Comment le diable antisémite se loge dans les détails

Petit manuel de lutte contre l’antisémitisme. Reconnaître, décrypter, combattre,
2024, Éditions du Commun, 20€

Lisez l’entretien de Fanny Arama avec les auteurs de ce livre, Jonas Pardo et Samuel Delor

Dans Petit manuel de lutte contre l’antisémitisme. Reconnaître, décrypter, combattre paru aux éditions du Commun (2024), Jonas Pardo et Samuel Delor procurent des outils clé pour comprendre les ressorts de l’antisémitisme contemporain, qui n’est pas celui de l’avant ni de l’après-guerre, ni celui des années deux mille. Écrit dans le but de ”combattre l’antisémitisme aujourd’hui” – titre de la partie la plus considérable du livre –, il trace la généalogie de l’antisémitisme depuis ses débuts afin de mieux comprendre les ressorts de celui qu’on observe aujourd’hui sans toujours bien discerner ses artifices et ses masques.

C’est un livre passionnant, addictif, un vade-mecum pour la lutte contre l’antisémitisme et ses métamorphoses contemporaines. Historique sans être pesant, pédagogue sans être simpliste, complet sans être exhaustif. Ses auteurs, Jonas Pardo et Samuel Delor luttent et forment au quotidien, et cela se sent: leurs discours détiennent la bienfaisante nuance que procurent l’expérience et la recherche ininterrompue de dialogue avec l’autre, celui qui ne dispose pas des mêmes prémisses, du même discernement, du même recul nécessaires à une compréhension globale du phénomène antisémite. En outre, leur travail s’inscrit dans le mouvement social et pour le mouvement social. Qu’est-ce à dire? La lutte contre l’antisémitisme est une critique sociale ayant toujours en ligne de mire l’action: protéger les Juifs, dénoncer les passifs, les complaisants, ceux qui encouragent, revitalisent, trouvent des excuses pour ne rien faire. Elle s’inscrit dans un combat plus large, celui de la reconnaissance de l’autre et de la recherche de la justice sociale. 

Leur première mission est un travail de raison: former pour permettre de reconnaître l’antisémitisme; leur deuxième mission est de rappeler que l’antisémitisme est une idéologie de crise, qui triomphe quand les discours de salut civilisationnel sont de sortie. Venant de la gauche et continuant à défendre ses valeurs dans leurs activités au quotidien, Jonas Pardo et Samuel Delor décrivent de manière particulièrement précise et fine les mécanismes qui ont mené à la résurgence des discours antisémites à gauche à partir des années 2000, et à l’instrumentalisation de cette lutte par l’extrême-droite actuelle. Ils expliquent pourquoi la critique légitime du gouvernement israélien doit être distinguée de la diabolisation de l’État d’Israël actuellement effectuée par un groupe comme La France Insoumise, analysent les phénomènes de dissimulation ou de dénégation de l’antisémitisme à gauche et à droite, répertorient les petites phrases qu’il fait bon d’avoir sous le coude. 

Très bien écrit malgré l’abondance d’informations historiques qui justifient l’adoption du titre  “Manuel” , on trouve également dans ce livre étonnant à plus d’un titre des passages qui évoquent le judaïsme dans ses aspects les plus divers. Dans les deux premières parties, les auteurs rappellent comment la judéité, cette “appartenance sans appartenance”, imprime sa marque dans les corps et les mémoires, les raisons pour lesquelles le peuple juif est si difficile à définir et à cerner pour les non-Juifs. Qu’est-ce qu’un peuple dispersé? Qu’appelle-t-on le royaume d’Israël? Qu’est-ce que l’antijudaïsme? Ses accusations les plus courantes? Comment ces accusations ont-elles évolué au cours de l’histoire? Dans quel but de grandes institutions juives se sont-elles formées au cours du XIXe siècle en Europe et dans le monde? On attendait ce genre d’ouvrage parce qu’il a pour objectif premier de confier au lecteur des grilles d’analyse en même temps qu’une méthode pour penser l’antisémitisme. C’est pourquoi, par exemple, à chaque fois qu’un pan de l’histoire juive est étudié, l’est également la manière dont d’autres cultures (chrétienne, musulmane) l’ont reçue. Un bilan des tropes et des discours antisémites liés à ces événements est fait en fin de chapitre, ce qui permet au lecteur de mieux cerner la multiplicité et la labilité de l’antisémitisme au fil de l’histoire. Dans cette même logique d’efficacité pédagogique, de nombreuses Unes de périodiques et images circulant sur les réseaux sociaux figurent dans l’ouvrage, accompagnées d’analyses venant expliquer leur logique et angles d’attaque. Enfin, de nombreuses citations, provenant de sources aussi diverses que des penseurs du judaïsme (Emmanuel Levinas ou Albert Memmi par exemple), des nationalistes antisémites (comme Charles Maurras) et même des passages du psaume 137 cité dans le tube de Boney M.,  “Rivers of Babylon” (lui-même repris du groupe jamaïcain The Melodians), sortes de morceaux choisis entourant le fait juif, scandent l’ouvrage avec la pertinence et l’actualité qui fait le sel des classiques.

Dans la troisième partie, la plus conséquente et la plus intéressante pour ceux qui cherchent à comprendre dans quelle mesure le diable antisémite contemporain se loge dans les détails, Jonas Pardo et Samuel Delor décrivent avec une grande clarté les mécanismes de défense, de dénégation, de censure et d’auto-censure, les logiques internes aux partis politiques en France par rapport à la lutte contre l’antisémitisme, les avancées et reculades officielles de cette lutte, la manière dont Israël est instrumentalisé de tous côtés, à gauche comme à droite. Comme le rappelle l’historien Pierre Savy dans la préface de l’ouvrage, ce dernier permet d’identifier “comme antisémites des propos qui, dans un contexte juridique globalement protecteur comme le nôtre, ne peuvent s’autoriser à être clairement tels et doivent dissimuler ce caractère – le dissimuler mal, pour être compris de ceux qui partagent (ou sont prêts à partager) la croyance antisémite” (p. 14). Qu’est-ce qu’un dog-whistle [“sifflet à chien” en anglais ; cette forme de sous-discours met en place un langage crypté pour attirer un groupe de personnes spécifique]? Pourquoi des collectifs se revendiquant de gauche comme l’UJFP (Union juive française pour la paix) ou Tsedek peuvent-ils participer à la diffusion des discours antisémites? Pourquoi les personnes réceptives à l’antisémitisme le sont-elles également à d’autres formes d’idéologies comme le complotisme ou le choc des civilisations? Que signifie “le rayon paralysant” [le terme est employé par Jean-Luc Mélenchon qui considère que les accusations d’antisémitisme participent d’une guerre idéologique dont le but est de faire taire] et pourquoi l’exigence de positionnement géopolitique est-elle raciste? Autant de questions capitales pour comprendre les mécanismes antisémites à l’œuvre dans la sphère publique française actuelle, tout autant que dans le monde politique plus confidentiel. 

C’est apaisé et confiant qu’on referme ce livre, véritable boîte à outils historique et argumentative pour une lutte efficace contre l’antisémitisme contemporain. Un index des noms propres aurait été très bienvenu; espérons qu’il figurera dans la prochaine édition de l’ouvrage.

Lisez l’entretien de Fanny Arama avec les auteurs de ce livre, Jonas Pardo et Samuel Delor