « qui n’est pas seulement, comme le suggère l’étymologie, la faculté de former des images de la réalité mais la faculté de former des images qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité. Elle est une faculté de surhumanité. Un homme est un homme dans la proportion où il est un surhomme12 ». Une invitation peut-être à ne pas oublier l’importance de la fiction et de la littérature, « cette formidable gymnastique de l’imagination et du cœur, effort d’élargissement, d’approfondissement du regard et des sentiments qu’elle exige du créateur, comme du lecteur13. »
Notes
1. Sur cette question, voir Rabbi Samson Raphaël Hirsch, Commentaires sur la Tora, 1, 26 et 2,7.
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2. Voir Zeugma, mémoires bibliques et déluges contemporains, Seuil, 2008, Point-Seuil, 2014.
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3. Voir C’est pour cela qu’on aime les libellules, Calmann-Lévy, Paris, 1998, Points-Seuil, 2001.
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4. Eliane Amado Lévy-Valensi, Le temps dans la vie morale, Vrin, 1969.
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5. Voir Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, Nijhof, 1961.
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6. Voir Le livre brûlé, troisième partie, Seuil, 1986, Points-Seuil, 1992.
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7. Voir Emmanuel Lévinas, Nouvelles lectures talmudiques, Minuit, 1998. Voir la dernière lecture qui analyse le venahnou-ma, le « que sommes-nous ? » de Moïse et Aaron, qu’il met en relation avec cette racine balam que je commente ici.
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8. C’est sans doute en ce sens qu’il faut relire le début du Séfer yetsira : « le monde a été créé avec les dix nombres primordiaux, les dix sefirot belima et les 22 lettres de l’alphabet. » Voir traduction Le Livre de la Création, Paul Fenton, Payot-Rivages.
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9. Expérience shabbatique dont on sait à quel point les maîtres de notre génération ont consacré leurs exégèses et en ont souligné l’importance. On relira Les bâtisseurs du temps de Heschel, ainsi que son livre The Sabbath, on lira L’économie shabbatique de Raphaël Draï et Le Shabbath de Benjamin Gross paru tout récemment aux Éditions de L’éclat. L’occasion aussi de rendre hommage ici à Raphaël Draï et Benjamin Gross qui viennent de nous quitter et dont les œuvres restent pour nous une source d’enrichissement perpétuellement renouvelée.
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10. Hans Jonas, Pour une éthique de la nature, Desclée de Brouwer, 2000, traduction et introduction Sylvie Courtine–Denamy, p. 12.
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11. Emmanuel Lévinas, La trace de l’Autre, in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, réédition poche, 2010, p. 267 et 268: « L’avenir pour lequel l’œuvre s’entreprend, doit être d’emblée posé comme indifférent à ma mort. […] Être pour un temps qui serait sans moi, être pour un temps après mon temps, pour un avenir par-delà le fameux « être-pour-la-mort », être-pour-après-ma-mort – « Que l’avenir et les plus lointaines choses soient la règle de tous les jours présents » – ce n’est pas une pensée banale qui extrapole sa propre durée, mais le passage au temps de l’Autre. Ce qui rend un tel passage possible, faut-il l’appeler éternité ? Mais peut-être la possibilité du sacrifice va jusqu’au bout de ce passage et découvre le caractère non-inoffensif de cette extrapolation: être-pour-la-mort afin d’être pour ce-qui-est-après-moi. L’œuvre du Même en tant que mouvement sans retour du Même vers l’Autre, je voudrais la fixer par un terme grec qui dans sa signification première indique l’exercice d’un office non seulement totalement gratuit, mais requérant, de la part de celui qui l’exerce, une mise de fonds à perte. Je voudrais le fixer par le terme de liturgie. »
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12. Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, p. 23-24.
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13. Claude Roy, Le commerce des Classiques, 1953.
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