Édito : Rire divin

L’édito du rabbin Delphine Horvilleur

Depuis le 7 janvier 2015, la question hante les débats : de quoi peut-on rire ? En cherchant à définir les frontières de l’humour tolérable, c’est comme si chacun reconnaissait intuitivement qu’il existe un rire salutaire et un autre néfaste, un mot d’esprit qui catalyse la pensée et un mauvais esprit qui nourrit la bêtise. 
Les événements récents suggèrent que le Dieu du monothéisme n’a pas beaucoup d’humour. Pourtant, la tradition juive fait de l’art de raconter les blagues presque un sacerdoce, quasiment une religion. Puisque l’Homme est à l’image de Dieu, le Créateur ne devrait pas manquer d’humour. Il suffit pour s’en convaincre de chercher dans les textes l’écho d’un rire divin, celui qui résonne à travers de très bonnes blagues bibliques. 

Prenez par exemple ce moment où Dieu annoncé à Abraham et Sarah, âgés respectivement et 99 et 89 ans, qu’ils vont avoir un bébé, sans recours à la PMA. Pour amplifier l’effet comique, le « jeune papa » apprend ensuite que son enfant chéri et miraculeux va devoir être sacrifié en haut d’une montagne. Et parce que le divin ne ménage pas les effets de surprise, Il va attendre le tout dernier moment pour intervenir et dire : « Mais non… Je plaisante ! » Plus tard, Dieu choisit, pour parler en Son nom, Moïse, un homme qui bégaye… puis Il fait tourner les Hébreux dans le désert pendant quarante ans alors que leur destination n’est qu’à quelques kilomètres de là.

Fidèles à cet humour, les commentateurs traditionnels introduisent systématiquement dans leur lecture un décalage. Ils s’éloignent du sens littéral pour, bien souvent, faire dire au texte ce qu’il ne dit pas du tout.
« Il est écrit « œil pour œil, dent pour dent ». Qu’importe ! disent les rabbins. On n’a qu’à dire que tout dommage devra être compensé financièrement ».
Telle est la distance interprétative, un exercice où la question n’est plus tant : « Que dit le texte ? », mais que « Que peut-il dire ? » ou « Que va-t-il dire ? » pour les générations futures. 

UNE VIOLENCE SALUTAIRE CONTRE LE SENS LITTÉRAL 

En cela, l’interprétation est exactement de la même nature que le jeu de mot qui en est son fidèle compagnon. Il s’agit toujours de lire ou entendre au-delà de que ce que vous croyiez avoir lu en entendu, d’opérer un glissement qui constitue toujours un « abus de langage » ou plus exactement une violence salutaire contre le sens littéral. Cette violence est précisément celle des plus grands héros de nos textes. Prenez les plus célèbres d’entre eux : Abraham et Moïse. Abraham est un homme qui, un beau jour et à coup de marteau, « dégomme » les idoles de ses pères, c’est-à-dire les dieux de ses origines. Quand à Moïse, à peine lui confie-t-on les précieuses tables de la Loi, qu’il trouve bon de les fracasser au sol pour les réduire en miette. 

Nos religions se sont choisies des héros qui s’attaquent aux croyances pétrifiées, à toutes les idées qui, dans leurs mondes, se figent et empêchent le renouveau de la pensée. Faire bouger les lignes, questionner les certitudes, et faire penser l’autre par-delà ses pétrifications mentales, telle est la clé de libération des consciences que l’humour peut offrir. Ce rire-là pourrait bien nous sauver.

  • Brigitte Sion

Rire aux extrêmes

Goulag, Auschwitz: Comment peut-on rire au coeur de l’horreur?

« Mieux vaut de ris que de larmes écrire, pour ce que rire est le propre de l’homme », écrivait François Rabelais. Si les textes fondateurs du judaïsme ne sont pas exactement des recueils humoristiques, le rire a été utilisé par les Juifs, au cours d’épisodes dramatiques de leur histoire, comme un outil de survie et de lutte contre l’adversité, un rire qui rassure, soulage ou protège.

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