Couple idéal et idéal du couple

Clichés et approximations sur l’idée du couple sont fréquents dans la population juive. David Biale nous aide à interroger ces concepts. L’amour romantique a-t-il une place dans la tradition juive? Le judaïsme s’oppose-t-il réellement à l’ascèse sexuelle? Les mariages mixtes et les mariages homosexuels constituent-ils les nouveaux défis du judaïsme contemporain?
Grand entretien avec l’auteur de Éros juif.

© Benyamin Reich

Comment définiriez-vous le « couple idéal » dans la tradition juive?

La tradition juive a une idée très rigide du couple idéal. Les trois valeurs qui président à la formation d’un couple traditionnel sont le yikhous (la lignée), l’étude (pour l’homme) et la richesse (principalement du côté de la femme). Donc les qualités recherchées aujourd’hui concernant l’amour romantique sont complètement absentes de l’idéal traditionnel du mariage. Cependant, à côté de ces valeurs rigides, il y a eu aussi, et depuis bien avant l’époque moderne, des idéaux que je qualifierais d’ »idéaux populaires » concernant l’amour romantique. Cela se reflète parfois à travers les cas rapportés par les Teshouvot, la littérature légale, qui montrent comment, dans la réalité, les gens font toutes sortes de choses qui ne coïncident pas nécessairement avec l’idéal social du mariage : en fait, les gens recherchent bien quelque chose qui ressemble à « l’amour » dans le mariage.

Pensez-vous que les critères de famille, d’étude et de richesse influencent toujours, d’une façon ou d’une autre, la vision juive moderne du couple? Sont-ils toujours pertinents pour les juifs d’aujourd’hui ou pour une partie d’entre eux?

Assurément, ces critères font sens dans le monde orthodoxe, quoi que ce monde orthodoxe ne soit pas monolithique – même parmi ceux que l’on appelle les Haredim, il y a des variations majeures entre les différents groupes. Dans certains cas, les futurs mariés ne se rencontrent qu’une seule fois avant leur union, dans d’autres ils se voient un peu plus. Mais ils ont une idée bien définie de ce qu’ils recherchent, à commencer bien sûr par ces trois critères, mais pas uniquement : il existe aussi un idéal de compatibilité, qui veut que ces deux personnes doivent ressentir intimement qu’ils ont quelque chose en commun. Cela me laisse à penser qu’il existe, même dans ce monde orthodoxe, une valeur supplémentaire que l’on pourrait appeler mariage d’amitié, un mariage dans lequel le conjoint est un compagnon, un partenaire, aussi bien émotionnellement que psychologiquement. Je crois que cet idéal de compatibilité est présent depuis toujours.

Dans vos livres, vous décrivez une tension entre l’ascèse et la vie maritale dans le judaïsme. Comment une certaine attirance pour une forme d’ascétisme peut-elle être conciliée avec l’idéal d’une vie de couple ?

Il existe une idée reçue qui prétend que les Chrétiens tendent vers un idéal ascétique, contrairement aux Juifs. C’est absolument faux: il existe aussi une tendance forte à l’ascétisme dans le judaïsme rabbinique, que l’on peut faire remonter jusqu’au Talmud. Le problème alors est que tous les hommes juifs sont censés se marier – on pourrait dire « également toutes les femmes » mais la prescription de procréation s’impose aux hommes. Dès lors, comment fait celui qui porte un idéal ascétique pour se réaliser dans le mariage ? Cette tension se poursuit à l’époque moderne. Le mouvement hassidique exprime, d’une certaine façon, deux pensées opposées sur ce point. D’un côté, on trouve les enseignements attribués au Baal Shem Tov, qui célèbrent le corps. De l’autre, on entend aussi, dans le hassidisme ancien, les voix de l’ascétisme qui perdurent au XIXe siècle, au XXe siècle, et même aujourd’hui. Certains groupes hassidiques ne sont pas spécialement ascétiques et n’ont pas de problème avec les plaisirs du corps, tandis que d’autres tendances montrent une obsession de la tsniout (la pudeur), particulièrement dans le hassidisme polonais de Menachem Mendel de Kotzk et dans le hassidisme de Gour. Un ancien rebbe de Gour, Yisral Alter, a développé les « règles de la kedousha [sainteté] » qui limitent les relations sexuelles au sein du couple à une par mois. Plus récemment, le chef du service éducatif de Gour a émis une règle qui proscrit jusqu’à la simple poignée de mains entre hommes. Ce groupe-ci, par exemple, est extrêmement ascétique, et sans doute plus qu’il ne l’était au XIXe siècle.

On a souvent tendance à voir la question des couples mixtes comme un problème contemporain, mais vous écrivez qu’en réalité, c’est une question très ancienne…

Assurément, le mariage mixte est une longue histoire. La Bible est pleine d’exemples de couples mixtes, loin d’être toujours considérées de façon négative par les commentateurs: Joseph épouse une Égyptienne, et la Bible n’y trouve rien à redire. Et il y a bien d’autres histoires qui suggèrent que l’Israël ancien était de facto très mélangé aux populations qui l’environnaient. L’arrière-grand-mère du Roi David était une Moabite. Bien sûr, ce que décrit le Livre de Ruth est une sorte d’exception qui confirme la règle, mais on trouve d’autres cas moins exceptionnels qui permettent de penser qu’à l’époque biblique, au moins jusqu’au VIIe siècle, ce que nous appelons aujourd’hui mariage mixte était fréquent. Ce n’est qu’avec le livre du Deutéronome que naît un interdit absolu sur ce type de mariages. Mais nous savons qu’il y en eut également à l’époque du Second Temple. Au Moyen Âge, cela devient plus incertain, nous n’avons pas réellement autant de preuves directes. Assurément, les mariages mixtes étaient alors interdits, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y en avait pas : la génétique dit le contraire. Il apparaît ainsi que le fondateur de la lignée de Lévites ashkénazes n’était pas juif et venait de quelque part dans le sud-est de l’Europe. Il a probablement épousé une femme issue d’une lignée de Lévites. Donc la génétique indique cette mixité, de même qu’elle montre aussi chez tous les juifs une forme de communauté génétique. Autrement dit, les juifs sont bien génétiquement liés les uns aux autres, mais leur génome inclus également d’autres peuples. À la période moderne, le taux de mariage mixte reste relativement bas à travers le XXe siècle et ne commence à monter que dans les années soixante pour atteindre 50 % dans les années quatrevingt- dix – les dernières études parlent de 60 % aujourd’hui. Manifestement, cela augmente et se normalise. Et plus le mariage mixte se normalise, plus est facilitée la possibilité d’inclure des éléments juifs dans le mariage lui-même et dans la vie du couple. Des études récentes montrent qu’un certain nombre de couples mixtes élève leurs enfants à la fois comme juifs et comme chrétiens; cela devient une option, une possibilité qui n’a jamais existé auparavant, lorsque nul ne le verbalisait de la sorte, et cela devient bien plus naturel que par le passé.

En France, si la question des couples mixtes peut commencer à se poser dans les synagogues, celle des couples homosexuels demeure souvent taboue. Qu’en est-il aux États- Unis ?

En Californie où je vis, à l’exception des orthodoxes, les mouvements juifs dans leur ensemble ont été particulièrement proactifs dans le soutien au mariage homosexuel. Ici, les juifs ici ont tendance à être particulièrement progressistes et politiquement libéraux ; et même parmi ceux qui ne sont pas si libéraux, le mariage gay est désormais accepté. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que les juifs aient été à l’avant-garde du combat pour l’égalité des droits.

Propos recueillis et traduits par ASD