En mai 2004, un groupe d’hommes ultraorthodoxes a allumé des bûchers à ciel ouvert dans les rues de Brooklyn pour y jeter des perruques de femmes. À l’origine de cet autodafé, une opinion du rabbin israélien Yosef Shalom Elyashiv, 94 ans à l’époque, selon lequel une partie des cheveux indiens utilisés pour fabriquer des perruques étaient achetés dans des temples hindous où les pèlerins se rendaient pour se faire raser les cheveux et les offrir en sacrifice à une divinité hindoue. Les cheveux en question pouvaient être le produit d’un acte d’idolâtrie. Il déclara que les cheveux indiens n’étaient pas kasher et qu’il fallait brûler les perruques.
Cette décision a eu des effets inattendus sur l’économie de la perruque juive orthodoxe. Car cet objet à la fois religieux et cosmétique est au cœur d’une constellation internationale de fournisseurs, designers, fabricants, vendeurs et acheteurs dont les profits se chiffrent à des millions de dollars annuels.
Depuis que des rabbins orthodoxes ont permis aux perruques d’être plus belles, plus confortables et mettant davantage en valeur la femme qui la porte, les salons de perruques se sont multipliés à New York, Londres, Melbourne ou B’nei Brak. Les futures mariées y choisissent leur premier shaitel, d’autres clientes cherchent l’inspiration pour un nouveau look en changeant de coupe, en se faisant faire des mèches ou en devenant blonde. Un monde de possibles qui n’est pas bon marché : les perruques en cheveux naturels, c’est-à-dire humains, coûtent au moins deux mille dollars. Le fin du fin ? Les cheveux indiens.
L’un des plus importants fournisseurs de cheveux indiens pour l’industrie de la perruque est le Temple de Venkatesvara, près de la ville de Tirupati, dans le sud du pays.
Ce temple gagne chaque année plus de six millions de dollars de la vente des cheveux. C’est que de nombreux pèlerins hindous s’y rendent pour honorer la divinité. À l’arrivée, ils se font raser les cheveux, avant d’aller dans le sanctuaire adorer l’image de Venkatesvara.
C’est justement là que se situent l’incompréhension et la mauvaise interprétation du rite hindou par les rabbins ultraorthodoxes. Comme l’expliquent Benjamin Fleming et Annette Yoshiko Reed dans un article passionnant intitulé « Hindu Hair and Jewish Halacha » (2011), les pèlerins n’offrent pas leurs cheveux à la divinité en sacrifice ou en don. Il s’agit plutôt d’un « mokku », un vœu préparatoire qui se déroule dans un bâtiment dédié, où des coiffeurs sont assis par terre. Une fois rasés, les pèlerins accomplissent d’autres ablutions et rituels de purification avant de pouvoir accéder au sanctuaire et d’y vivre un moment d’élévation spirituelle. Le sort réservé à leurs cheveux ne leur importe guère, bien au contraire : ils doivent en être débarrassés au même titre que d’autres impuretés. Les amas de cheveux sont ramassés et emportés dans un entrepôt éloigné où ils sont mis dans de grands sacs en jute et expédiés vers des usines qui les traiteront pour être ensuite transformés en perruques haut de gamme. Les cheveux ne sont donc pas une offrande, ils ne peuvent pas être considérés comme une participation à un rite d’idolâtrie. De plus, l’hindouisme est une religion parfaitement étrangère aux rabbins orthodoxes, qui ont le christianisme et l’islam comme références de religions « autres ». C’est ainsi que la déclaration du rabbin Elyashiv reflète une ignorance complète des rituels et des convictions hindoues : un rituel préparatoire de purification n’a rien à voir avec une offrande (puja) ou avec l’adoration d’une image divine (darshana).
Il faut donc regarder du côté de la communauté juive ultraorthodoxe pour comprendre qu’il s’agit encore d’une question de pouvoirs, d’identité, de relations entre hommes et femmes. Pour combattre la prolifération de perruques à la dernière mode, de très belle facture et coûtant les yeux de la tête, les rabbins ont accusé « l’autre », le fournisseur, d’idolâtrie. Une accusation qui s’évanouit dès qu’on fait un peu de recherches. Pourtant, plus de quinze ans après les autodafés publics, certains rabbins haredim continuent d’exiger l’interdiction des perruques en cheveux naturels au profit du 100 % synthétique. Ils affirment qu’on ne peut s’assurer complètement de l’origine des cheveux humains. On se situerait donc dans la même catégorie que la « traçabilité » de la viande et la « recherche en provenance » des tableaux spoliés.
À l’autre extrémité de la chaîne, il y a les vendeuses et les coiffeuses de perruques destinées à des femmes orthodoxes. Elles qui ont fait du cheveu naturel un puissant argument de vente, comme elles l’expriment dans des forums ou des vidéos en ligne : « Une chevelure tellement douce! Tu es magnifique! » Il faut justifier le prix à plusieurs milliers de dollars.
Une fois de plus, dans ce débat, les hommes de pouvoir prennent des décisions qui affectent des femmes avec une faible marge de manœuvre. Pour certaines féministes orthodoxes, la décision de Jérusalem veut éviter que les femmes ne soient trop belles. Il faut réviser les règles de modestie, en interdisant les cheveux naturels, ainsi que les perruques trop longues, le vernis à ongles et les jupes en jeans. Autant d’injonctions pour garder le contrôle sur les femmes. Pour nombre de conseillères et coiffeuses de perruques, un bel accessoire est au contraire une incitation à vivre avec joie la mitsva de se couvrir les cheveux après le mariage. Cet acte de passage important acquiert une dimension spirituelle supplémentaire lorsqu’il se marie à des considérations esthétiques. Quoi qu’il en soit, la discussion entre femmes ne tarit pas. Certains sites, comme tznius.tips, ont décidé de censurer le sujet « pour accélérer la venue du Messie de nos jours ». D’autres, au contraire, proposent des hit-parades des salons de perruques (shaytell.com), ou des conseils pour vendre ou acheter des perruques d’occasion (imamother.com).
Des alternatives aux perruques indiennes se dessinent. Il y a d’abord le retour aux perruques synthétiques, qui mettent tout le monde d’accord, y compris le porte-monnaie. Pour l’esthétique, on repassera, et tant pis pour la mode étalée dans les pages du magazine Vogue. Et puis il y a les autres filières, la russe et la chinoise, qui « assurent » la traçabilité des cheveux naturels, « européens », ou « pas indiens » – en d’autres termes, kasher.
Il suffit de contacter Cindy, Alice ou Wendy à Shangzou par Whatsapp, dire la couleur et le style que l’on souhaite, envoyer 400 dollars via Paypal et recevoir sa perruque via Fedex. La boucle de la globalisation est bouclée.