On pénètre à pas feutrés dans l’œuvre de Chantal Akerman. La cinéaste impressionne par la multiplicité de son travail. Avec Chantal Akerman. Travelling, le Jeu de Paume permet de saisir l’étendue de ses réalisations: près de quarante courts et longs métrages, des installations, des documentaires et des écrits. L’exposition nous mène vers les lieux qui ont façonné son regard: Bruxelles, New-York, la frontière entre les États-Unis et le Mexique, ou encore l’Allemagne de l’Est.
Son premier court-métrage, Saute ma ville, est tourné à Bruxelles, la ville où elle est née et où elle a grandi dans une famille juive polonaise profondément heurtée par la Shoah. Saute ma ville annonce une partie de l’œuvre à venir: treize minutes tragiques où l’on suit une jeune fille à frange, Chantal Akerman elle-même, qui se fait exploser dans sa cuisine. Son premier long-métrage, Je, tu, il, elle, sort en 1974 et explore le désir féminin. Puis, vient Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, sans doute son film le plus connu. La cinéaste y interroge l’aliénation économique et domestique des femmes: le film dépeint trois jours de la vie d’une veuve qui se prostitue pour subvenir à ses besoins et ceux de son fils adolescent. Le film est réalisé en 1975 et il est qualifié par Le Monde de “premier chef-d’œuvre au féminin de l’histoire du cinéma”. Et, en 2022, le classement de Sight and Sound, la plus ancienne revue de cinéma, l’a élu “meilleur film de tous les temps”.
La question du lien au judaïsme est présente dans l’exposition, notamment avec l’opportunité pour le visiteur de voir Dis-moi, sa première commande pour la télévision française, réalisée pour la série Grands-mères en 1980 (une série initiée par le producteur Jean Frappat). Chantal Akerman rend visite à des femmes juives âgées et les questionne sur leurs souvenirs, la vie avant la catastrophe, mais aussi leurs aïeules disparues pendant la Shoah. Le spectateur suit leur rencontre, le temps passé ensemble, la fatigue qui pointe au détour d’un long tête-â-tête. Chantal Akerman tisse des liens avec ces femmes, qui incarnent un passé resté silencieux dans sa propre famille. Sa mère Natalia, ainsi que sa grand-mère ont été déportées à Auschwitz. Seule Natalia en est revenue. Approcher l’expérience concentrationnaire de sa mère, ce trou béant dans la mémoire familiale, sera au centre de sa vie.
L’exposition au Jeu de Paume permet de saisir la liberté artistique et l’audace de Chantal Akerman. Elle est l’une des premières cinéastes à s’emparer de la vidéo pour construire des ponts avec l’art contemporain avec notamment D’Est, au bord de la fiction (1995).
Voir son travail en mouvement donne envie de la lire. En 1998, elle publie son premier récit Une famille à Bruxelles. Par la voix de sa mère, elle y raconte des souvenirs familiaux, la banalité d’un coup de téléphone à ses deux filles, et puis la mort du père de famille. Le judaïsme est présent à certains endroits du récit, par des évocations voilées, en arrière-plan. Chantal Akerman le racontait dans un Atelier de création radiophonique enregistré en 2007 pour France Culture et qui est disponible à la réécoute : “Arrête de ressasser disait mon père. Ne recommence pas avec ses vieilles histoires. Et ma mère tout simplement se taisait. Il n’y a rien à ressasser, disait mon père. Il n’y a rien à dire, disait ma mère. Et c’est sûr ce rien que je travaille”.
L’exposition a été conçue par le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, la Fondation Chantal Akerman et CINEMATEK et réalisée en collaboration avec le Jeu de Paume pour sa présentation à Paris.
Chantal Akerman à écouter en podcast dans les Nuits de France Culture : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/selection-toute-une-nuit-avec-chantal-akerman