Comprendre le passé pour construire QUEL avenir ?

L’archéologie, en Israël plus qu’ailleurs, est un enjeu politique.

« Si vous voulez mon avis, l’archéologie ne devrait pas être utilisée pour résoudre les problèmes politiques actuels. Elle a déjà du mal à éclairer le passé, alors le présent et le futur… », soupire le professeur Yosef Garfinkel dans son bureau de l’Université Hébraïque de Jérusalem, dont il dirige le département d’archéologie. « Mais ça, c’est une vision naïve, poursuit-il. En réalité, bien sûr que la politique affecte l’archéologie. La politique affecte tout. »

De fait, en Israël peut-être plus que partout ailleurs, la recherche en archéologie revêt une importance politique majeure. Car même si le sionisme de Théodore Herzl était laïque et tourné vers l’avenir, c’est bien en raison du lien historique et religieux rattachant les Juifs à la terre d’Israël qu’un État y a été fondé pour eux. Démontrer l’existence de ce lien était donc, dès l’origine, un enjeu fondamental, et l’archéologie l’un des outils privilégiés pour y parvenir.

Cet enjeu se reflète jusqu’à aujourd’hui dans l’emphase mise par la recherche archéologique israélienne sur la période biblique – époque fondatrice dans l’histoire du peuple juif en Israël. « L’ère biblique est un champ de recherche plus dynamique que tous les autres » constate le professeur Garfinkel, qui travaille lui-même sur cette période après avoir consacré la première partie de sa carrière au néolithique. « Les financements sont plus faciles à trouver, les volontaires pour fouiller les sites aussi… Et les chercheurs israéliens sont tout simplement plus nombreux à s’intéresser à ce sujet. » Par ailleurs, il relève que « les recherches portant sur cette période sont plus mises en avant que les autres. Par exemple, il y a quelques années, j’ai été invité à rencontrer le Premier ministre à la suite de découvertes que j’avais faites sur un site datant de l’époque du roi David. Des photos de mes trouvailles d’alors ont même été exposées à l’aéroport Ben Gourion, de façon à ce que toute personne arrivant en Israël puisse les voir. Quand je travaillais sur la préhistoire, mes recherches n’étaient pas aussi valorisées auprès du grand public. »

Pour Yonathan Mizrachi, ancien archéologue aujourd’hui directeur de l’association Emek Shaveh, c’est précisément ce différentiel de valorisation qui pose problème. « Au lieu d’apprendre l’histoire de cette terre, on apprend pourquoi cette terre nous appartient » (autrement dit: à nous, Israéliens juifs), déplore-t-il. D’après lui, les visites archéologiques mettent systématiquement l’accent sur les découvertes liées à l’histoire juive, au détriment de celles concernant les autres civilisations. « L’exemple le plus frappant est celui de la Cité de David » m’explique-t- il. Situé à Jérusalem-Est (la partie palestinienne de la ville), ce site « possède de nombreuses couches : grecque, romaine, byzantine, cananéenne, islamique… et surtout, la « couche » actuelle, c’est-à-dire ce qui se trouve à sa surface: le village palestinien de Silwan. Mais lorsque les touristes le visitent, tout est fait pour qu’ils le perçoivent uniquement comme un site juif. L’objectif: renforcer le sentiment d’appartenance des Juifs à l’égard de cette zone de Jérusalem, pour in fine y légitimer l’extension de la souveraineté israélienne. Des centaines de colons s’y sont d’ailleurs d’ores et déjà installés. »

L’ association Emek Shaveh, qu’il a participé à fonder en 2009 (et dont le nom est tiré d’une expression israélienne que l’on pourrait traduire par « terrain commun », ou « terrain d’entente »), cherche à combattre cette vision « judéo-centrée » de l’histoire d’Israël pour défendre une archéologie « qui reflète davantage la complexité de cette terre, les différentes couches de son passé ». Ils publient des articles, des rapports, et proposent des tours alternatifs de sites archéologiques comme celui de la Cité de David, dans les- quels ils expliquent ce que peut et ne peut pas l’archéologie, comment elle est utilisée dans le cadre du conflit, et comment les fouilles affectent la vie des personnes qui vivent autour. Leur slogan: A past to be shared, not owned (« Un passé à partager, et pas à posséder »).

L’archéologie comme outil pour faire de la place à l’autre au lieu de l’évincer ? Yosef Garfinkel, de l’Université Hébraïque, doute que cela soit vraiment possible. Il souligne que le fait de présenter l’Histoire sous un jour favorable au récit national est loin d’être une spécificité israélienne. Pour lui, c’est un phénomène universel et inéluctable : « L’Histoire se compose de millions de faits, et chaque groupe a toujours choisi de mettre en avant ceux qui l’arrangent et de mettre de côté ceux qui l’arrangent moins. C’est le cas partout, pas seulement en Israël: si vous allez aux États-Unis, vous trouverez beaucoup plus de musées consacrés à la glorieuse histoire de la guerre d’Indépendance que de musées dédiés à l’extermination des Amérindiens. C’est normal. » Et l’on pourrait arguer que cette tendance est d’autant plus compréhensible pour un pays dont l’existence même est sans cesse remise en question par les antisémites de tout poil, et dont de nombreux habitants continuent aujourd’hui encore à se sentir menacés, que cette menace soit réelle – et elle l’est de fait dans certains endroits et à certains moments – ou que ce sentiment résulte d’un passé traumatique pas si lointain, notamment celui de la seconde intifada. Au demeurant, fait valoir le professeur Garfinkel, « de l’autre côté, ceux qui préféreraient qu’Israël n’existe pas essaient aussi d’utiliser le passé, en cherchant à minimiser le lien historique des Juifs avec cette terre ».

Pour Yonathan Mizrachi, le déséquilibre actuel dans la recherche archéologique israélienne n’en reste pas moins problématique. Il est selon lui symptomatique d’une société de plus en plus en proie à l’obsession identitaire, sous l’emprise croissante d’un discours nationaliste religieux enfermant. Autant que pour le respect des droits historiques des habitants d’Israël non juifs, c’est contre cette évolution plus générale de la société israélienne qu’il souhaite œuvrer avec Emek Shaveh. Que peut l’archéologie dans tout ça ? D’après lui, beaucoup : « Quand les Israéliens comprendront que nous, Juifs, ne sommes pas les seuls à avoir une histoire ici, ce sera un grand pas vers l’acceptation que d’autres aussi ont le droit d’y habiter. Et donc vers une société plus vivable pour tout le monde. »