Le philosophe Isaiah Berlin affirmait avec humour que le peuple juif avait « trop d’histoire et pas assez de géographie ». Et si, pour penser la géographie du judaïsme, un petit détour par l’hébreu moderne s’imposait ?
Dans cette langue, les pays portent presque toujours le nom vaguement hébraïsé de leur appellation internationale : l’Angleterre s’y nomme Anglia et l’Italie Italia. Seules quelques nations échappent à la règle et, parmi elles, la nôtre.
La France, en hébreu, n’est jamais nommée Francia mais toujours Tsarfat צרפת .Et ce mot apparaît pour la première fois… dans la Bible! Huit siècles avant notre ère, le prophète Ovadia affirme que les exilés d’Israël s’étendaient « depuis Canaan jusqu’à Tsarfat » (Ovadia 20 :1). Mais à quel lieu faisait-il référence ? S’agissait-il, comme le pensent certains commentateurs, de la ville libanaise de Sarepta, voisine de Sidon ? Non, répond Rachi, célébrissime rabbin champenois du Moyen-Âge : ce territoire n’est autre que le lieu de sa propre résidence, c’est-à-dire la France médiévale.
Et voilà comment, un millénaire plus tard, la Tsarfat biblique reste estampillée du cocorico national. Rachi fait de cette terre d’exil biblique, hors de Canaan, le territoire de son exil personnel, comme si Tsarfat ne désignait pas tant un lieu précis que toute installation juive hors de la terre promise, le lieu d’une rencontre avec l’étrangeté.
D’ailleurs, l’étymologie du mot raconte un peu la même histoire : la racine hébraïque de Tsarfat désigne « le creuset de l’orfèvre ». Nous habitons donc, littéralement, le lieu où des métaux purs s’unissent pour créer un alliage plus solide. Nous vivons là où la force du mélange crée une fusion que les Américains nomment melting-pot.
C’est de cette terre de Tsarfat, territoire d’exil ou creuset d’alliage, que je vous écris, près de trois millénaires après Ovadia et mille ans après Rachi, en un temps où bien des Juifs en France questionnent et interrogent leur rapport à la nation. Dans ce numéro de Tenou’a, ils sont nombreux à lui écrire, comme on rédige une lettre d’amour ou de doléances, pour se souvenir, reconstruire ou rêver le lien à leur Tsarfat, un peu comme on consoliderait un travail d’orfèvre.