Les enfants adorent se cacher derrière les rideaux pour jouer aux fantômes. Ils jouent et rejouent à l’infini, et en accéléré, la comédie de l’escamotage et des retrouvailles presque simultanés. Mais derrière ce doux jeu de voile se cache une question douloureuse : celle de l’absence et du manque. Où se cachent ceux qui ont disparu ? Habitent-ils encore notre espace et nos vies ?
D’où vient la représentation traditionnelle du fantôme recouvert d’un linge blanc et flottant dans les airs ? Tout simplement de l’habit mortuaire traditionnel, ce linceul dans lequel les juifs continuent d’enterrer leurs morts et que le judaïsme d’Alsace-Lorraine nomme sargueness.
Selon la tradition juive, l’habit mortuaire doit être scellé par une couture qui enveloppe le disparu. Le fantôme apparaît a contrario comme celui dont le vêtement est lâche, ou mal cousu. Les extrémités de son habit flottent et, privé de fermeture, le voilà qui hante notre monde.
Les fantômes de la Shoah habitent encore l’univers de bien des êtres. Ils font d’eux ce qu’Ivan Jablonka appelle des « enfants-Shoah », des individus hantés ou traversés par les crimes de la Shoah et « dont la personnalité ne se comprend pas sans eux ». Aux « enfants-Shoah » se posent, encore et encore, les questions lancinantes : Comment faire le deuil de disparus sans linceuls ni sépultures ? Comment recoudre ce qui a été si violemment arraché ? Comment vivre avec des fantômes et comment les laisser partir ? Ethel Buisson explore ces questions, une à une, dans ce numéro de Tenou’a. Soixante-dix ans après les faits, aux dates précises des événements tragiques du passé, elle s’est mise en route vers un fantôme de son histoire, Srul Ruger, le grand-père qu’elle n’a pas connu. Lieu par lieu, date après date, elle est revenue sur ses pas pour tenter de comprendre et de renouer. Et ce chemin qui l’a menée de la Pologne natale de son grand-père, jusqu’à Paris, Drancy et Auschwitz, est bel et bien un ouvrage de couture. Son travail d’écriture et de photographie tisse un lien avec son histoire, entre les présents et les absents.
Enfants de la deuxième ou troisième génération après la Shoah, nombreux sont ceux qui, comme Ethel, se mettent en route vers leurs parents et leurs grands-parents pour recoudre les sargueness ou les liens d’une histoire familiale bien vivante. Au fil des pages de ce numéro de Tenou’a, les voix d’historiens, d’écrivains, de survivants… accompagnent à leur manière ce voyage d’Ethel Buisson vers son Papy Srul.
Ethel Buisson s’est mise en chemin vers son grand-père qu’elle n’a jamais rencontré. De lieux en lieux, de questions en questions, ce chemin a rempli les pages d’un carnet de voyage.
Dans ce numéro de Tenou’a, des historiens, des auteurs, des penseurs croisent ses chemins.