עשה לך רב, וקנה לך חבר, והוי דן את כל האדם לכף זכות
Yehoushoua ben Perahya dit : Assé lekha rav ouqené lekha havèr, vehévé dan èt kol haadam lekaf zkhout :
« Fais-toi un maître et acquiers-toi un ami et juge chacun avec bienveillance ».
Cette phrase des Pirké Avot est très belle et j’aime particulièrement le commentaire de Rabbi Nahman de Braslav que rapporte son disciple Rabbi Nathan de Nemirov dans les Liqouté halakhot. Il dit que le mot qané, ne doit pas être lu comme le verbe « acquérir » à l’infinitif, « acquiers », mais comme substantif qui signifie un roseau, le calame, le crayon, la plume, avec lesquels on écrit. Et dès lors la phrase signifie Et que le « crayon » soit pour toi un ami ! 1 Se faire ami des crayons et de la littérature, des notes en marges des livres que l’on lit et des textes que l’on écrit. Le collectionneur de stylo-plume que j’étais a bien sûr tout de suite aimé ce texte que j’ai gardé en permanence dans un petit creux de ma mémoire.
Mais que signifie « être l’ami des crayons » ? Que peut-on apprendre des crayons ? À quoi nous invitent-ils ? Bien sûr à écrire, mais aussi à réfléchir d’une certaine façon, c’est-à-dire à voir le monde et à le vivre différemment.
Rabbi Nahman de Braslav, encore lui, nous dit que lorsque nous écrivons sur une feuille avec un crayon, nous écrivons deux fois : la première avec la pointe trempée dans l’encre et la seconde fois avec l’autre bout de la plume ou du crayon qui tracent les mêmes lettres que sur le papier mais dans l’air et de façon invisible. Poésie qu’il prenait au sérieux, même très au sérieux, puisqu’il demandait à ses disciples de respirer cet air empli des mots invisibles de leur écriture, un air très particulier qui constitue « l’air de la sainteté du pays d’Israël » qui, selon la formule du Talmud, rend intelligent, avira de-érets yisrael mahkim. Au-delà de la poésie, cela invite à une attention fine et subtile aux mondes invisibles, à l’entre-deux des choses et des êtres, au vide qui nous entoure mais sans lequel nous ne pourrions vivre.
L’invisible est ce qui est notre contemporain mais que nous ne pouvons voir car existant en d’autres lieux, sous d’autres cieux. L’invisible, c’est aussi ce qui fut et ce qui sera, que nos yeux ne voient pas d’emblée, qui, pourtant, forme le socle de notre mémoire et le tremplin de nos espoirs ! Les lettres invisibles qui naissent de la danse du crayon nous en rappellent à chaque fois l’existence. Et c’est avec cet invisible que rabbi Yehoshoua ben Perahya nous invite à être ami !
L’invisible du crayon c’est aussi son histoire. Ce que raconte très bien Augustin Berque dans son livre intitulé Écoumène 2, une pensée en dialogue avec la pensée philosophique japonaise dont il est l’un des grands spécialistes.
Je crois que la terminologie proposée par Berque éclaire particulièrement bien la leçon des lettres invisibles du crayon dont nous désirons être l’ami.
Augustin Berque distingue entre le topos et la chôra, deux termes qu’il emprunte à Aristote et Platon. Le premier désigne le lieu précis que l’on peut cartographier ; le second, le lieu existentiel. Dans la chôra, l’être humain et son milieu s’engendrent et se façonnent l’un l’autre en un mouvement incessant. La chôra, dit Berque, est à la fois « empreinte et matrice » ; elle « accueille et engendre ». Elle est « un lieu dynamique, à partir de quoi il advient quelque chose de différent, non pas un lieu qui enferme la chose dans l’identité de son être » 3.
Pour illustrer ce qui pourrait être un peu théorique, Berque donne plusieurs exemples dont celui du crayon à papier, qu’on appelait « crayon de mine » quand j’étais plus jeune et, plus tard, « crayon de bois ».
