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Portraits croisés

Deux cousins. La cinquantaine. L’un vit à Paris, l’autre à Los Angeles. Deux rapports antagonistes au judaïsme. Deux personnalités que tout oppose, façonnées par des expériences de vie et des trajectoires divergentes.

Par défi et pour échapper à l’angoisse qui l’étreint au quotidien, le Juif français s’adonne à l’apprentissage de langues étrangères, comme pour se ménager la possibilité d’une retraite, d’une fuite hors de soi, d’un arrachement soudain à son pays natal. Ses origines multiples, dont ils gardent le souvenir nostalgique, lui donnent une saveur d’exil dans la bouche, la sensation d’être un déserteur permanent. Il aspire à l’ailleurs, mais son esprit de revanche et sa quête de reconnaissance l’assignent à résidence. Tout l’invite à l’exil mais Paris est son écrin. Plutôt que de fuguer, il se réfugie dans l’exercice d’une profession honorable. La pratique de la médecine ravit ses parents et flatte son ego blessé.

En France, il se sait minoritaire et à la merci de forces qui le dépassent. Son esprit vif et inquiet le tient en haleine. Sa fébrilité lui ménage peu de temps de repos. Il acquiert une sérénité toute relative dans l’observation continue mais discrète des « autres », qu’il sait au mieux indifférents, au pire hostiles à ses coreligionnaires. Le Juif français vit en sursis, dans l’attente d’un évènement qui viendrait fermer une plaie béante. Son histoire familiale fait de lui un éternel convalescent. Il veut réparer l’injustice subie par ses aïeux, réhabiliter leur nom menacé d’extinction, renouer le fil d’une généalogie interrompue. Il fait de ce besoin le moteur de son existence. Tout, dans son travail et son engagement auprès des autres, reflète une vitalité sans pareille, mise au service d’une dette intergénérationnelle qu’il entend à tout prix honorer. Mais pour marcher droit, il lui faut d’abord enjamber les corps de plusieurs générations. Ses semelles brûlantes l’entraînent et l’entravent. Ce désir de réparation le rend esclave de lui-même quand il ne parvient pas à le sublimer par l’art, le travail ou l’engagement public. Il peine à s’arracher à son emprise et tombe parfois dans la revendication victimaire, que nourrit une actualité violente. Chaque attentat réactive une douleur profonde. Chaque injure le renvoie à sa solitude, à sa vulnérabilité, à la conscience d’être « autre ». Cette altérité à la fois assumée et refoulée, réelle et fantasmée, le fragilise autant qu’elle le nourrit. Elle en fait parfois la cible d’une haine que rien ne peut déjouer. Mais un attachement profond à la France l’empêche de se détourner de ce pays qui l’a vu grandir et lui reste cher.

Les liens du sang et l’identité juive partagée devraient imprimer chez ces cousins distants une certaine ressemblance de caractère. Il n’en est rien. L’Américain ignore tout de son histoire familiale, sans pour autant la renier. Tout juste sait-il qu’un ancêtre a quitté le Vieux Continent au tournant du xxe siècle pour fuir les pogroms qui décimaient sa communauté aux confins de l’empire russe. S’agit-il d’un oubli volontaire, destiné à le « protéger du ressentiment » pour reprendre les termes de Cynthia Fleury ? Au fil des années, cette amnésie a permis à son identité juive de se déployer sans amertume. Le Californien s’est enraciné dans le terreau américain, sans faire l’expérience d’un manque de reconnaissance, d’une humiliation permanente, d’une invisibilisation forcée. Le confort psychologique l’a rendu sûr de lui-même. Ses arrière-grands-parents n’ont pas vécu la Shoah, bien que leurs oncles et tantes en aient été les témoins directs. Ses arrière-grands-parents ont subi un antisémitisme plus diffus mais non moins douloureux, quand leur lieu de résidence et leur choix d’université ont été dictés par les quotas antijuifs des années 1940 et 1950. Ils ont marché aux côtés de Martin Luther King, pour la reconnaissance des droits civiques des Afro-Américains.

Le jeune Californien se désintéresse de ce passé récent et tourmenté. Il s’en détourne pour mieux embrasser l’avenir. Il reste étranger au sentiment commun de responsabilité que son cousin français partage avec ses coreligionnaires et qui lui permet de faire communauté. Il n’entrevoit sa responsabilité qu’à l’aune de sa propre existence. Il a su faire disparaître cette frontière invisible entre lui-même et les autres. Il s’est fondu dans une société qui, pense-t-il, l’a accueilli à bras ouverts. Sa judaïté s’efface devant sa « blanchité ». Son identité s’est forgée dans la certitude d’appartenir à la « majorité ». Mais le jeune Américain reste sujet à l’angoisse. Il se vit oppresseur de minorités ethniques. Il n’est en rien coupable ni complice du traitement injuste qui leur est réservé, mais la conviction de faire partie de la « majorité » le désigne comme coupable des maux d’une société américaine profondément inégalitaire. Cette culpabilité fantasmée érode parfois sa lucidité, jusqu’au jour où des attaques contre ses coreligionnaires le rappellent à une réalité douloureuse qu’il préférait ignorer : la communauté juive américaine est la cible du plus grand nombre d’attentats visant une minorité aux États-Unis.

Depuis presque cinquante ans, et l’élection qui a porté au pouvoir un président ignare, chauvin et raciste, l’antisémitisme s’exprime librement, portée par des courants religieux et idéologiques nauséabonds. À la même époque, l’antisémitisme a tué onze fidèles dans une synagogue de Pittsburgh. Puis, les propos antisémites d’un Doug Mastriano, Tulsi Gabbard, Kanye West, Donald Trump, ou Dave Chapelle ont émoussé peu à peu ses certitudes.

Cet éveil au monde et à ses laideurs le rend fébrile. Il consulte les archives, interroge ses aînés, revisite l’histoire familiale dont il cherchait autrefois à s’émanciper. Il se rend à Paris, puis en Pologne, sur la trace de ses aïeux. Exil temporaire, qui le soulage autant qu’il le déracine. Il se prend d’affection pour ce cousin français, dont il moquait la nervosité et partage maintenant les angoisses. Ils entreprennent d’écrire ensemble l’histoire familiale, et trouvent dans cet exercice d’écriture à quatre mains un répit salutaire.