Dans les années trente, de jeunes Juifs d’Europe de l’Est ont participé à un concours organisé par le YIVO (l’Institut pour la recherche juive de Vilnius) en écrivant leur histoire comme on confie ses pensées à un journal. Sur plusieurs pages, ils ont esquissé leur réalité, leur vie familiale, leurs rencontres, leurs doutes, leurs illusions, leurs fiertés… Le roman graphique Vivre de Ken Krimstein [lire notre recension ci-dessous] met en images les autobiographies de six de ces adolescents (2024). Et, depuis 2023, la Fondation Rothschild Hanadiv Europe reproduit l’expérience avec Kaleidoscope et propose à des Juifs de 17 à 24 ans d’écrire leur vie pour en faire une archive qui sera un jour déposée à la Bibliothèque nationale d’Israël, un document au service des générations futures. Comment est née cette initiative? Comment s’adapte-t-elle aux jeunesses européennes de 2024? Interview de Daniela Greiber, responsable du projet Kaleidoscope.
Comment l’idée d’archiver la parole de jeunes Juifs vivant en Europe vous est-elle venue?
Au sein de la Fondation Rothschild Hanadiv Europe, le travail autour des archives est central: chaque année, nous accompagnons financièrement des projets dont la vocation est de conserver des documents d’archives, de préserver la vie juive qui n’est plus. Et, il y a quelques années, nous nous sommes demandés comment le matériau “archive” pourrait inspirer et connecter de jeunes Juifs européens, de jeunes adultes animés par une conscience juive. Comment les décrire autrement qu’à travers la lutte contre l’antisémitisme ou la transmission de l’histoire de la Shoah? Comment se manifeste “positivement” leur identité juive dans leur quotidien?
Il y a une dizaine d’années, j’ai découvert l’initiative du YIVO qui avait organisé un concours d’écriture d’autobiographies dans les années trente en Europe de l’Est. À l’époque, je n’avais pas pu lire ces histoires sauvées miraculeusement du nazisme et de l’ère soviétique parce qu’elles avaient été rédigées en yiddish ou en polonais et qu’elles n’étaient pas encore traduites. En 2020, je suivais le travail de l’auteur américain Ken Krimstein (j’avais lu son précédent roman graphique portant sur les destins d’Hannah Arendt, Les Trois Vies de Hannah Arendt) et, grâce à ses recherches, j’ai pu accéder à certaines des autobiographies écrites par ces jeunes. Même si ces histoires ont été écrites il y a presque une centaine d’années, les situations relatées sont toujours aussi contemporaines, toujours aussi percutantes, presque sans âge. Elles évoquent la vie quotidienne au shtetl comme dans de grandes villes, le départ pour l’université, l’intention du déracinement, de l’exil. C’est en lisant ces textes, ces histoires, qu’est née l’initiative Kaleidoscope.
Comment adapter ce concours d’écriture d’autobiographie aux usages de 2024?
J’ai souhaité rester fidèle au projet originel en recueillant des histoires de jeunes Juifs d’aujourd’hui qui retranscrivent ce qu’ils vivent, comment ils le vivent, sans mise en scène, sans filtre. Je ne cherche pas à produire une étude sur la jeunesse juive dans les années 2020, sinon j’aurais sollicité une équipe d’anthropologues. Ici, il est question de donner la parole à une diversité de jeunes adultes, de faire entendre leurs mots, leur langage. C’est aussi un moment de leur vie particulier, une étape charnière: ils sortent de l’adolescence pour devenir adulte, s’affirmer, affiner leur personnalité.
À l’inverse des jeunes des années trente qui écrivaient une trentaine de pages (l’écrit étant leur seul mode d’expression et ils ne craignaient pas l’exposition voire le harcèlement sur les réseaux sociaux), les jeunes de 2024 sont invités à écrire entre une à cinq pages et s’ils le souhaitent, de façon anonyme (dans les années trente, tous les textes étaient supposés anonymes mais certains auteurs ne respectaient pas cette règle). Nous avons privilégié l’expression écrite mais nous leur donnons aussi la possibilité de s’exprimer en s’enregistrant (pour le moment, cette option n’a pas été explorée) et d’ajouter des images, s’ils le souhaitent.
Contrairement au YIVO, nous ne récompenserons pas le meilleur texte – je ne pense pas qu’un texte soit meilleur qu’un autre, chaque histoire mérite que l’on s’y intéresse – mais la participation: un texte sera donc tiré au sort, l’auteur recevra alors la somme 500 €.
Quel est le profil des jeunes qui acceptent de partager leur histoire, d’en faire une future archive?
Aujourd’hui, il y a 100 000 Juifs âgés de 17 à 24 ans en Europe dont la majorité se trouvent en France, en Angleterre et en Allemagne. Nous pensions donc que la plupart de nos témoignages afflueraient de ces pays. Mais, c’est plus éclectique que prévu, nous avons recueilli, pour le moment, plusieurs dizaines de récits dont certains viennent de Suède, de République Tchèque ou encore de Turquie.
Ils se confient sur une diversité de situations: la judéité dans leur famille, un voyage en Israël, le mouvement de jeunesse auquel ils appartiennent, leurs premiers pas hors du monde juif, à l’université, au bureau, leur sentiment depuis le 7 octobre: comment envisagent-ils leur rapport à la judéité depuis plusieurs mois? Ils sont nombreux à avoir perdu pied après les massacres en Israël, à avoir le sentiment que l’on s’attaquait à leur famille, à leur chair.