Berque rapporte son échange de vues avec l’astrophysicien Kenneth Brecher, un jour, dans les couloirs d’un hôtel japonais en août 1999, à propos de « l’être » d’un crayon. Alors que son interlocuteur se contente de localiser l’objet, de déterminer sa masse, ses composants, etc., lui, le géographe, Augustin Berque, l’examine et conclut : « C’est une chose pour écrire ! » Et il détaille tout ce que cela implique : des systèmes symboliques – l’écriture et la parole, et donc des relations humaines ; des forêts pour le bois, du carbone cristallisé pour la mine ; du papier, sans quoi le crayon ne sert à rien… Il précise ainsi ce qu’est la chôra :
« Ainsi l’être du crayon est à la fois dans son lieu matériel et dans son (mi)lieu existentiel, dans son topos et dans sa chôra. Et cela, ne peut pas se saisir en termes de sujet ou d’objet, de subjectivité ou d’objectivité. Borner l’être du crayon à son topos ne serait pas objectif, puisqu’il lui faut objectivement une chôra pour être. Prétendre que celle-ci relève de la subjectivité serait faux, puis que forêts et papeteries existent objectivement et sont objectivement nécessaires à l’existence des crayons ; mais il est vrai par ailleurs que les systèmes symboliques (écriture, parole, argent, etc.), lesquels sont également nécessaires à l’existence des crayons, sont les vecteurs de beaucoup de subjectivité : par la littérature, les billets d’amour et ceux de banque, la spéculation, l’imagination… » 4
Ni la pure objectivité, ni la pure subjectivité ne sont satisfaisantes pour définir la réalité. Pour sortir de ce dualisme simpliste, et désigner de façon appropriée la façon dont toutes les choses et tous les êtres, dans l’écoumène, sont « cousus ensemble » 5, Berque propose donc ce troisième mode qu’est la « trajectivité » :
« L’ontologie des choses force donc à admettre que le mode écouménal de l’être – c’est-à-dire tout bonnement la réalité – ne relève ni proprement de l’objectif, ni proprement du subjectif. Ce mode, je l’appelle trajectivité. L’être du crayon est trajectif, comme l’est celui de toutes les choses de l’écoumène. Cela veut dire qu’il chevauche le subjectif et l’objectif, et qu’il excède son lieu matériel, tout en le supposant nécessairement. » 6
Cette trajectivité doit être envisagée au niveau de l’espace (topos et chôra) et au niveau du temps. Car l’objet en sa trajectivité se déploie dans le temps et toute perception de l’objet le situe dans un présent entre un « avant » et un « après », entre son passé et son futur :
« Ce fil d’Ariane ontologique (ontogénétique, plutôt) qu’est la trajectivité de mon crayon, comme celle de toute chose dans l’écoumène (y compris les moins matérielles), d’aiguille en fil, remonte à l’origine du monde, et de fil en aiguille c’est à sa fin qu’il mène. De l’une à l’autre elle va nécessairement, par le crayon qui est là. Couper ce fil en ne considérant que le topos du crayon, c’est donc non seulement abstraire celui-ci du monde, mais c’est aussi contribuer à découdre 7 le monde. » 8
Dans l’histoire de la philosophie, le « trajectif » se découvre des liens étroits avec la phénoménologie si attentive non seulement aux choses que l’on analyse mais aussi aux chemins qui nous y conduisent 9. D’un point de vue talmudique et midrashique, le trajectif c’est aussi le mouvement qui met en lien une chose avec une autre par des liens de causalité multiples, à commencer par l’histoire trajective de chaque chose, comme le paradigme du crayon nous en a donné la formule. C’est chez Heidegger que Berque trouve le trajectif à l’œuvre et c’est à lui qu’il l’emprunte en se référant à un passage devenu célèbre de la Conférence intitulée « La Chose » 10.
Tout comme la cruche qui verse l’eau dans un verre, qui renvoie à l’eau qui renvoie à la source qui renvoie à la terre et aux nappes phréatiques qui renvoient à la pluie qui renvoie aux nuages qui renvoient au vent qui renvoie au ciel, qui renvoie au soleil. Had Gadya, Had Gadya !
« Le versement de ce qu’on offre peut donner quelque chose à boire : il donne à boire de l’eau, il donne à boire du vin.
