T’INQUIÈTE PAS, T’ES COUVERT!

Drasha (sermon) du rabbin Delphine Horvilleur,
prononcée lors de l’office de Kol Nidré 5783 (Yom Kippour 2022).

© Toby Cohen

Vous ne serez sans doute pas étonnés si je vous dis que je suis attachée aux traditions.
Et qu’à mon sens, il faut respecter scrupuleusement celles qu’on nous a transmises ou celles que l’on a mises en place dans nos vies.

Parmi « mes » traditions sacrées, si vous venez ici chaque année au soir de Kippour, vous n’êtes pas sans le savoir : à l’office de Kol nidré, je m’efforce toujours de raconter une blague. Je sais, c’est absurde. 
Certains diront que la date solennelle du grand pardon n’est pas propice à l’humour ou à la dérision, tandis que nous faisons face à nos fautes, à notre finitude et à la peur d’un avenir incertain.
Et d’autres diront l’inverse… que la tradition juive nous a toujours invités à prendre une distance avec le tragique, à chercher parfois dans l’autodérision, ou même dans la h’outspa, le culot, une forme de religiosité.

J’ajouterais que les rabbins du Talmud, eux-mêmes, nous y encouragent et nous disent d’essayer de débuter tout Dvar Torah par ce qu’ils nomment en araméen mila debdih’outa… un mot d’humour, seul outil capable selon eux d’ouvrir pleinement les esprits.

Alors ce soir, fidèle à cette injonction ancestrale et à ma tradition personnelle, j’espère ouvrir nos esprits grâce à une blague qu’un ami m’a raconté récemment et que j’ai peur de ne jamais raconter aussi bien que lui :
C’est l’histoire de Moishé. 
Moishé vit quelquepart dans une ville d’Europe de l’Est, peu importe à quelle époque. Moishé est un homme comme les autres. Oui mais voilà : Moishé est laid. Très laid. Très très laid. Et son apparence physique le rend extrêmement malheureux. 

Alors, Moishé decide d’avoir recours à la chirurgie esthétique. Il économise pendant des mois et des années pour pouvoir enfin se payer une opération. Le jour J arrive et Moishé est opéré. Et miracle ! Son visage est totalement transformé.
Moishé sort enfin de l’hôpital, heureux à l’idée d’une nouvelle vie qui va pouvoir commencer.
Il traverse la rue, et vlan, il se fait renverser par un bus. Il meurt sur le coup.
Il se retrouve alors dans le olam haba, face au Saint-Béni-soit-Il, son créateur.
Il dit alors : « Mais enfin, Dieu, pourquoi m’as-Tu rappelé maintenant ? au moment même où ma nouvelle vie allait commencer ? »
Et Dieu se tourne vers lui et dit :
« Oh Moishé ? c’est toi ? Désolé, je ne t’avais pas reconnu ».

Cette histoire juive absurde est la pire blague de Kippour qui soit.
Pour quoi la pire ? parce qu’elle énonce exactement le contraire de tout, absolument tout ce que nous nous apprêtons à dire dans la liturgie de ce jour solennel.
Certes, nous allons dire que même sans chirurgie esthétique, il est donné à chacun d’entre nous dans sa repentance de transformer nos laideurs, de réparer l’irregardable dans nos vies pour retrouver un chemin d’espoir ; mais on va surtout dire encore et encore que Dieu nous voit, nous reconnaît en toute circonstance, et qu’il sait très exactement qui nous sommes, quel que soit notre masque, visage naturel ou retouché.

Dans la liturgie de Kippour, à l’inverse de cette histoire, il n’est pas envisageable que Dieu nous prenne pour un autre. Car les prières, les unes après les autres, vont le dire. 
L’Éternel est golé amoukot, révélateur de nos profondeurs
Et boh’en levavot, Il examine les cœurs
Et h’oker kelayot, Il scrute les reins.
Yodea kol hanistarot Il sait tout ce qui est caché.

Yom Kippour est la fête juive par excellence où tout est révélé, tout est exposé, tout est su, et tout est à découvert.
Quoi que…

Je vous invite à examiner un instant ce paradoxe :
Si vous demandez à quelqu’un, au hasard, quelqu’un qu’on appellerait peut-être avec un peu de mépris « un Juif de Kippour » , quel est selon lui « le » geste de la fête, il fera sans doute ceci… (placer un tallit au-dessus de sa tête). 

Pour beaucoup de gens et de nombreuses familles, Kippour c’est ça : se placer sous un tallit, ce qu’on fera tous demain soir.
Avouez que c’est bizarre, pour des gens qui croient que ce jour-là, tout est à découvert, de prendre pour symbole de la fête un moment ou précisément aucun d’entre nous ne sera à découvert. Un moment où il faudra surtout se couvrir.

