Helena Rubinstein au mahJ

Tenou’a a rencontré la commissaire de cette exposition, Michèle Fitoussi, également auteure d’Helena Rubinstein: La femme qui inventa la beauté, paru chez Grasset en 2010.

Helena Rubinstein dans son appartement new-yorkais, 1954 – Collection Lilith Fass, Paris ; DR

Du 20 mars au 25 août 2019, le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme présente l’exposition Helena Rubinstein. L’aventure de la beauté.

Helena Rubinstein (1870-1965), se découvre ici à travers plus de trois cents documents, objets, vêtements, photos, gravures, ouvrages, peintures, sculptures, tapisseries, provenant notamment de son incroyable collection personnelle.


Tenou’a a rencontré la commissaire de cette exposition, Michèle Fitoussi, également auteure d’Helena Rubinstein: La femme qui inventa la beauté, paru chez Grasset en 2010.

Pour tout renseignement sur l’exposition: www.mahj.org

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Entretien avec Michèle Fitoussi, commissaire de l’exposition

Candido Portinari, Portrait d’Helena Rubinstein, Huile sur toile, 1939
Musée d’art de Tel-Aviv, don d’Helena Rubinstein
© ADAGP, Paris, 2019

Vous avez écrit un livre sur Helena Rubinstein, aujourd’hui vous êtes commissaire de cette exposition au Mahj. Pourquoi cette femme vous intéresse-t-elle ?
J’ai découvert Helena Rubinstein lorsque j’étais journaliste à Elle et que la marque m’a proposé d’écrire un livret publicitaire sur elle. Dès que je me suis approchée du personnage, elle m’a fascinée, notamment en raison de son parcours, celui d’un affranchissement féminin qui va aider les femmes à se libérer des codes culturels et à se révéler. J’ai alors eu envie d’écrire sa biographie.

Helena Rubinstein a une volonté d’indépendance farouche, pour elle et peut-être au-delà, pour les femmes. Fait- elle œuvre de féminisme ?
Ce n’est pas une féministe au sens militant et pourtant, chaque fois qu’elle arrive quelque part, elle agit dans le sens de l’émancipation des femmes. Au début du siècle, dans les pays anglo-saxons, les femmes ne se maquillent pas, seules les prostituées et les comédiennes le font. Helena Rubinstein invente le maquillage pour toutes les femmes alors que le mouvement d’émancipation et pour le droit de vote des femmes est en plein essor. Elle invite les femmes à s’approprier la beauté, non pas seulement pour la séduction, mais comme une « beauté de combat », une beauté d’affirmation, pour devenir les égales des hommes. Pour elle, beauty is power, « la beauté est un pouvoir ». Elle pousse également les femmes à travailler et crée la première école d’esthéticiennes – un métier de femmes. À la fin de sa vie, d’ailleurs, elle créera une fondation pour l’éducation des femmes en expliquant que sa fortune venait d’elles.

Elle arrive en Australie à l’âge de 25 ans après avoir refusé de se marier, en quoi est-ce un tournant de sa vie ?
Elle a refusé de se marier, elle s’est affirmée et arrive dans un milieu de fermiers, de pionniers, de femmes au visage buriné. Elle a la houtspa, l’insolence juive, du bagout, un sens indéniable du commerce et aime « romancer sa vie ». Elle change de nom, se rajeunit sur le papier, propose sa crème de beauté aux fermières, s’invente des lignées prestigieuses, fait croire que ses crèmes sont le fruit de travaux d’éminents scientifiques européens et attire ainsi une clientèle nombreuse et fidèle: avec sa peau blanche et douce, elle vend du rêve.
C’est vraiment là, en Australie, que va se révéler la femme d’affaires, la communicante, la créatrice de produits de soins celle qui fera fortune plus tard en créant un empire de la beauté. Elle doit sa réussite avant tout à son intelligence, et à la chance qui lui survient et qu’elle sait provoquer. Helena Rubinstein était une grande visionnaire, capable d’être en avance sur son temps mais aussi de s’adapter aux modes et aux milieux, d’apprendre vite, de capter l’air du temps et de s’approprier des codes pour intégrer la bonne société. Elle crée une culture du beau en débutant par l’aristocratie avant de démocratiser cette idée, en vendant du rêve et en décorant ses salons d’œuvres d’art.

Quai de Béthune, Paris devant sa collection d’arts premiers Paris, Archives Helena Rubinstein – L’Oréal ; DR

Elle devient effectivement une grande collectionneuse et une mécène. Quel est son rapport à l’art contemporain et aux artistes ?
Grâce à son amie Misia Sert, égérie de nombreux artistes, elle va fréquenter ce monde de l’art, s’initier aux codes et aux modes du moment, demander à des peintres de faire son portrait. Elle achète de l’art, elle marchande avec les peintres, elle se fait conseiller. Elle affirme qu’il est impossible de s’intéresser au commerce de la beauté si on n’aime pas passionnément l’art.