Dans l’eau versée la source s’attarde. Dans la source les roches demeurent présentes, et en celles-ci le lourd sommeil de la terre, qui reçoit du ciel la pluie et la rosée. Les noces du ciel et de la terre sont présentes dans l’eau de la source. Elles sont présentes dans le vin, qui nous est donné par le fruit de la vigne, en lequel la substance nourricière de la terre et la force solaire du ciel sont confiées l’une à l’autre. Dans un versement d’eau, dans un versement de vin, le ciel et la terre sont chaque fois présents. Or le versement de ce qu’on offre est ce qui fait de la cruche une cruche. Dans l’être de la cruche la terre et le ciel demeurent présents. » 11
« Trajection » qui n’est pas seulement causalité mais perception du lien qui existe entre les choses, lien dynamique et en constant réagencement des trajets. « Les noces du ciel et de la terre sont présentes dans l’eau de la source », dit très joliment Heidegger. 12
N’est-ce pas toujours les « noces du ciel et de la terre » qui sont présents dans chaque étude ? L’étude n’a-t-elle pas la vocation d’abriter ces noces ? Et n’est-ce pas cela être « l’ami des crayons » ?
L’ami des crayons, c’est aussi celui qui lit de façon attentive comme le disait Georges Steiner : « un lecteur qui lit un crayon à la main » 13. Je reprends avec délices ce passage jubilatoire des entretiens de Georges Steiner avec Laure Adler qui est une autre façon de signifier ce que pourrait être l’ami des crayons dont parle Rabbi Nathan de Némirov dans son commentaire sur la phrase des Pirké Avot :
Mais avoir une collection de livres qui sont à vous, dont on est possesseur, qui ne sont pas empruntés, est crucial. Pourquoi ? Parce qu’il faut absolument avoir un crayon à la main.
Laure Adler. Je crois savoir que vous distinguez dans l’humanité deux types de personnes : celles qui lisent avec un crayon et celles qui n’en ont pas.
Georges Steiner : Oui. Et, je le répète : on peut presque définir le Juif comme étant celui qui lit toujours avec un crayon en main parce qu’il est convaincu qu’il pourra écrire un livre meilleur que celui qu’il est en train de lire. C’est une des grandes arrogances culturelles de mon petit peuple tragique. Il faut prendre des notes, il faut souligner, il faut se battre contre le texte, en écrivant en marge : « Quelles bêtises ! Quelles idées ! » Il n’y a rien de plus passionnant que les notes marginales des grands écrivains. C’est un dialogue vivant. Érasme a dit : « Celui qui n’a pas de livres déchirés ne les a pas lus ». C’est in extremis mais il y a une grande vérité là-dedans.
1. Rabbi Nathan de Némirov, Liqouté halakhot, Orah hayyim, hilkhot rosh hodèsh, 6,55.
Rappel de texte
2. Augustin Berque, Ecoumènes, introduction à l’étude des milieux humains, Belin, 1998.
Rappel de texte
3. ibid. p. 30.
Rappel de texte
4. ibid. p. 146 à 148.
Rappel de texte
5. C’est moi qui souligne.
Rappel de texte
6. ibid. 148
Rappel de texte
7. C’est moi qui souligne.
Rappel de texte
8. ibid. 148.
Rappel de texte
9. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, Vrin, 1982, p. 139 et 140
Rappel de texte
10. La Chose (ou Das Ding) est la conférence initiale qui ouvre un cycle de quatre conférences de Martin Heidegger prononcées en décembre 1949 au Club de Brême, sous l’appellation générale : Einblick in das was ist – « Regard dans ce qui est » et en 1950 devant l’académie bavaroise des Beaux-arts. Ces quatre conférences sont traduites en français par André Préau sous le titre Essais et conférences, éditions Gallimard en 1958 et rééditées en 1980 dans la collection TEL.
Rappel de texte
11. Martin Heidegger, La chose, in Essais et conférences, Gallimard, 1958, p. 203 et 204. cité par A. Berque, op. cit. p. 144.
Rappel de texte
12. Augustin Berque, Ecoumènes, introduction à l’étude des milieux humains, Belin, 1987, p. 144 et sq.
Rappel de texte
13. Georges Steiner avec Laure Adler, Un très long samedi, Flammarion, p. 100.
Rappel de texte
Marc-Alain Ouaknin est rabbin et professeur des universités. Il coproduit avec Françoise-Anne Ménager et anime l’émission Talmudiques sur France Culture.