“C’est étrange mais j’ai peur des nazis comme Madame Rosa dans La vie devant soi de Romain Gary. Romain Gary, c’est pas son vrai nom non plus.” Tali, 19 ans, Française
Comme les jeunes des années trente, leur identité juive influence leurs décisions, leur déracinement: certaines personnes envisagent de quitter leur pays d’origine pour s’épanouir ailleurs en tant que Juifs. En les lisant, on a le sentiment qu’ils sont conscients que leur récit s’inscrit dans quelque chose de plus grand qu’eux, quelque chose qui leur survivra, écrire dans ces conditions c’est un peu “l’ultimate selfie”.
“À chaque rentrée, c’était le même refrain, mes parents me demandaient s’il y avait d’autres Juifs dans la classe. Étant incapable de répondre, je leur listais les prénoms et noms de famille de mes camarades et nous faisions nos pronostics. C’est à l’arrivée de Yom Kippour que nous pouvions ou non confirmer nos suppositions.” Sarah, 25 ans, Française
Quel serait le rôle de ces futures archives?
À partir de 2025, ces récits seront déposés à la Bibliothèque nationale d’Israël (il est possible d’envoyer son texte jusqu’à décembre 2024) avec le consentement de leurs auteurs. Ces autobiographies servent déjà à documenter la vie contemporaine juive, à photographier l’époque. Dans les années à venir, elles serviront à comprendre comment une certaine jeunesse juive pensait en 2024, quelles étaient ses préoccupations, ses occupations… Comme les autobiographies réalisées dans les années trente qui ont donné lieu à un roman graphique, qui sait ce qu’il adviendra de ces archives, ce qu’elles pourraient engendrer?
J’espère que d’ici fin décembre de nouveaux textes nous parviendront et j’invite toutes les personnes qui n’osent pas nous envoyer leurs textes à nous les transmettre, ce qui compte c’est l’histoire telle qu’elle vient, sans artifices.
Propos recueillis par Léa Taieb
Comment vivent les jeunes Juifs du Yiddishland dans les années trente? Quelles sont leurs pensées les plus inavouées? Quelles questions les obsèdent? Comment se préparent-ils à l’avenir? Pour répondre à ces questions qui nous taraudent (encore aujourd’hui!), le YIVO (l’Institut pour la recherche juive de Vilnius) du siècle dernier a proposé à des Juifs entre 16 et 21 ans d’écrire leur autobiographie. Mais, pas n’importe comment. Avec panache. Les organisateurs voulaient avoir accès à ce qui se loge au fond de soi, à l’intime, glorieux comme crasseux. Pour ce faire, ils ont exigé l’anonymat des auteurs. Et on gagne quoi en échange de sa confession? L’auteur de la meilleure histoire remportera la somme de 150 zlotys (environ 1000 dollars aujourd’hui). Le prix sera annoncé le 1er septembre 1939. Mais, ce jour-là, l’Allemagne a envahi la Pologne. Nouvel ordre du jour: survivre (donc, remise de prix annulée).
Plus de 80 ans plus tard, que reste-t-il de ces centaines d’autobiographies? Vivre, un roman graphique “orange-noir-blanc” qui redonne vie aux auteurs de six de ces textes.
La “huitième fille”, une jeune fille de 19 ans, relate sa découverte de la littérature, la littérature comme refuge, comme moyen d’émancipation, comme révolution intellectuelle. Elle nous partage aussi l’épreuve de la mort, celle de son père. Comment la tradition juive prend-elle en charge “la disparition” d’un proche? “Pourquoi est-ce que mes sœurs, ma mère, ma grand-mère et moi étions mises à l’écart sur le balcon? Parce que les commandements disent que le devoir de prière revient aux hommes. Et les femmes, alors?”
Il y a aussi le jeune homme de 20 ans surnommé “L’épistolier” qui décrit comment s’est forgé son esprit critique: lorsque son père lui demandait sérieusement ce qu’il pensait de l’actualité, en lisant consciencieusement et quotidiennement le journal. Un jour, le jeune homme n’est plus autorisé à poursuivre ses études parce qu’il est juif. Que faire? Comment sortir de l’isolement? Comment vivre en tant que Juif libre?“Je vais écrire des lettres.” D’abord, il demande de l’aide à Meir Dizengoff, le maire de Tel Aviv. Puis, il s’adresse à Roosevelt, le président des États-Unis. Et, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, il reçoit une réponse du consulat américain qui l’invite à faire toute une série de démarches pour obtenir le droit de se rendre à New York… Péripéties et espoirs s’ensuivent.
Que sont-ils devenus? Ken Krimstein ne nous le dit pas. Pas tout à fait. Dans les dernières pages du livre, on apprend que l’une des participantes, “la rebelle” selon l’auteur, parce qu’âgée de 11 ans et demi (alors que le concours s’adressait aux jeunes de 16 ans et plus) et parce qu’ayant révélé son identité (alors que l’anonymat était requis) avait survécu. Son nom était Beba Epstein. L’auteur a même rencontré son fils.
On tient entre nos mains des feuilles rescapées. Ce livre enserre des récits oubliés, enterrés dans le ghetto de Vilno, retrouvés par les survivants après la guerre, dissimulés dans l’orgue d’une cathédrale hors d’usage sous Staline, mis à jour une troisième fois en 2017 lors d’un nettoyage d’automne. Miracle? Miracle.
Léa Taieb