Souvent, je me suis demandé si j’étais une mère juive, tant il me semblait échapper à ce cliché. J’ai déjà eu l’occasion de raconter la réponse de mon fils à ma question de savoir s’il voudrait être rabbin plus tard : « Rabbin, c’est un métier de fille ». Je me suis parfois demandé si ma condition de rabbin, un métier qui avait été longtemps un métier plutôt masculin et même une figure de paternité, et le fait corollaire que la norme pour mes enfants soit une norme renversée, me faisait échapper au cliché de la mère juive. Pourtant, plus mes enfants grandissent, plus je me surprends parfois, avec terreur ou avec tendresse, à être une mère juive archétypique, fascinée par ses enfants. Évidemment, je n’ignore pas qu’il n’est nul besoin d’être une mère ni d’être juive pour éprouver cette fascination presque amoureuse pour sa progéniture.
En hébreu, la mère se dit ima אמא. Comme dans presque toutes les langues, la maternité est vocalisée par le son [m], un son labial, nous disent les anthropologues, qui a à voir avec la succion, l’alimentation, le maternel, le baiser. Et cette lettre du son [m], le mem מ, en hébreu (comme le M en français d’ailleurs) est la lettre du milieu, le pilier et l’épicentre de l’alphabet.
Dans les textes juifs, on trouve bien des mères qui comptent, des matriarches, des mères référentes, des mères porteuses, mais il y a une sorte de malentendu autour de la question de la matrilinéarité. Nombreux sont ceux qui s’imaginent que cette transmission de l’identité par la mère est la démonstration suprême de l’importance du féminin dans la tradition juive. Or cette démonstration, certes élégante et séduisante, est une interprétation un peu facile et totalement fallacieuse de la tradition, tout simplement parce que ce n’est pas ce que disent nos textes.
Il suffit de se pencher, dans un premier temps, sur les récits bibliques, qui mettent toujours en avant le père dans la transmission identitaire. La plupart des héros de la Bible, ceux qui deviennent nos ancêtres ou les figures patriarcales emblématiques de la tradition, sont des hommes qui épousent des femmes « non hébreux », autrement dit des « non-Juives » transposé dans la compréhension contemporaine. La lignée des tribus d’Israël, par Jacob, est marquée par des épousailles avec des femmes venues de milieux idolâtres, des servantes. De même David et Salomon qui épousent des femmes étrangères. Juda, lui, épouse une Cananéenne qui sera l’ancêtre de la lignée messianique ; Joseph épouse Osnath, fille d’un prêtre local, contractant donc un « mariage mixte ». Et tous les vendredis soir à la synagogue, on pose les mains sur la tête de nos enfants pour les bénir et souhaiter qu’ils soient comme les enfants de ce couple mixte, Ephraïm et Menashé.
On pourrait bien sûr avancer que ces femmes se sont converties, mais ce serait une fiction narrative : la Bible n’en parle pas parce que la conversion n’existe pas à cette époque-là. La conversion s’effectue par le mariage dans un fonctionnement tribal où l’identité de l’enfant est définie, plus encore que par la patrilinéarité par une « patri-localité ». La femme rejoint la « patrie » de son époux et, dès lors, les enfants qui naissent dans la tribu, appartiennent au père et à son patrimoine. Un très bon exemple est Dinah, la fille de Jacob, qui disparaît de l’Histoire en se mariant hors de sa tribu – elle quitte l’histoire des Hébreux. La matrilinéarité, on le voit, ne trouve pas son origine dans le récit biblique.
Cette matrilinéarité semble avoir surgi bien plus tard dans l’Histoire et son origine est l’objet de nombreux débats. On trouve ainsi une fausse piste souvent mise en avant qui se réfère au texte d’Ezra, le scribe, au moment où, lors d’un retour d’exil de Babylone au Ve siècle avant notre ère, Ezra tente d’expulser les femmes étrangères dans un projet politique de reconstruction endogamique. Pour autant, ce texte ne contient aucune référence à une transmission matrilinéaire et vouloir y trouver son origine se heurte aux multiples contre-exemples bibliques qui auraient justifié de se comporter différemment. Prenons Ruth, la Moabite, elle aussi ancêtre du Messie, dont on fait un exemple parfait de la convertie, dans un effort de « kasherisation » de la lignée messianique, lignée du salut, certes, mais lignée mixte dans laquelle toutes les mères sont soit issues d’autres peuples, soit l’objet d’unions interdites.
