Je suis né dépressif. Sitôt débarqué d’entre les cuisses de ma mère, à la vue du monde qui m’attendait – quoi de plus déprimant qu’une chambre d’hôpital ? Dans sa froideur clinique avec sa propreté maniaque, vous y lisez déjà la liste des emmerdements à venir – j’ai porté mes menottes à mes joues et, la bouche défigurée d’angoisse, j’ai clamé ma volonté d’être rapatrié aussitôt dans le ventre maternel. Pour calmer cette attaque de panique précoce, j’ai eu droit à mon premier biberon au Valium, début d’une très longue série. Depuis ces débuts fanfaronnants, je n’ai jamais cessé de hurler. À dix ans, mon pédiatre m’a déclaré chroniquement dépressif. Il n’avait jamais vu cela : de tout le temps passé à m’ausculter, je ne cessais de me plaindre. Plus tard, je fus responsable du suicide de mon psychiatre qui, las d’entendre en flot continu mes gémissements existentiels, préféra en finir avec la vie. C’est qu’entre-temps, j’avais découvert mon identité juive. Dès lors, j’entrais dans la phase aiguë de ma dépression. Ma vie, la vie en général, n’avait aucun sens et je ne comprenais pas Dieu. Comment pouvait-on être à la fois son peuple élu et connaître une destinée aussi tragique, le pire du pire de l’humanité, interrogeais-je mes parents, lesquels croyaient en Dieu comme on croit aux tickets de rationnement en temps de guerre ? Désespérément.
On m’envoya chez le rabbin. Pour me distraire de mes humeurs belliqueuses, il tâcha de m’initier aux joies du Talmud dont les joutes masturbatoires me laissèrent de marbre. Un jour, j’accusai Dieu d’infanticide et réclamai sa mise à mort. On me mit à la porte et je fus exclu à tout jamais de la communauté. Qu’importe, je n’avais pas besoin d’intermédiaire pour continuer mon combat contre l’Éternel. Je ne cessai de le provoquer pour l’amener à sortir de son silence mais, de mes admonestations, il ne voulut rien savoir. Je demeurais seul avec mes angoisses et mes pilules de Temesta, Xanax, Lexomil, Valium que j’accompagnais désormais d’alcools forts. Je tombai malade. On m’hospitalisa. Je voulus mourir mais le tabouret sur lequel j’escomptais monter afin de me pendre, au moment même où mon pied se posa dessus, se brisa en deux. L’infirmière me passa un savon. Elle n’en avait pas de rechange, et les budgets étant ce qu’ils sont, il faudrait attendre deux bonnes années avant d’en disposer d’un nouveau. Je lui proposai de se suicider ensemble mais elle refusa : son fils passait son bac, elle ne voulait pas le distraire avec ce genre de simagrées. Nous en furent quittes pour une nuit d’amour brûlante, après quoi je quittai l’hôpital, totalement guéri.
Du moins, le croyais-je.
Magnanime, je voulus faire la paix avec Dieu : je partis en Israël. À force de prier tous les jours au Mur des Lamentations, Dieu prit pitié de moi sous la forme d’une femme rencontrée lors d’une visite à Yad Vashem. Devant des diapositives de squelettes entassés au hasard d’un camp d’extermination, tandis qu’à grand-peine, elle retenait ses larmes, je tombais amoureux. J’attendis d’être arrivé face au tas de chaussures entassées là comme les reliques de l’impensable tragédie pour l’aborder et l’inviter à dîner. Parmi les sanglots qui la secouaient, entre deux larmes écrasées du bout des doigts, en mémoire de sa grand-mère déportée, elle accepta. Ce fut le début d’un amour qui nous consuma tous les deux. En un instant, j’oubliais mes angoisses, mes peurs, mes tranquillisants, mon mal de vivre. Les nuits, nous nous donnions l’un à l’autre dans des cavalcades fiévreuses qui nous épuisaient le corps comme l’âme. Nous étions l’un pour l’autre une sorte de terre promise, un havre de paix béni de Dieu où le malheur n’avait pas droit de cité. Sous la lumière dorée de Jérusalem, nous nous mariâmes avant de donner la vie à deux enfants qui, dès lors, devinrent le centre de nos vies. Je découvris les joies de la paternité, la douceur du bonheur familial, la simplicité de l’existence vécue comme une ode à la légèreté et à l’insouciance. Pris dans mon excitation, je courtisais notre voisine qui s’entendait à préparer le couscous comme personne. Un jour, emporté par l’odeur des légumes qui s’échappait de sa cuisine, je sonnai à sa porte. La seconde suivante, parmi la semoule qui s’envolait de la couscoussière, sur l’établi où marinaient raisins secs et boulettes de pommes de terre, je la possédai. À partir de ce moment-là, mon bonheur ne connut plus de limites : j’étais l’homme le plus comblé au monde. Une année passa puis une suivante. Matin et soir, j’allais prier à la synagogue. Dans la douce lumière de l’aube comme parmi les fragments de lumière du soir qui tombait, je sentais la présence de Dieu, du maître incontesté de l’Univers. La troisième année, sans crier gare, l’ennui tomba sur moi. D’un coup, je me lassai des joies de l’amour. Le couscous de la voisine cessa de m’envoûter. La normalité de mon existence m’épuisait. Qu’était-ce une vie où tout se déroulait selon mes plans, où jamais rien ne me surprenait, où vie matérielle et vie spirituelle se combinaient pour atteindre une sorte de béatitude imbécile ? L’ivresse du bonheur domestique m’apparaissait comme la pire des supercheries, un état de concorde où l’âme, à force d’être contentée, dépérissait. Le bonheur était devenu mon malheur. Ma pensée autrefois alerte et rebelle s’encrassait comme ces moteurs qu’on laisse mourir à force de ne jamais les solliciter ; mes angoisses me manquaient.
J’abandonnai tout sur-le-champ – femmes, enfants, couscoussière – et rentrai en France. Je retrouvai enfin la grisaille de Paris et, avec elle, cette mélancolie sans laquelle décidément je ne pouvais pas vivre. Dans une chambre de bonne, je me levais chaque matin en proie à un désespoir infini. Je demeurais là pendant des heures à ressasser mes idées noires. Le monde était une ombre noire où, tôt ou tard, je disparaîtrais pour ne jamais renaître. L’âme n’existait pas, Dieu, non plus ; la conscience était un concept désuet pour masquer l’irréductible absurdité de la condition humaine. Je jubilais. Jamais je n’avais poussé aussi loin le champ de mes réflexions et jamais je n’avais été aussi heureux, aussi proche de la vérité de mon être. J’enchaînais les crises d’angoisse et de panique au point où j’avais ma chambre réservée aux Urgences de Lariboisière. Ma santé mentale était au beau fixe : elle se situait entre le pire et le plus que pire, entre l’aspiration au suicide et le désir d’inhumation. J’étais vivant comme jamais. Quand je repensais à ma vie d’avant, à ces années de félicité, j’en concevais un dégoût tel que, n’était-ce le prix demandé, j’aurais volontiers engagé un tueur à gages pour effacer toutes traces du passé.
À la longue, je suis devenu addict à mon désespoir. C’est ma drogue à moi, mon élixir de jouvence, la seule manière d’être au monde.
Je suis un toxicomane de mon malheur intérieur.
Et le premier qui me parle de cure de désintoxication, je le tue.
À mains nues.