Toute vague immigrée paie un écot culinaire à l’Amérique. Dans ce pays de travailleurs pressés, où l’on ne prend le temps de dîner véritablement que pour Thanksgiving et Noël ou Pâques, ce plat est généralement un sandwich, un snack, quelque chose qu’on peut avaler en vitesse avant de se remettre à l’oeuvre, et dont l’ingré- dient principal est le pain. Ainsi c’est aux États-Unis que les émigrés allemands firent du steak hamburger le sandwich que l’on sait, c’est aux États-Unis que la pizza napolitaine devint populaire. C’est aussi aux États-Unis que la nourriture juive d’Europe centrale devint… américaine. Car, comme vous le savez sans doute, de même que désormais tous les Américains (ou en tout cas tous les New-Yorkais) disent couramment d’un con que c’est un shmock, d’un fou qu’il est meshugge, et disent qu’ils ont schlepped pour dire qu’ils se sont traînés péniblement d’un endroit à un autre, de même il n’est aujourd’hui pas nécessaire d’être juif pour déjeuner d’un bagel cream cheese and lox ou d’un pastrami sandwich. Bien sûr, l’immigration et l’assimilation produisent parfois des mariages mixtes et des métis. Le sandwich au pastrami le plus célèbre en Amérique est sans doute le Reuben, et ce sandwich à la viande et au fromage fondu fait, par définition, fi de toute kasherout. De même, le hot-dog n’a conquis l’Amérique qu’en renonçant à être uniquement fait de bœuf, comme c’était le cas chez Nathan’s à Coney Island en 1916. (Pour être honnête précisons d’ailleurs que l’origine juive du hot-dog est contestée, comme est disputée celle du cheesecake, revendiqué aussi bien par les Italiens que par les Juifs, via la vatrouchka russe.)
La nourriture ashkénaze est devenue américaine, et avec elle ce lieu emblématique qu’est le deli. À Montreal, à Los Angeles, à Chicago, et surtout à New York, la fréquentation des tables en formica, des portes en acier inox, des enseignes en néon, de la paille au sol, des fontaines à eau, des menus à huit pages, n’est pas réservée aux seuls ashkénazes, loin de là. Il n’est pas rare de voir chez Katz’s ou au Second Avenue Deli des tablées de policiers de toutes origines en uniforme et armes à la main, des jeunes en sortie de boîte, des touristes, des Latinos. Douce symbiose ashkénazo-new-yorko- américaine, où l’on peut se sentir pleinement juif tout en se sentant pleinement américain, symbiose comme il put y en avoir jadis en Égypte, en Espagne, en Allemagne (en espérant que ça ne finisse pas de la même manière, dira l’Ashkénaze par définition pessimiste), et qu’incarnent des figures comme celles de Seinfeld ou de Larry David, grands clients de delis et grands consommateurs de sandwiches.
Et pourtant, si aller dans un deli est devenu un geste banal accompli régulièrement par des milliers d’Américains, il est une autre catégorie de gens qui hantent ces lieux. Ce sont les nostalgiques d’un passé perdu dont ils recherchent les traces évanescentes, les orphelins de la Yiddishkeit. Certes, s’ils ne sont pas trop idiots, s’ils lisent régulièrement Tenou’a, ils savent bien que le judaïsme n’est pas qu’un folklore, que c’est avant tout un Texte, une Loi, une Spiritualité. Mais ils savent aussi que cette Loi s’est jadis incarnée dans des lieux, dans une langue, dans une cuisine, que le culte s’est fait culture, et c’est après ce monde qu’ils courent, en allant à la shul aussi bien qu’en lisant les romans de Singer, ou qu’en commandant des latkes, des harengs et des pickles chez Barney Greengrass. Ils cherchent, sans pouvoir le trouver, un monde qui est mort sans qu’ils aient pu le connaître, et croisent les doigts en espérant que ce qu’il en subsiste ne va pas s’américaniser trop vite, c’est-à-dire disparaître.