Et comme si cela ne suffisait pas : Je vous invite à écouter le nom même de cette journée : Yom Kippour.
Énorme malentendu de la langue française, et de la culture populaire : nombreux sont ceux qui appellent ce jour le « jour du grand pardon », mais ce n’est absolument pas ce que le mot Kippour veut dire.
Petit cours d’hébreu pour ceux qui ignorent l’étymologie de nos mots hébraïques les plus communs.
Kippour vient d’une racine Lekh’aper, qui a donné en hébreu par exemple : Kappara… vous savez c’est le fait de placer sur sa tête un poulet ou un oiseau et de le faire tourner. Un geste traditionnel un peu superstitieux qui veut qu’on s’abrite sous quelqu’un d’autre au moment d’un jugement possible.

Kappara…c’est aussi comme ça que de nombreuses grands-mères juives appellent leurs petits enfants en leur pinçant la joue. Et en leur disant « tu es ma Kappara ! » – je ne sais pas si votre grand-mère faisait ça mais la mienne, oui.

Le mot kippour est aussi de la même racine qu’un autre mot biblique  Kapporet, qui signifie le couvercle du Tabernacle (parfois designé d’un terme très compliqué de « propitiatoire » dans nos livres). Il s’agit du toît qui ornait cette construction sacrée dans le désert, que nos ancêtres transportaient partout.

Et là, vous vous dites : mais quel rapport entre Yom Kippour, le pardon, un poulet, une grand-mère juive et le couvercle du Tabernacle ?

Et bien la réponse est simple. En hébreu, la racine du mot Kippour a précisément à voir avec le fait de ne pas être à découvert. Je m’explique : au moment du jugement de nos fautes, la superstition veut qu’on fasse tournoyer un poulet au-dessus de sa tête, une Kappara pour nous couvrir d’autre chose, et potentiellement être à l’abri, comme protégé, ou remplacé par un animal qui va un peu filtrer le jugement divin au-dessus de nous.

Quand votre grand-mère vous appelle kappara, sans le savoir, elle fait la même chose : elle joue un peu au poulet… Elle dit qu’en toute circonstance, elle aspire à vous couvrir. Pas juste de baisers humides, de gâteaux huileux et d’amour, mais aussi à faire barrage entre vous et tout ce qui pourrait s’abattre sur vous. Elle aspire à prendre sur elle vos fautes, vos égarements ou vos douleurs ou vos soucis.

Et évidemment, la kapporet de l’Arche renvoie à la même idée, celle du couvercle ,de l’écran, de la couverture, qui nous sépare du sacré.
Vous le comprenez maintenant, la fête de Kippour n’est pas la fête du grand pardon, mais la fête du grand couvercle, de la grande couverture.
Nous aspirons, sous nos poulets ou sous nos prières ou sous nos tallit à ne pas être totalement à découvert.

Non pas que l’on puisse se cacher de Dieu, ou qu’Il oublie de regarder sous la couverture. Non pas qu’Il puisse ne pas nous reconnaître, mais nous savons que face à Lui, nous sommes si vulnérables et fragiles que nous aspirons à nous abriter, à nous faire plus petits, moins exposés…

Nous aspirons à ce qu’il y ait, sans mauvais jeu de mot, un « recouvrement » de nos fautes. L’équivalent d’une assurance tout risque qu’on aurait contractée et qui nous dirait : « Ne t’inquiète pas ! Pour ce genre de dégâts, t’es couvert ! »

Certains trouveront cette idée naïve, puérile, un peu enfantine…
Et ils n’ont pas tort : aujourd’hui comme n’importe quel autre jour de l’année, nous sommes à découvert, et nous devons faire face à notre vulnérabilité avec humilité, sans pouvoir réellement nous cacher. Et il n’y a rien à faire : aucune de nos fautes ne sera éclipsée. Dans le repli de nos âmes, aucune discrétion ne sera possible.

J’aimerais dire un mot sur ce terme de « discrétion ».
Cette semaine, sur une grande radio nationale, j’ai entendu parler un chercheur et penseur extrêmement brillant, Lionel Naccache.
Lionel Naccache, grand spécialiste de la conscience, parlait ce matin-là de son nouveau livre, Apologie de la discrétion. Dans cet ouvrage, il ne parle pas de la discrétion au sens habituel du terme, au sens de timidité et de pudeur, mais au sens mathématique et scientifique du terme.

Alors, petit cours de science (je ne vois pas pourquoi les rabbins ne donneraient que des cours d’hébreu) :
En mathématiques et en physique, un système « discret » est le contraire d’un système continu. Chaque élément de ce système est distinct des autres et ne leur est pas relié ; il se distingue, et se sépare.

Lionel Naccache explique qu’il arrive que notre conscience nous donne l’illusion ou nous permette volontairement de créer une perception de continuité entre des éléments distincts d’un système.

Laissez-moi vous donner un exemple, à travers un jeu auquel nous avons tous joué, enfants : le fameux dessin ou il s’agit de relier des points numérotés pour voir apparaître une figure. Vous vous souvenez ? Chacun de ces points dispose d’une existence discrète. Mais notre stylo ou notre imagination nous permettent parfois de tracer les lignes pour transformer un système discret en système continu, de donner forme et donner sens à des points isolés. Notre conscience est capable de faire cela.

