Au commencement, la fraternité est impossible. C’est en tout cas ainsi que Bereshit – la Genèse débute, dans le récit de la violence faite au frère. A peine parait la fratrie que naît le fratricide : Cain tue Abel. Et l’ombre du meurtre originel hante le reste du livre : Jacob et Esau combattent in utero et rivalisent dès l’enfance, Joseph est jeté dans un trou puis vendu par ses frères.
Au commencement, mon frère n’est que mon ennemi, mon assassin ou ma victime. Et l’histoire biblique des origines répète en boucle ce scénario conflictuel de jalousie et de haine. Parmi tous les frères-ennemis qui hantent le texte, un duo semble avoir quitté les pages de la Genèse pour habiter celles de l’actualité. C’est en tout cas ainsi que le conflit judéo-arabe est souvent raconté, comme s’il rejouait une scène ancestrale, comme s’il avait migré des textes sacrés vers nos écrans de télé. Ainsi, la relation judéo-musulmane est bien souvent racontée par le prisme des deux fils d’Abraham, Isaac et Ismaël, incapables de se réconcilier.
Les traditions juives et musulmanes font bien de ces deux-là leurs ancêtres, comme des figures-archétype de leurs identités respectives. Dans la Thora, les deux fils d’Abraham, séparés dès l’enfance au nom d’un héritage sans partage, racontent une famille qu’on qualifierait sans doute aujourd’hui de « dysfonctionnelle ». S’identifier à eux nous condamne-t-il dès lors à un dysfonctionnement perpétuel, nous en- ferme-t-il dans des rancœurs indépassables ? Se penser comme les enfants d’Abraham peut-il nous permettre de nous réconcilier ou au contraire, nous ramène-t-il pour toujours dans le récit des origines ?
Dans la Genèse, Isaac et Ismaël ne se retrouvent jamais à l’exception du jour où ensemble ils enterrent leur père. Côte à côte, les voilà qui se retrouvent devant une sépulture, celle de leur père qu’ils sont venus inhumer ensemble. Alors qu’au Proche-Orient, s’exacerbent les violences et qu’en France, le « repli communautaire » alimente les antagonismes, ce numéro de Tenoua nous semblait urgent et nécessaire. Si Isaac et Ismaël n’ont pu se retrouver qu’au bord d’une tombe, leur histoire peut-elle nous aider aujourd’hui à nous reparler ? Dans le contexte de si difficiles rencontres judéo-arabes, nous avons choisi de faire dialoguer des voix juives et musulmanes qui dans ce numéro se croisent, lisent et relisent ensemble les textes de la Bible et du Coran, interrogent leur Histoire et les réécritures dont celle-ci fait l’objet, questionnent la façon dont l’autre est perçu dans leurs cultures.
Abraham avait deux fils. Que peuvent-ils en- core se dire ? Le poète israélien Yehouda Amihai n’a cessé dans son œuvre de chercher dans les textes religieux d’éventuelles voies/voix de réconciliation. Dans son recueil ‘Ouvert, Fermé, Ouvert’, il convoque la famille d’Abraham pour y inventer un autre fils, un frère qui aurait pu être le nôtre.
« Abraham avait trois fils et non deux : «Dieu entendra – Isma-El », « Il rira –Isaac », et «Yivke – Il pleurera ». Le plus jeune de ses fils est celui dont personne n’a entendu parler. Il est celui qu’Abraham aimait le plus, celui qui fut sacrifié sur le Mont Moria. Ismael fut sauvé par sa mère Hagar, Isaac fut sauvé par un ange, mais personne n’a sauvé Yivke. Il n’était qu’un petit enfant et son père l’appelait tendrement “Yivke, Yivkele”, mais il l’a quand même sacrifié. La Thora parle d’un bélier, mais en vérité c’était Yivke…Ismaël n’a plus jamais rien entendu de Dieu, et Isaac n’a plus jamais ri (…) Abraham avait trois fils : il entendra, il rira et il pleurera. Dieu entendra, Dieu rira, Dieu pleurera »