Avant cette collection d’art contemporain, elle s’est formée une incroyable collection d’arts premiers et d’art populaire mexicain, qui ne sont pas encore à la mode. Qu’est-ce que cette passion pour des arts non encore considérés comme tels révèle de sa personnalité ?
Elle est initiée aux arts premiers par un ami de son mari qui l’envoie acheter des œuvres pour lui à Drouot. Dès qu’elle aura de l’argent, elle va commencer à acheter pour elle-même. C’est assez passionnant en ce que cela révèle, outre son avant-gardisme, sa grande curiosité pour l’humain et en particulier pour le visage humain. Au cours de sa première traversée d’Europe en Australie, elle va rencontrer, à chaque escale, d’autres visages, d’autres beautés qu’elle ne connaissait pas. Helena Rubinstein sait très bien que la beauté est plurielle et c’est pourquoi elle aime ces arts premiers ou populaires. Mais cela révèle aussi son indépendance farouche: dans un texte sur le bon goût qu’elle prétend ignorer, elle écrira : « J’aime mon propre goût ». Grâce à sa boulimie d’achats d’art, grâce à son côté excessif, elle va créer cette immense collection d’art dont quelques pièces sont exposées au mahJ. Du reste, à partir d’octobre 2019, le musée du Quai Branly montrera de nombreuses œuvres de sa collection d’arts premiers.

Rubinstein est aussi une dépressive chronique. Comment percevez-vous ce côté plus sombre de sa personnalité ?
Helena Rubinstein, parallèlement à tout son génie, avait aussi beaucoup de défauts : elle pouvait être méchante, autoritaire, pingre, mauvaise mère, elle savait très mal aimer et, oui, elle souffrait régulièrement de dépression. Elle avait une énergie folle, voyageait entre les continents comme on prend le métro, travaillait sans cesse et, de temps en temps, la mécanique s’emballait ; alors, Rubinstein plongeait en dépression. Elle partait se réfugier à la montagne, se faisait masser, jeûnait, en tirait des expériences et des livres. Si elle était globalement tyrannique avec ses sœurs cadettes, elle s’en est toutefois toujours occupée, leur confiant la direction de ses salons.

Quel fut le rapport d’Helena Rubintsein à Israël ?
Israël n’a pas été fondamental dans sa vie. Elle ne découvre le pays que lorsqu’elle entreprend un long voyage autour du monde après la mort de son deuxième mari et de son fils cadet. Elle va voir sa nièce au kibboutz, une expérience qu’elle découvre et aime. Elle rencontre notamment Ben Gurion. Mais surtout, elle qui ne se taisait jamais, fait une rencontre marquante: Golda Meïr. Elle est littéralement subjuguée, muette d’admiration pour la première des pionnières israéliennes. Elle décide de financer une aile du Musée d’Art de Tel Aviv mais n’est pas très satisfaite du travail de l’architecte et donne un peu moins que ce qui était prévu. À sa mort, le directeur du musée ne comprend pas bien pourquoi elle ne lui a pas cédé toutes ses collections. Elle a pourtant donné quelques œuvres et son incroyable collection de maisons de poupées.

La judéité d’Helena Rubinstein fut-elle d’importance pour elle ?
Elle n’en parle presque pas. Elle vient de Kazimierz, le quartier juif de Cracovie, d’un milieu modeste et traditionnel. Elle part de Pologne en fuyant un mariage arrangé et en s’affranchissant des vieux codes familiaux. Elle ne veut pas de la tradition, elle la réfute, la rejette. Pour autant, elle épouse tout de même un Juif américain d’origine polonaise en premières noces et ne change pas son nom de famille, très juif. Mais elle change son prénom, Chaja, en Helena. Elle est assez vite confrontée à l’antisémitisme à Londres, à Paris et surtout aux États-Unis où on lui refuse l’acquisition d’un appartement sur Park Avenue à New York parce qu’elle est juive – elle finira par acheter tout l’immeuble. Elle n’est pas religieuse, pas attachée à la tradition, mais elle reste très profondément juive. Tout comme elle reste très polonaise: toute sa vie, elle donne autant d’argent à la Croix Rouge polonaise qu’aux œuvres juives. Par ailleurs son parcours est assez emblématique de ces Juifs qui deviennent des entrepreneurs à succès en fuyant l’Europe de l’Est.

Helena Rubinstein photographiée par Cecil Beaton, New York, 1951 Paris,
Archives Helena Rubinstein – L’Oréal © ADAGP, Paris, 2019

Cette exposition a d’abord été montrée à vienne, qu’avez- vous apporté de supplémentaire à Paris ?
L’exposition de Vienne était très jolie, très réussie. Au mahJ, nous bénéficions de quatre fois plus de surface d’exposition. Nous avons donc pu ajouter de nombreux éléments, notamment sur sa vie parisienne, beaucoup d’archives prêtées par L’Oréal (qui détient aujourd’hui la marque Rubinstein). Nous avons aussi ajouté plusieurs œuvres issues de ses collections qui nous sont prêtées par différents musées en France, en Suisse, aux États-Unis et en Israël et par des collectionneurs privés.

Quelles furent les grandes amours de la vie d’Helena Rubinstein ?
En premier lieu et avant tout: son travail, sans aucun doute. Elle adorait voyager et n’a cessé de le faire toute sa vie avec une aisance déconcertante malgré les mois de traversée. Elle a aussi follement aimé Paris. Et bien sûr, quoiqu’elle les ait si mal aimés, elle a éperdument aimé son premier mari qui pourtant lui était infidèle, et ses fils.

Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan