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PARLER D’HUMOUR JUIF A-T-IL UN SENS?
Ce que l’on appelle « humour juif » n’est-il pas en fait l’humour talmudique? Le jeu de mot, le Wit, défini par Freud, est cette mise en scène de l’amphibologie, l’idée qu’un mot a deux sens. Contrairement à la polysémie pour laquelle la pluralité des sens est réduite par le contexte de la phrase, l’amphibologie, c’est la collusion de deux sens en même temps. Exemple: Deux juifs sont devant un hammam: « Tu as pris un bain? », demande le premier. « Pourquoi, il en manque un? » répond le second.
Ce que fait souvent le midrash et ce qui fait le Talmud, c’est ce raccourci, cette explosion du Un qui devient Deux, qui produit une jouissance psychique qu’on appelle humour. Le midrash souligne précisément dans ses analyses de mots, comment les mots ont deux sens en même temps. Notons à ce propos que letsahek en hébreu, le mot pour « rire », signifie aussi « jouer » et « jeu sexuel ».
LE TALMUD, POURTANT, PEUT PARAÎTRE ARDU A PRIORI. EST-CE AUSSI UN LIVRE HUMORISTIQUE?
Cela dépend de ce qu’on appelle humoristique. Le Talmud fait-il rire ? Oui, dans le sens où ça produit une jouissance psychique. L’éclat de rire n’est qu’une manifestation corporelle de cette énergie libérée. La joie de l’étude est un concept talmudique en soi, simhat haLimoud.
Prenons le sacrifice d’Isaac – dont le nom, Yitzhak, « il rira » est déjà un jeu de mot en hébreu
– : l’impossibilité de ce sacrifice enseigne l’impossibilité de sacrifier l’humour. C’est ce rire qui engendre les Juifs.
L’HUMOUR JUIF, SOUVENT, FAIT APPEL À L’ABSURDE. CES JEUX AVEC LES MOTS JUSQU’À L’ABSURDE SONT-ILS UTILES À L’INTERPRÉTATION DES TEXTES?
C’est même un des apports les plus essentiels du Talmud, que d’avoir introduit dans la logique humaine une logique de l’absurde, autrement dit une logique de la noncausalité. Le principe de causalité veut que toute cause produise un effet et qu’à tout effet corresponde une cause. La rupture de ce principe avance qu’il peut y avoir des causes sans effets et des effets sans causes : c’est le sans-raison si bien incarné par Kafka. Dans le Talmud, cela va se traduire par la mitsva dite du « renvoi du nid d’oiseau »: «Si en chemin tu rencontres un nid d’oiseau avec la mère et les petits, tu renverras la mère et tu prendras les petits». Selon moi, la mère symbolise la cause, et les enfants les effets – le mot « effet », tolada est le même mot que yeled, « enfant ». La causalité absolue, c’est la maternité : si je vois un enfant, je suis absolument sûr qu’il a une mère. En séparant les deux, j’admets la possibilité que le monde puisse aussi fonctionner hors de ce principe de causalité.
CES JEUX DE MOTS SONT DRÔLES, MAIS ILS SONT AUSSI DES MANIFESTATIONS DE FINESSE INTELLECTUELLE. PEUT-ON PENSER SANS HUMOUR?
Non, parce qu’une pensée sans humour n’est pas une pensée. C’est en ça que les idéologies ne sont plus humoristiques, parce qu’elles n’ont plus de jeu dans la langue.
Dans LTI, La langue du IIIe Reich, Victor Klemperer montre que la langue des nazis fonctionne de façon fermée, en évacuant la possibilité de jouer avec elle-même. L’inverse, c’est le roman, qui permet la liberté de la langue. C’est pourquoi la meilleure lutte contre le nazisme, ce n’est pas la lamentation, mais la réintroduction de ce qui avait été exclu : l’humour, et cela passe notamment par la langue yiddish.
VOUS SEMBLEZ ÉTABLIR UN LIEN FORT ENTRE LA LANGUE YIDDISH ET L’HUMOUR JUIF, POURQUOI?
Le yiddish est une langue qui navigue entre les langues et entre les temps : héritière de l’allemand du XIIe siècle, elle se mêle d’hébreu bien sûr, mais aussi de russe, de polonais, d’alsacien, etc. La langue yiddish s’inscrit dans la profondeur de l’histoire et porte la trace de l’esprit talmudique.
Quand je parle de jeux de langues, je parle aussi de jeux entre les différentes langues. La science a découvert que le bilinguisme procède de la même zone du cerveau que la jouissance sexuelle. Passer en permanence d’une langue à l’autre est jouissif. Les locuteurs de yiddish ne font que ça : ils commencent une phrase en français, la continuent en yiddish et la finissent en polonais, en alsacien, etc. Et ils sont tout le temps en train de rire.
Rien que l’écriture des langues juives provoque ces allers-retours : le yiddish, c’est presque de l’allemand mais qui s’écrit en caractères hébraïques. L’arabe de Maïmonide s’écrit en caractères hébraïques. Cette dualité simultanée est justement l’amphibologie qui crée la tension, l’énergie, et rend possible le jeu et le drôle. Ce n’est pas pour rien que, parmi les modalités d’interprétation données par le Talmud, il y a la traduction, c’est-à-dire le passage d’une langue à une autre.
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HASSIDISME
Le hassidisme, courant mystique majeur du judaïsme moderne, apparaît au XVIIIe siècle en Europe de l’Est, porté par Rabbi Éliézer, dit Baal Chem Tov, qui redonne au judaïsme une vigueur et une fierté après des siècles de massacre et de pogroms. C’est un mouvement populaire, émotionnel, s’adressant aux plus pauvres parmi les juifs pour leur redonner une dignité. L’histoire a retenu le folklore (c’est la figure de Rabbi Jacob), « les chants, la danse, la piété et la fierté, l’intelligence de ses maîtres, leur esprit pétillant, leurs enseignements par aphorismes, histoires, bons mots en tout genre ».*
« La parole hassidique est une éthique de la parole. L’éthique de la parole est le refus de la parole instituée, morte depuis longtemps sous le poids de son insignifiance. L’éthique de la parole, la parole éthique est une mise en mouvement du dire contre le déjà dit.
L’éthique est ainsi brisure, cassure, fissure. (…) La parole éthique n’est pas celle qui est transmise en héritage; elle n’est pas le testament, ancien ou nouveau, elle n’est ni parole annoncée ni parole annonçante ou réalisante. Elle ne vient rien combler. Au contraire, elle introduit le blanc, l’espace, l’intervalle, la distance. Elle est balbutiement; telle est la parole de Moïse, tel est le son du shoffar.
La parole hassidique est rire, danse et jeu. Elle ouvre la parole à elle-même; elle s’oppose au langage préfabriqué du concept, du cliché, de la publicité, de la politique. Elle est contre le « nous-disons-tousensemble-la-même-chose ». (…)
La parole hassidique, c’est ce qui échappe à l’effacement des différences. »**
« Le hassidisme, c’est (…) un retour à la liberté de penser par soi-même, c’est sortir des vérités toutes faites et réinterroger le soi, les autres et le monde. En ce sens, le hassidisme est profondément humoristique »*
« La réussite, la vraie, c’est aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme! »*
Ces textes, écrits par Marc-Alain Ouaknin, sont extraits, avec l’amicale autorisation de l’auteur, du *“Tractatus Judaeus Humoristicus” in La Bible de l’humour juif (Michel Lafon, 2012) et de **Tsimtsoum, Introduction à la méditation hébraïque (Albin Michel, 1992).