Et quel lien entre ce phénomène et Yom Kippour, la fête du recouvert ?
Et bien c’est simple : à Yom Kippour, nous aspirons à retrouver dans nos vies du lien, à tracer la ligne qui nous permet de donner sens à des événements discrets de nos vies, ceux qui nous ont construits ou détruits, ceux qui nous ont fait nous lever ou chuter.

C’est ce que nous faisons à titre collectif. Réunis dans nos synagogues et sous nos tallit en famille ou avec nos proches, nous ne cessons de réaffirmer notre interdépendance, les liens qui nous relient. Nous énonçons nos fautes et nos péchés de façon collective et plurielle. Les confessions de Kippour qui vont résonner dans nos synagogues s’énoncent toujours au pluriel. Nous avons fauté, nous avons trahi, nous nous sommes égarés. 

En clair, nous créons un continuum entre les actions des uns et des autres,nous engageons notre responsabilité à titre collectif et nous nous portons caution les uns des autres.
Et puis, plus difficile encore, nous tentons de créer en continuum au sein de nos expériences individuelles.

À Kippour, nous devons nous demander quel est le lien entre les différents temps de nos vies, les différents visages qui ont été les nôtres cette année. Et cette façon de relier les points dans notre existence est sans doute l’expérience le plus complexe qui soit. J’invite chacun d’entre vous, dans les 25 heures à venir, à vous demander de quelle manière les moments de votre année, les points éparpillés de vos existences, celui que vous avez été dans votre vie professionnelle, dans votre vie familiale, dans votre vie amoureuse, dans votre vie citoyenne, votre vie amicale, etc., de quelle manière, une fois relié les uns aux autres, ces différents éléments dessinent quelque chose qu’il vous est donné de regarder en face en ce jour solennel.

Le jour de Kippour nous place sous un couvercle, nous déployons sur nos têtes une fabrique, un plus grand que nous qui sert d’abord à percevoir les liens que le quotidien rend invisible dans nos vies profanes.

En hébreu, le lien se dit h’ibour (h’et-bet-resh), un mot qui en écrit un autre, h’aver, l’amitié, le compagnonnage, la solidarité…
Nos sages nous invitent à regarder ce mot de très près.
Si vous chamboulez l’ordre de son écriture, si vous avez la mauvaise idée d’inverser les lettres hébraïques qui le composent, vous obtenez alors h’et-resh-bet, le mot h’erev qui signifie l’épée, le combat.
L’hébreu, dans sa sagesse, l’écrit en trois lettres : la rupture du lien, la décomposition de ce qui nous lie à l’Autre, h’ever, crée toujours h’erev, les conditions de la guerre.

Et nous y voilà… et comment ne pas en parler cette année en ce Yom Kippour 5783. Comment ne pas penser aux combats qui se déroulent en ce moment même en Europe, en Ukraine où l’horreur a fait son retour.

Comment ne pas penser aussi à l’Iran où, en ce moment même, des femmes formidablement courageuses font tournoyer leurs voiles, et se coupent les cheveux pour dire qu’elles n’appartiennent à personne, ni aux tyrans de l’Iran, ni au diktat des mollahs, ni aux dogmes religieux. 
Elles se dévoilent au péril de leur vie, à l’heure où nous nous apprêtons à nous couvrir sous nos tallit. Et je voudrais tant qu’au moment où résonnera le shoffar demain soir, sous nos voiles, nous pensions à celles qui risquent leur vie pour avoir ôté le leur.

Je voudrais dire un dernier mot, sur d’autres guerres et d’autres épées tirées autour de nous. Il me semble que, plus que jamais dans nos sociétés, se mènent des guerres de tensions intergénérationnelles. Des conflits entre des générations de façon virulentes, des jeunes et des anciens qui font semblant de n’avoir plus rien à apprendre les uns des autres et qui s’affrontent sur des sujets aussi divers que la laïcité, le féminisme, l’engagement politique, le genre ou l’environnement.
La tradition juive met constamment en garde contre le danger des tensions intergénérationnelles. Elle nous dit qu’il est sain qu’une génération critique la précédente, qu’il est normal qu’une génération ne se reconnaisse plus nécessairement dans la suivante mais qu’il faut toujours nous efforcer de nous sentir liés, h’ever dans une communauté de destin, conscients de la dette qui est la nôtre à l’égard de ceux qui nous ont donné naissance, et conscients de la place à faire à ceux qui prolongeront notre route.

En ce Kippour 5783, comme à chacun de ceux qui l’ont précédé, nous nous apprêtons à nous tenir ensemble sous un tallit, non pas pour nous cacher du regard de Dieu, mais pour nous sentir reliés les uns aux autres, recouverts de la force de nos liens, moins discrets que continus. Prêt à nous tourner vers les uns et les autres et parfois vers nous-mêmes et à nous dire qu’il est possible de se « redécouvrir ».

Que cette année soit une année de h’ibour, une année de liens puissants, de retrouvailles avec nos proches et nous-mêmes, une année où il y aura toujours de la place pour l’humour et l’autodérision, et la possibilité de voir chez l’autre et chez nous même de la beauté, cachée en chacun d’entre nous, et révélée sans aucune chirurgie.