L’idée de la matrilinéarité apparaît dans la mishna, la loi orale, autour du IIe siècle, à travers la jurisprudence suivante : « Lorsqu’il existe entre les parents une validité de mariage et que cette union ne comporte pas de transgression, l’identité de l’enfant suit celle du père. Lorsqu’une femme qui ne peut virtuellement contracter de mariage légal s’est unie à un partenaire avec lequel elle ne peut établir une validité de mariage, l’identité de l’enfant sera conforme à la sienne »*. En résumé, lorsque deux Juifs se marient légalement, l’identité de l’enfant est définie par le père. Si un homme au statut de cohen épouse une non-cohen, l’enfant sera cohen ; si un Ashkénaze épouse une Séfarade, l’enfant est ashkénaze.
Ce n’est que lorsque le mariage ne peut pas être légalement contractualisé, comme dans le cas d’un couple mixte, que l’enfant hérite de l’identité de sa mère. En d’autres termes, dans le judaïsme, la matrilinéarité est une transmission par défaut, qui ne s’applique que si l’union des parents pose un problème légal. On est ici bien loin du cliché selon lequel le judaïsme aime tellement les femmes qu’il en fait les vecteurs de la transmission.
Comment alors les rabbins parviennent-ils à justifier cette matrilinéarité dans les cas d’union non valides ?
Le premier argument consiste à citer le proverbe latin Mater semper certa est, pater est semper incertus, « [L’identité de] la mère est toujours certaine, [celle du] père toujours incertaine ». Pour séduisant qu’il soit, cet argument est douteux dans notre cas, parce que si telle était la logique, la matrilinéarité devrait aussi s’appliquer à un mariage endogame valide et légal.
Un autre argument très souvent invoqué dans la culture populaire est celui de la supposée empathie des Sages à l’égard des femmes, et notamment de femmes qui auraient été violées, dont les enfants pourraient, par l’application de cette règle de transmission, être réintégrés dans le groupe. Seul problème : la mishna dit initialement que les enfants de mère juive et de père non-juif sont considérés comme « mamzer », autrement dit des « bâtards ». Si aujourd’hui, la loi a changé concernant ces enfants, durant très longtemps, ils portaient ce statut terrible et irrésolublement contraignant de mamzer qui leur interdisait, notamment, d’épouser un non-mamzer. Contraindre ces enfants à ce statut d’infériorité identitaire correspond mal à l’idée qu’on peut se faire de l’empathie.
Il reste une troisième hypothèse, sociopolitique, la plus acceptée dans le monde académique aujourd’hui mais également plus gênante pour les rabbins. Elle suggère que le basculement vers la matrilinéarité dans le judaïsme est le produit d’une influence exercée par la loi romaine sur la loi juive au Ier siècle. Il existait dans la législation romaine une loi dite du justum matrimonium ou « mariage légitime, valide », selon laquelle un mariage valide, c’est-à-dire entre deux citoyens, suivait les règles de la patrilinéarité, mais dans le cas d’un mariage ne pouvant être légalement possible, entre un citoyen et une non-citoyenne, alors l’enfant prenait l’identité de la mère. Les chercheurs remarquent cette résonance surprenante dans une mishna composée précisément à une époque où le peuple juif vit sous influence romaine. Et il y a quelque chose de fascinant à observer la construction de cette loi juive comme un subtil équilibre entre des règles ancestrales et l’influence des mondes, des sociétés, des géographies, des cultures et des histoires traversés par les Juifs et le judaïsme.
Si l’institution de la matrilinéarité est marquée du sceau de l’influence romaine, faut-il considérer qu’il s’agit d’un héritage comme un autre à conserver, comme le préconise généralement l’orthodoxie traditionnelle, ou faudrait-il se dire que, la loi juive ayant été capable d’évoluer en fonction de contextes particuliers, elle devrait aujourd’hui évoluer en fonction du contexte actuel ?
C’est ainsi que le judaïsme dit progressiste considère qu’il faut prendre en compte soit la filiation par la mère, soit par le père, selon qui est juif dans le couple, la confirmation de l’identité religieuse ne passant alors plus par une conversion. Même le judaïsme dit orthodoxe ne peut plus faire l’économie de cette question : en devenant grand rabbin de France, Haïm Korsia avait déclaré que les enfants nés de père juif étaient zera yisrael, « de la semence d’Israël » et ne devaient par conséquent pas être convertis mais confirmés dans leur identité juive.
Derrière cette question si importante de l’évolution de la loi, on voit poindre la question encore plus fondamentale de savoir qui peut dire « qui est juif », c’est-à-dire de la continuité du peuple juif. À travers la question de l’origine, de la matrice, se pose toujours la question de l’avenir de notre identité.
* Voir à ce propos La loi juive à l’aube du XXIe siècle, sous la direction de Rivon Krygier, Biblieurope.