Ashkénaze, Séfarade, deux mots qui, par une approche sociologique simpliste, et particulièrement depuis la création de l’état d’Israël, désignent de manière typologique deux grands groupes qui constituent le judaïsme contemporain : les orientaux et les occidentaux. Mais littéralement « allemand » et « espagnol » . La réalité est plus riche et plus complexe surtout si on en fait une lecture sur le long terme.
Reprenons depuis le début. L’histoire de ce mot, Ashkénaze, commence quelques encablures après la Création du monde, dans cette Genèse énigmatique qui raconte les balbutiements des terres et des peuples, la généalogie des premiers hommes et des premières familles: « C’est ici le livre des générations d’Adam. Au jour où Dieu créa Adam, il le fit à la ressemblance de Dieu. »
(Genèse 5,1; traduction Darby)
Il y eut Adam, Shet, Mathusalem, Lémèkh et bien sûr Noé, ce grand capitaine qui fut aussi un grand directeur de zoo!
Cette généalogie, précisée cinq chapitres plus loin, fait surgir pour la première fois le terme « ashkénaze » pour nommer l’un des petits-fils de Noé: « Et ce sont ici les générations des fils de Noé: Shem, Ham, et Yaphèt; il leur naquit des fils après le déluge. Les fils de Yaphèt: Gomer, et Magog, et Madaï, et Yavan, et Tubal, et Méshèkh, et Tiras. Et les fils de Gomer: Ashkenaze, et Riphath, et Togarma. »
(Genèse 10,1-3; traduction Darby)
Ashkénaze fils de Gomèr, fils de Yaphèt, fils de Noé. Les commentateurs ne sont pas tous d’accord sur la traduction et l’identification de ces noms et des peuples qui leur correspondent. Selon Rabbi David Kimhi: « La tradition dit qu’aschkenaze correspond à “ceux qui habitent en alemania”, c’est-à-dire l’Allemagne ». Rabbi David Tsvi Hoffman propose de traduire, selon le Targoum Yonathan, le Talmud de Jérusalem et le Midrash Rabba par « Asie ». Et c’est Torgama, l’un des autres noms cités dans ce verset qui, selon ces mêmes sources, correspond à l’Allemagne, apparaissant dans les commentaires sous le nom de Germania ou de Germanikia. Quelles que soient ces différences, les enfants de Gomèr sont les peuples « germains » qui deviendront plus tard les peuples des « empires germaniques » successifs.
Même s’il semble avoir moins été interprété tam- ludiquement que séfarade, on peut se plaire à un travail d’interprétation sur le mot ashkénaze, אשכנז!
J’aime l’idée d’y trouver une « fine écoute » car le mot peut se décomposer en Sakh ozèn, « une aiguille dans l’oreille », image chère à Marcel Duchamp qui répétait à l’envi: « Il faut transformer la crasse du tympan en sacre du printemps »
(Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Flammarion, 2013)
Rashi parle de « langue allemande », de lashone ashkénaze, pour expliquer par exemple le mot hébreu Senir (Deutéronome 3, 9), qu’il rapproche de l’allemand Schnee, la « neige », identique, ajoute-t-il, aussi en cananéen. Une tradition étonnante met d’ailleurs en relation les Cananéens avec les Allemands qui seraient en quelque sorte leurs descendants après que les Cananéens migrèrent lors de l’entrée des Hébreux en terre de la promesse à l’époque de Josué. On mesure à quels points ces « explications » géopolitiques sont porteuses d’enjeux problématiques, mais c’est un autre sujet.
Marc-Alain Ouaknin a toujours été très sensible à ces questions. D’origine marocaine par son père, alsacienne et luxembourgeoise par sa mère, il est le fruit de ces deux mondes. « Avec cette conscience très nette, souligne-t-il, que la France a joué un rôle fondamental dans la possibilité de ces rencontres, créant un “judaïsme français” devenu un modèle pour le judaïsme dans le monde entier. »
Il est co-producteur de « Talmudiques » sur France Culture avec Françoise-Anne Ménager. Parmi les dizaines d’ouvrages dont il est l’auteur, rappelons La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction (Diane de Selliers, 2019), Dieu et l’art de la pêche à la ligne (Bayard, 2017), et Bar-Mitsva, un livre pour grandir, (Assouline, 2005), en collaboration avec Françoise-Anne Ménager.