Beaucoup de monde, en ce jeudi 23 mars 2017, venu saluer une dernière fois Anne Frank qui s’est éteinte paisiblement dans sa maison ardéchoise à l’âge de 88 ans. Des grands patrons de presse, ainsi que bon nombre de journalistes internationaux étaient présents dans le petit cimetière de Vals les Bains où, elle avait souhaité rejoindre Rose et Roger Luzel, le couple de paysans protestants chez qui elle fut cachée jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale et qu’elle visitait très régulièrement entre deux voyages.
Photographe de guerre, parmi les plus reconnues de sa génération, Anne Frank a couvert tous les grands conflits du XXe siècle, avant de retrouver l’écriture, sa passion de jeunesse. Sa vie sera une succession de rencontre avec l’Histoire et avec celles et ceux qui la firent : J.F. Kennedy, Martin Luther King, Ben Gourion, Gandhi, Mandela et plus récemment Angela Merkel. Amie de Philippe Roth, qui en fit l’un des personnages de son roman l’Ecrivain des Ombres, Anne Frank est née le 12 juin 1929 en Allemagne.
Mais c’est aux Pays-Bas qu’elle passera une partie de son adolescence, cloîtrée avec d’autres derrière d’une bibliothèque pivotante, dans un appartement secret aménagé dans l’Annexe de l’entreprise d’Otto, son père au 263 du Prinsengracht. Les Frank, avaient quitté Francfort pour Amsterdam à la fin de l’année 1933 pour éviter les persécutions nazies. Peine perdue… le Mal était déjà partout. Après deux ans de planque, sa famille et quatre de leurs amis, cachés eux aussi, seront emmenés par la Gestapo et immédiatement déportés vers les camps d’extermination nazis. Dénonciation? Sans doute, même si d’autres hypothèses sont aujourd’hui également avancées. Le jour de l’arrestation, Otto avait autorisé Anne à sortir pour faire juste quelques pas à l’abri des regards pour voir un peu de ciel bleu. Elle vit tout autre chose : la police arriver.
Accroupie dans le renfoncement d’un mur, elle attendit que la nuit tombe, incapable de bouger, frigorifiée. Totalement désemparée, Anne Frank racontera qu’elle ne retourna pas à « l’appartement » ; elle longera les canaux amstellodamois pour rejoindre le domicile de Johannes Kleiman, le comptable des sociétés de son père, avec qui ce dernier avait créé des liens d’amitié. En apprenant qu’il vient d’être arrêté malgré sa santé fragile, l’adolescente sera dévastée. Miep Gies, la secrétaire de son père, prévenue par la femme de Kleiman, la prend en charge. Avec Jan, son époux, ils parviennent à la faire sortir Anne d’Amsterdam grâce à la complicité d’un policier d’origine autrichienne, comme Mieps. Moyennant finance, il lui permettra de prendre le train jusqu’à Bordeaux. Un réseau de résistance juive, la mettra alors entre les mains de Rose avec qui elle rejoindra les terres arides d’Ardèche.
Au sortir de la Catastrophe, Anne retrouve son père. Sa mère est morte, sa sœur Margot aussi, du typhus à Bergen-Belsen. Elle récupère à ce moment-là son journal dans lequel elle décrit sa vision des événements du 12 juin 1942 (date de son treizième anniversaire) au 1er août 1944, que Miep a trouvé par hasard en allant chercher quelques vêtements dans l’Annexe. La suite, tout le monde la connaît, puisque ses reportages ont fait le tour du monde. C’est voyant Citizen Kane, premier film d’un réalisateur encore inconnu du nom d’Orson Welles, que naît sa vocation, confiera-t-elle sur les ondes lors d’une interview à RCJ. Elle a 19 ans et la presse libre s’impose : de l’Indochine à la création de l’État d’Israël ; du grand espoir né de la chute du mur de Berlin au retour de la Peste brune en Europe, idéaux antisémites, racistes et xénophobes qu’elle pensait ne plus revoir jamais, de la Bosnie au Rwanda où il fut question de nettoyage ethnique, son objectif a tout saisi, tout compris, tout montré.
Celle qui témoigna aux côtés de Simone Veil et Marceline LoridanIvens; qui se lia avec les Klarsfeld; qui affirma qu’avec Shoah, Claude Lanzmann plus qu’Arendt était le philosophe de la banalité du mal, avait il y a quelques mois donné « les bonnes feuilles » de son journal à Tenou’a et confié à Delphine Horvilleur qu’elle voulait se consacrer entièrement à l’écriture…
Anne Frank ne fut ni photographe de guerre, ni journaliste, ni rien du tout d’autre. J’ai imaginé qu’elle pourrait l’être, j’ai aimé croire l’avoir rencontrée. Elle aurait eu le Pulitzer, ou le Nobel de la Paix, ou les deux. Elle aurait été secrétaire de direction, chimiste, boulangère ou mère de famille. Elle serait devenue professeur d’allemand ou créatrice de mode. Elle aurait été un magnifique écrivain ou une pianiste hors pair. Elle aurait milité pour l’abolition de la peine de mort, pour le droit à l’avortement. Elle aurait dit oui au mariage pour tous… Anne Frank est la mémoire en creux de six millions de femmes, d’enfant et d’hommes.
Elle symbolise ce vide sidéral d’avenirs anéantis dont on parle si peu. Il n’y a rien à en dire, puisqu’ils ne furent pas. Six millions d’avenirs qui ne furent qu’un passé. Paris compte 2,244 millions d’habitants. Le vertige me prend : toute la ville anéantie, une fois, deux fois. Chaque habitant privé de demain… autant de médecins, vendeurs, d’infirmières, d’avocats, cuisiniers, syndicalistes qui ne furent pas. Autant d’amoureux, de râleurs, de passionnés, de voleurs, de rêveurs, de poètes qui ne furent pas.
Anne Frank est une fillette morte parce qu’elle était juive à l’âge de 16 ans, du typhus à Bergen-Belsen, comme sa sœur, dans un camp d’extermination nazi.