Il y un peu moins de 2000 ans, un célèbre sage du Talmud nommé Rava affirmait qu’il faut toujours débuter un sermon par ce qu’on appelle en araméen milta debdihouta, un mot d’humour.
Rava était persuadé que tout discours de rabbin, même le plus grave, doit commencer par une blague, une histoire drôle qui, d’après lui, est la seule parole capable “d’ouvrir le cœur” de celui qui écoute.
Alors, en fidélité à cet enseignement, je me suis demandée quelle histoire drôle je devais vous raconter ce soir. Et m’est revenue en tête une blague juive* que vous connaissez peut-être:
L’histoire se passe en Russie, il y a quelques décennies de cela.
Moishé Rozenberg est chez lui quand, soudain, il entend frapper violemment à sa porte.
“TOC TOC TOC…”
– C’est qui ? demande-t-il
– C’est le KGB, répondent les visiteurs.
– Que voulez-vous ? demande le vieil homme.
– On veut parler…
Après quelques secondes de silence, Moishé leur demande :
– Ah bon, et combien êtes-vous ?
– Nous sommes deux !
– Et bien, répond Moishé, vous n’avez qu’à parler entre vous !!!
Cette blague absurde est, me semble-t-il, une parfaite illustration de ce qu’est l’humour juif. Presque toutes ses histoires drôles reposent sur les mêmes ressorts :
– d’abord, une certaine façon de jouer avec les mots et avec le malentendu, de faire semblant qu’on n’a pas compris ce que l’autre veut dire.
– ensuite, une capacité à retourner contre nous-mêmes les clichés antisémites, et à nous les approprier pour mieux les contrer.
– et finalement, un certain art de l’autodérision, qui permet à la victime de sortir un instant de la tragédie qui la frappe, de rire d’elle-même pour redevenir acteur de l’histoire et non pas simple victime. Et c’est exactement, vous le percevez, ce que cette blague raconte :
Moishé Rozenberg fait semblant de ne pas comprendre les agents du KGB qui “veulent parler”, il ruse et manipule, conformément à ce que les Juifs sont « censés faire » dans la tête des antisémites.
Et, dès lors, il redevient (et nous avec lui) acteur d’une histoire et pas juste spectateur de son désespoir.
Et grâce à l’humour, voilà que quelque chose en nous se relève avec lui, refuse la tragédie, et peut se tenir debout.
Si j’ai voulu vous raconter cette histoire ce soir, débuter notre Kippour par ce milta debdihouta, ce mot d’humour, c’est que, de bien des manières, cette blague fait écho à ce que nous vivons toujours, à ce qui ne cesse de se répéter dans l’Histoire.
TOC TOC TOC…
“C’est qui ?”, demande Moishé.
En entendant ces mots, je ne peux m’empêcher de penser à cette étrange pancarte qu’on a vu apparaître, il y a quelques semaines de cela à Metz, dans une manifestation anti-vax. Au cours d’une manifestation anti pass-sanitaire, une jeune femme a brandi dans le cortège une affiche sur laquelle apparaissaient plusieurs noms :
Attali, Drahi, BHL, Buzyn et quelques autres… Je vous laisse trouver quel point commun il y a entre tous ces patronymes. Et sous leurs noms, apparaissait ce mot, posé comme une question : “QUI ?”
Pas besoin d’un dessin.
Les commentateurs politiques ont rapidement décrypté la pancarte et expliqué que ce pronom interrogatif “QUI ?” était devenu un nom de code, une sorte de cri de ralliement antisémite international. À travers le monde, ici et là, surgit ce mot qui vient suggérer, sans le nommer de façon explicite, que les Juifs, encore et toujours eux (et même pas la peine de les nommer) seraient aux manettes, aux commandes d’un complot mondial de puissants qui dirigeraient les élites, manipuleraient les petites gens et contrôleraient, empoisonneraient, contamineraient ou tout simplement bénéficieraient de la situation et d’une crise sanitaire qu’ils auraient, au choix, créée, commanditée ou qu’ils utiliseraient à leur profit.
L’argument n’est pas nouveau. Il porte tous les marqueurs de ce que fut l’antisémitisme à travers les siècles, quels que soient le contexte et les temps très différents de son expression, qu’il s’agisse d’un antisémitisme théologique, politique, racial ou idéologique…
Ce fut le discours de l’Église jusqu’à Vatican II : l’accusation portée contre les Juifs d’être la figure du traître, du perfide, du manipulateur.
Ce fut la rengaine de l’antisémitisme médiéval : au Moyen-âge, on accusait toujours les Juifs de contaminer les puits, d’apporter des maladies et d’être à l’origine de contaminations dont, comme par hasard, on les imaginait, eux, à l’abri.
La haine nazie reprit cette idée en parlant des Juifs comme d’une vermine ou d’agents de contamination, néfastes pour la société. Et toutes les caricatures antisémites à travers les époques dessinent aux Juifs de longues mains et des doigts étendus, suffisamment longs pour tenir les ficelles de tous les complots, et autres « protocoles de sages ».
Ces textes, ces images et ces dessins circulent encore dans le monde entier pour accuser les Juifs de détenir le pouvoir et le contrôle dont ils auraient privé d’autres. Et cette même idée nourrit bien sûr un certain discours antisioniste, cache-sexe contemporain de l’antisémitisme, qui fait du Juif l’oppresseur essentiel impitoyable des plus vulnérables.
Pas surprenant donc que, partout où le complotisme se faufile, l’antisémitisme lui ouvre la voie. Il surgit, ici et là, en marge de cortèges aussi différents que ceux des gilets jaunes ou de militants anti-pass sanitaire… ou sur des étoiles jaunes qui, transposées là de façon obscène, suggèrent que la souffrance, la vraie, n’est pas nécessairement là où l’on croit. Et que quelqu’un vous fait peut-être croire l’inverse…
Mais “qui” ?
Toute crise, qu’elle soit économique, politique ou sanitaire, vient relancer cette question accusatrice.
On pourrait le raconter comme dans la blague de tout à l’heure…
“Toc toc toc…” – Surgit dans votre vie une situation dramatique, un malheur, le sentiment que vous perdez contrôle de vos existences, et tout cela est propice à rendre un peu toc-toc.
Le ressentiment toque à votre porte et, tout naturellement, s’énonce pour beaucoup de gens un “c’est qui ?” qui interroge la responsabilité d’un autre.
Et le mot est prononcé : celui de responsabilité.
L’antisémitisme est un mal individuel et collectif qui s’accompagne toujours d’un déni de responsabilité et d’un transfert de celle-ci sur le Juif. Il est la volonté de croire que, si je n’y peux rien dans le malheur qui s’abat sur moi, quelqu’un y est forcément pour quelque chose. Sa responsabilité engagée m’exemptera forcément de la mienne.
En hébreu, ce mot « responsabilité » est un des plus profonds qui soit, un mot « valise » qui s’écrit comme la démonstration magistrale de ce qu’il sous-tend. Responsabilité se dit Ah’arayout, un mot contruit sur la racine ah’aray
Alef-H’et-Resh–Youd אחרי.
La première lettre du mot Alef א, en hébreu, est la lettre du sujet, de l’individu. C’est la première lettre du mot Ani ou Anokhi, “Je suis”. Elle raconte l’accès d’un homme à son statut de sujet.
En y ajoutant la lettre H’et ח, deuxième du mot, se forme alors le mot Ah’, qui veut dire frère, ou fraternité. La question de la responsabilité est bien sûr celle du rapport au frère. Souvenez-vous comment tout commence dans la Bible : un homme tue son frère et nie toute responsabilité dans l’acte irréparable qu’il vient de commettre. Il prononce alors cette célèbre phrase : “Suis-je gardien de mon frère ?” Si ce n’est pas moi, semble-t-il dire, alors “qui” ?
S’ajoute dans le mot “Responsabilité” une troisième lettre, Resh ר, et se forme alors le mot Ah’er qui veut dire l’autre, l’altérité.
La responsabilité engage mon rapport à mon frère mais aussi tout lien au monde qui m’entoure. Y a-t-il dans ce monde de la place pour un autre qui n’est pas moi ? De quelle manière la place que je ferai, ou pas à la différence, engage ma responsabilité ?
Et finalement, le mot “Responsablité” s’écrit en ajoutant une dernière lettre : un Youd י. Alef, H’et, Resh et Youd composent le mot Ah’aray, qui signifie “après moi”. La responsabilité est toujours ce qui engage une génération vis-à-vis de la suivante, ce qui viendra après elle. Et cette notion résonne sans doute avec un peu plus d’acuité encore, face à la crise environnementale que nous connaissons et qui amplifie face à nos yeux.
Comment engager notre responsabilité vis-à-vis de nos prochains, de nos lointains et des générations futures ?
Celui qui refuse de faire cela connaît toujours la tentation complotiste, et très rapidement s’y agrègent bien des haines dont l’antisémitisme, dans la mesure ou le Juif devient aux yeux de cet homme celui qui porte la responsabilité qu’il refuse d’endosser lui-même.
Vous connaissez parfaitement ce concept, il porte même un nom dans la culture populaire : on appelle cela le phénomène du “bouc émissaire”.
Et par une étrange coïncidence – mais en est-ce vraiment une ? – c’est LE texte que nos sages nous invitent à étudier à Yom Kippour.
Demain matin, réunis dans nos synagogues, au jour le plus sacré du calendrier juif, au moment où toute un peuple s’interroge sur sa responsabilité et l’étendue de ses fautes, il lui est demandé de lire précisément cet épisode : l’histoire du bouc émissaire.
À l’époque où se tenait à Jérusalem un Temple, au jour de Yom Kippour, le Grand-prêtre comme un grand Alef faisait venir à lui deux boucs, deux animaux en tout point semblables, comme deux frères jumeaux. Ah’…
Et voilà qu’il séparait l’un de l’autre. L’un devenait pour l’autre Ah’er.
D’un côté, celui consacré à l’Éternel. De l’autre, celui qui suivrait dans le désert un émissaire chargé de le mener derrière lui, Ah’arav, vers un lieu inconnu.
Ce bouc, chargé de toutes les fautes du peuple, ce “bouc émissaire” portait sur lui la responsabilité de ceux qui aspiraient à travers lui à s’en débarrasser.
Et 2000 ans plus tard, au jour de Yom Kippour, les Juifs racontent toujours cette histoire à l’heure de leur propre introspection. Et ce récit ancestral semble leur dire :
– Il t’arrivera, à toi aussi, d’être tenté de choisir un bouc, de t’imaginer que tu peux, sur sa tête et à travers lui, te dédouaner de toute responsabilité.
– En évoquant ce récit, tu te souviendras que le Temple fut détruit. Il n’y a plus ni sacrifice, ni bouc, ni Grand-prêtre, ni émissaire, ni transfert des fautes possible. Mais il y a encore et toujours la responsabilité humaine de tenter de vivre avec ce que nous avons fait ou ce qui nous est arrivé.
Yom Kippour est un “complot juif”, un complot juif contre le complotisme, une mise en scène puissante à laquelle nous assistons chaque année pour nous souvenir de ne pas nous défausser sur un autre de nos responsabilités.
Si vous y prêtez attention, vous percevrez que cette journée solennelle dans laquelle nous entrons aujourd’hui répond très exactement à tous les critères de l’humour juif. L’histoire que nous nous racontons, en jouant avec le langage, avec le retournement des clichés antisémites dont nous avons été victimes, avec une certaine autodérision, ce récit tente de nous apprendre à ne jamais vivre notre histoire comme une fatalité, et nous invite à redevenir acteurs de nos histoires et à nous relever de toutes les tragédies.
Figurez-vous qu’en grec, le mot tragédie possède une étrange étymologie. Il vient de la racine Tragoidia qui signifie le “chant du bouc”. Dans les tragédies et les cultes dionysiaques de la Grèce antique, un bouc était inévitablement sacrifié, et son chant résonnait sur scène.
Mais dans la plus grande représentation juive de l’année, à Yom Kippour, nous disons au contraire qu’aucun bouc ne chantera de sacrifice, que la tragédie n’aura pas lieu. Et que nous saurons rester debout, faire preuve de résilience et même parfois d’humour et d’autodérision.
« Milta debdih’outa »… Les rabbins aiment les mots d’humour parce qu’ils croient que le rire peut ouvrir les cœurs et les esprits. Ils sont capables, même à Kippour, jour de la plus grande des solennités, de se moquer d’eux-mêmes. Laissez-moi donc conclure par une petite histoire juive de Yom Kippour, où il est question à la fois de bouc et d’autodérision rabbinique.
C’est l’histoire d’un fermier juif qui, le soir de Kippour, débarque à la synagogue avec un de ses boucs.
Le rabbin, très en colère, se précipite vers lui et lui dit : « Mais enfin, comment oses-tu venir ici avec cet animal ? »
Le fermier répond alors : « C’est lui qui a insisté pour venir. Il étudie beaucoup et il connaît par cœur tout l’office du soir de fête. Écoute ! »
À cet instant, le bouc entame la prière du Kol Nidré et récite parfaitement toute la liturgie de Kippour.
Le rabbin est ébahi et dit au fermier : « Mais c’est un miracle. Ton bouc devrait faire l’école rabbinique ! ».
Et le fermier lui répond du tac au tac : « Je sais bien, je n’arrête pas de le lui répéter, mais figure-toi qu’il tient absolument à faire médecine ».
Certains trouveront peut-être que cette blague n’est pas assez sérieuse pour nous faire entrer solennellement dans le jour de Kippour mais c’est tout l’inverse. À l’heure où nous tremblons et prions pour que nous soit donnée une année de santé et de paix, à l’heure où nous espérons traverser le plus sereinement possible les épreuves qui pourraient surgir, l’humour juif est la plus puissante des prières. Une prière qui nous enseigne qu’il existe une façon de se relever, et de combattre les plus grandes bêtises humaines, les haines et les théories du complot, qui nous mènent vers les pires tragédies, en faisant le choix de la vie, de l’intelligence et du rire.
Shana Tova
* Merci à Eric Slabiak de me l’avoir rappelée.
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